A propos de "Féroces tropiques", de Bellefroid et Pinelli

Peinture de guerre

Fruit singulier, capiteux et entêtant, de la rencontre entre un projet du dessinateur Joe G. Pinelli et la réactivité du journaliste et romancier Thierry Bellefroid, l’album Féroces tropiques n’est pas de ceux qui se consomment puis aussitôt s’oublient. Il se goûte, se parcourt, se contemple, se livre autant qu’il se dérobe. L’histoire, qui emprunte au carnet de voyage et au journal de guerre, restitue (ou forge de toutes pièces) le périple du peintre allemand Heinz von Furlau de 1913 aux lendemains de la Seconde guerre mondiale. Sur les traces de cet homme sensible, humaniste, tenant jusque là les questionnements artistiques pour essentiels et soudain confronté à la brutalité du monde, on se remémorera les grands mouvements picturaux du début du XXème siècle, on posera le pied sur une terre alors presque inexplorée : la Nouvelle Guinée allemande qui, suivant les points de vue, passe pour un enfer cannibale ou se révèle un éden qu’on n’aurait pas su rêver, on renoncera à une utopie pour une autre, on ira de grandes espérances en désillusions sans autre recours que l’ailleurs et l’oubli des normes, la perte volontaire de tous repères.

Féroces tropiques est une œuvre hybride et palpitante tant par le récit rythmé et ambitieux qu’elle déroule que par la force vive du trait et des couleurs. Succession de tableaux tenus ensemble par des mots économes plus qu’enchaînement de cases, elle exige du lecteur/spectateur l’abandon. Car le liant, ici, est la poésie. C’est elle qui inspire à Bellefroid un texte à la fois rude et délicat qui, s’il sait charrier le charnel, le trivial, le quotidien, fait aussi écho, par son fréquent décalage, au désarroi d’un héros contemporain de Dix et embarqué, comme lui, dans les horreurs de la guerre.
De même, la poésie imprègne les images très denses de Pinelli, ses couleurs et ses formes héritières du fauvisme et de l’expressionnisme, d’une beauté et d’une puissance littéralement sidérantes. Tel visage d’officier évoquant un masque mortuaire annonce le nazisme en marche. Tel chatoiement de rouges et de jaunes contredit l’appréhension, laisse entendre que la violence, la barbarie ne sont pas toujours où on les redoute. Telle invasion du gris rappelle qu’au champ de bataille, quelle que soit l’issue des combats, seule la mort est victorieuse. Tel bain de bleu longtemps attendu réinvente enfin l’irréductible liberté de l’esprit, l’espace qu’ouvre la création et avec elle, la seule véritable évasion toujours possible.
© Carole Zalberg

Féroces tropiques, Pinelli/Bellefroid, Aire Libre/Dupuis

A propos de "A l’arrache", de Patrick Goujon

Le baptême des mots

 

Autant partir du titre qui, comme tous ceux des romans de Patrick Goujon, en dit long avec très peu. A l’arrache, donc. Mais quoi ? Ces quelques jours de vacances offerts à une poignée de gamins d’une cité, arrachés par deux éducateurs à un quotidien où tout semble joué d’avance ? Le premier baiser du narrateur à Claire la Parisienne, la privilégiée mais l’aimée, alors pourquoi pas ? Les sept ans qui suivront, chacun faisant des incursions dans le monde de l’autre, en explorant de nouveaux et lointains sans jamais réussir à laisser derrière soi ce qui sépare ? L’école due à tous mais, pour ces enfants des banlieues sans grâce, la plupart du temps un rendez-vous manqué ? L’expédition offerte à l’inoubliable Fatou, comme un diamant arraché à une terre rêche et qu’elle pourra contempler à loisir, que personne ne pourra lui reprendre ? L’écriture elle-même, toujours en mouvement, s’inventant encore à l’heure de se poser ?
Sans doute tout cela à la fois, et aussi la part d’enfance réchappée.

Car le passé, dans « A l’arrache » est autant ce qui pèse que ce qui sauve. Des moments de joie pure enfuis, regrettés, infusent le présent, le rendent à la fois plus vivable et troué d’absence, de manque, de pensées comme de petits gouffres sous les pas. De même les terreurs et les drames ne se laissent pas oublier, sont gravés dans les corps là où se sont posés les coups, les crachats, les insultes ou simplement les regards prompts à condamner. Ils se rappellent au narrateur à travers les terreurs et les drames qui touchent les jeunes dont il a la charge : ils ressemblent tant à ce qu’il a été.

Tout est poreux dans ce roman qui réussit le mariage contre nature de la vitalité et de la mélancolie : le temps, on l’a dit, mais aussi les êtres colonisés par un monde de consommation et de castes qui pourtant les refuse. Le récit lui-même laisse peu à peu les digues s’écrouler, les frontières s’effacer entre le dedans et le dehors, entre l’hier et l’aujourd’hui. Cette porosité est en quelque sorte la marque de fabrique de Goujon, son élément naturel. Dans ses trois précédents romans, et plus particulièrement dans « Hier dernier », le lecteur était déjà embarqué dans un flot fait de courants contraires et de personnages en miroirs, en lien si profond qu’ils semblaient appartenir à un organisme unique. La lumière aussi est décisive, dans l’œuvre de Patrick Goujon. Tour à tour crue, bienveillante, géométrique, irréelle, elle nuance sans maquiller. Mieux qu’une couleur, une transparence changeante qui sied parfaitement à son écriture liquide. L’eau du baptême pour les oubliés et les perdants, ou plutôt les perdus.

La démarche n’est ni plaintive ni même pessimiste. En réarrangeant les langues entendues et forgées, les choses vues et vécues, il s’agit de trouver l’harmonique, où s’entend la vérité. Elle est dans ce que la tendresse infinie de l’auteur arrache à l’indifférence. Elle est dans la confiance d’un enfant, parce qu’elle vous oblige et ainsi vous justifie et vous renvoie tenter d’adoucir le monde. Elle est dans le constat que, seconde après seconde, à l’arrache, on est encore vivant.

A l’arrache, Patrick Goujon, Gallimard, 2011.

© Carole Zalberg

Une  chouette vidéo faite par Rim-K lors de la rencontre à la Terrasse de Gutenberg.  A voir là.

A propos des Hommes sirènes, de fabienne Juhel

Fabienne Juhel, une romancière à l’écoute du monde

Il y a du chaudron de sorcière dans le travail de Fabienne Juhel. Y mijotent à parts égales la ruralité et le béton, la grâce et le crime, des êtres dévitalisés et des arbres aux tympans fragiles, des rites ancestraux et des désastres contemporains, de l’immatériel et tous les états de la chair : délicatesse, voracité, décomposition. Le lecteur d’abord un rien dérouté cède vite au sortilège de ce mélange unique.
Ce pourrait être un poison tant le mal et l’ombre guettent entre les lignes, tant ils tapissent la trame des romans de Juhel. Dans Les bois dormants, la narratrice, éternelle égarée, errait entre vie et mort, le corps inerte et comme échoué dans un lit d’hôpital tandis que son esprit arpentait souvenirs et cauchemars. A l’angle du renard, Prix Ouest France/Etonnant voyageurs 2009, orchestrait la rencontre entre une fillette des villes, douée d’une confiance lumineuse et un taiseux des champs rivé à sa terre bretonne, hanté par ses secrets et ses fantômes, tour à tour inquiétant et sensible.
Les hommes sirènes retrace le cheminement singulier d’une renaissance. Un baptême, plutôt. Antoine, que Juhel appelle « l’homme » en attendant de lui rendre le prénom qui le reliera à sa lignée, a été adopté à deux ans – acheté, ce n’est pas anodin –  et élevé par Eli et Eve Eckert dans un vaste domaine bordelais. Jumeaux rescapés des camps, ces deux là ne croient plus en l’humain, ne sont plus que l’un pour l’autre et juste assez vivants pour transmettre à leur héritier choisi les mots et les images de l’horreur. Rien n’est épargné à l’enfant. Ni la description minutieuse des expériences pratiquées sur eux et beaucoup d’autres par le médecin du camp, ni la violence des chiens de garde, le danger qu’ils font planer, ni la mise à mort annuelle du cochon par un boucher qui a le même mot, « bonhomme », pour le petit garçon épouvanté et pour la bête qu’il s’apprête à égorger. C’est que le couple n’a pas voulu cet enfant pour donner ou recevoir de l’amour. Il est leur instrument au même titre que la meute de loups installée par Eli dans les bois du domaine. Chez eux, les Deux Ténébreux, ainsi que les désigne l’enfant, sont la loi, la règle. Une divinité bicéphale à qui tout devrait être sacrifié.
Ce pourrait être un poison, le spectacle d’un homme ainsi dépossédé de son identité et de son jugement, grandissant sans racines tel une fleur dans un vase d’eau croupie. Mais il y a Eugénie, la cuisinière et sa foi généreuse, le miel de ses paroles et de ses gestes, la douce rébellion de son affection pour l’enfant. Mais il y a le sorcier dans sa cabane aux confins du domaine. Lui est comme un relais vers le monde refusé à Antoine : celui de la mémoire et d’une sagesse qui ne serait pas du détachement. Un monde où l’enfant, par intermittence, entrevoit ce qu’il a été avant son adoption : Abhra, c’est-à-dire « nuage », l’incarnation de la liberté.
Ce pourrait être un poison, ce récit d’une vie volée et des épreuves nécessaires avant d’être enfin soi. Mais il y aura l’amitié sur le chemin, il y aura des corps aimants et des âmes bienveillantes logées dans un caillou ou le bruissement des feuilles dans le vent, il y aura le refuge des songes, ce lieu secret de la réunion.
Ce pourrait être un poison mais il y a la beauté d’une langue pétrie de ce que Fabienne Juhel sait entendre : le chant des éléments, les histoires confiées aux pierres et aux arbres, l’écho des existences que la terre couve.
Ce pourrait être un poison or c’est un puissant remède : une voix qui, parce qu’elle porte toutes les voix à travers le temps et l’éloignement, s’impose comme la vie même.

© Carole Zalberg

Les hommes sirènes, Fabienne Juhel, Editions du Rouergue.

A propos d’Incident de personne, d’Eric Pessan

L’homme annexé

Éric Pessan écrit autour du vide. Fasciné – amoureux ? – il le sonde mot à mot déposés tels des cailloux, le frôle, choisit d’y jeter lumière ou ombres. Et le vide, bien sûr, se dérobe : fécondé de récits, il n’est plus, ne demeure que dans la tentation de l’écrivain. De livre en livre il le révèle, l’interroge, cherche à le combler.

Le vide est présent dans tous les romans de Pessan. Vide obsédant laissé par l’absente dans « Une très très vilaine chose » ou dans deux des trois variations de « Cela n’arrivera jamais », vide/abandon auquel est confronté, au réveil, l’adolescent d’« Un matin de grand silence » – et dont on ne saura pas s’il l’a provoqué ou s’il le subit, vacance dans laquelle s’installe sans l’avoir décidé l’homme éreinté de « Chambre avec gisant », vacuité des vies dans « La fête immobile » et bien sûr, vide personnel du personnage principal d’« Incident de personne », cette homme si plein des histoires des autres, de leurs souffrances, qu’il en est écrasé, nié.

Le narrateur d’ « Incident de personne » vit depuis l’enfance une occupation. Aussi loin qu’il s’en souvienne, sa mère a en effet investi son espace intérieur en lui confiant crument, à lui, le fils qu’elle prétend seule aimer vraiment et plus que tout, la moindre de ses frustrations. Aussi loin qu’il s’en souvienne, elle a égrené soir après soir à l’heure du coucher et en lieu et place des contes, la longue liste de ses doléances envers une existence qu’elle exècre, qu’elle peuple de meubles, de choses trop chères pour elle, à défaut d’émotions. C’est donc tout naturellement que l’enfant réceptacle va devenir un homme urne : dans le cadre des ateliers d’écriture qu’il anime, on va glisser en lui les mots de l’horreur, lui confier comme à une tombe les plus lourds secrets, le prendre à témoin des injustices les plus criantes, lui révéler les traumatismes jusque là soigneusement tus. Et puisque rien qui lui serait propre n’a pu, par manque d’espace, pousser réellement en lui, ces mots lourds, ces récits corrosifs deviennent siens, germent et se déploient, menacent de le saturer tels une pollution.

Au-delà des caractéristiques singulières du narrateur d’ « Incident de personne », on retrouve ici une autre figure récurrente de l’univers de Pessan : l’intangibilité des frontières entre réel et imaginaire ou, plus exactement, l’impossibilité de déterminer ce qui, objectivement, indubitablement, constitue la réalité. Or rien n’appartient à celui qui perçoit le réel comme multiple et mouvant. Tout le compose et le décompose dans le même mouvement : les existences s’emmêlent et se confondent, sont contenues dans leur expression et par conséquent susceptibles de définir quiconque les regarde, les lit, les entend.

Ainsi, quand un « incident de personne » – euphémisme qui est une violence supplémentaire faite au suicidé – survient à bord du train qui le ramène chez lui, à Nantes, après deux mois passés à Nicosie, le narrateur se retrouve à la fois mentalement projeté sur les rails, identifié malgré lui à la victime, à son désespoir et à son corps supplicié, et brusquement à saturation : cet incident là est la goutte qui le fera déborder. La jeune femme occupant le siège voisin, parce qu’elle ne s’épanche pas, sera celle qui reçoit, écoute juste assez pour ne pas effaroucher les confidences aux accents de confession de l’homme plein des autres.

Son monologue, dans la logique d’un réel brouillé et malléable, déroule alors son histoire autant que celles qu’on lui a confiées, des drames, pour la plupart, et parmi eux celui qui aura précipité son retour, quitte à affronter la faillite. Symbolisé par une douille au fond de sa poche, ce drame de la guerre a rappelé à l’homme ce qu’avec ses mots et sa mémoire, il a la possibilité d’être : Pas seulement l’instrument bref de soulagements répétés mais l’héritier conscient et consentant du monde, de ses laideurs et de ses beautés. Alors peut-être, les histoires qu’il porte deviendront un terreau et non une invasion. Alors il sera écrivain.

© Carole Zalberg

Article paru dans BSC News d’avril 2011, pp 42/43.

BSC NEWS

 

Incident de personne, Éric Pessan, Albin Michel, 2010

A propos de "Naissance d'un pont", de Maylis de Kérangal

Maylis de Kérangal : l’écriture à bout portant

 

Chaque phrase de « Naissance d’un pont » est un petit monde qui sonne et résonne. Et de petit monde en petit monde, Maylis de Kérangal en édifie un vaste, fourmillant, avec tout ce qu’il faut de mots à un monde pour exister : ceux de la chair et du sang, ceux des voix diverses et des éléments, ceux des aspirations, des désirs, des douleurs et des regrets, de la vocation et du trouble. Et tout cela, l’assemblage singulier, précis des mots de Kérangal, roule, vibre, lancine ou claque. Avant tout, s’entend.

On comprend dès l’ouverture que le titre du roman énonce à la fois son sujet et sa façon. On verra, tout au long de ces 318 pages industrieuses, la naissance d’un pont, la naissance de l’idée d’un pont, la naissance de l’élan poussant des individus à participer à la naissance d’un pont. Tout à la fin, on verra le pont lui-même : entre les deux rives qu’il relie, un troisième paysage, ainsi que le décrit Waldo son concepteur inspiré. Pour retracer cette épopée, Maylis de Kérangal a pris son souffle et a tout arpenté : les lieux, bien sûr, essentiels dans toutes ses œuvres, mais aussi les territoires fermés aux non initiés des métiers nécessaires à son chantier. La magie, sa magie, c’est qu’on n’a pas le sentiment d’un travail de recherche à l’américaine, fouillé, incarné mais dont le fruit, souvent, ouvre des parenthèses dans les romans. Chez Kérangal, le jargon, la liste des matériaux, l’énoncé des contraintes techniques et des moyens d’y obéir sont le roman. Au même titre que les corps, leurs besoins, leurs chants.

C’est qu’à l’instar de Diderot, le chef de chantier nulle part chez lui que dans la pensée de l’ouvrage à accomplir, Kérangal se place « à la culotte des choses », ne lâche pas un instant sa garde rapprochée. Comme Diderot, c’est là qu’elle se déploie. C’est de là qu’elle déroule portrait après portrait, s’arrêtant à un moment donné d’un espace ou d’un personnage et puis tirant, tirant, dévidant la bobine compliquée des vies et des endroits d’un monde unifié par les cohortes en mal d’emploi. On saura en quelques phrases et même parfois en quelques mots ce qu’ont été les existences jusqu’au temps du pont. Celle de Mo, le jeune chinois traversant comme dans un conte les continents pour aller où on embauche, où il pourra vivre. Celle de Katherine Thoreau trimant pour ses enfants et pour son mari empêché, belle encore sous la fatigue, qui dit qu’elle aime sa vie difficile et on la croit parce qu’on a vu de la tendresse au milieu des querelles et des reproches. On a vu du lien. Celle de Summer Diamantis, miss béton que l’indisponibilité parentale a fait petit cheval têtu qui trouvera sa voie. Celle de Shakira la Russe que tenaille le souvenir de son jeune frère Youri parti ado glandeur en Tchétchénie et devenu « le kamikaze de l’escadron ». Et tous les autres, porteurs d’univers, qu’on n’oubliera pas.

Car le miracle de cette épopée du labeur contée par le menu, par l’avant et l’après et les lignes entremêlées des vies, c’est son tissage si étroit, si fin, son calendrier si parfaitement maitrisé que chaque mot, chaque action et chaque chose décrites viennent éclore précisément où il faut. Précisément où elles s’imposent à nous avec l’évidence d’une histoire où nous serions aussi. Dès lors l’attention quasi maternelle qu’a Kérangal pour ses personnages nous inclut, nous réchauffe et son ambition, la puissance de ses phrases taillées sous la loupe nous emportent dans leur mouvement.

© Carole Zalberg

« Naissance d’un pont », Maylis de Kérangal, Verticales, 2010

Maylis de Kérangal était mon invitée le jeudi 3 mars à la librairie La Terrasse de Gutenberg.

A propos de "La blessure la vraie", de François Bégaudeau

S’écrire, dit-il*

Tout est dans le titre qui d’emblée annonce le jeu. Que sait-on avant d’entamer la lecture du dernier roman de Bégaudeau ? Ou plutôt, que croit-on savoir ?

On sait que l’histoire se déroule durant l’été 86. Et pourquoi celui là plutôt qu’un autre ? Parce que c’est celui d’un basculement : les étés qui ont précédé étaient ceux de l’enfance. On ne se préoccupait pas encore de poser.

Le 7 juillet 86, François, 15 ans, arrive à Saint-Michel-en-l’Herm avec un objectif : coucher. Perdre enfin une virginité traînée comme un boulet. Il n’est d’ailleurs plus question que de ça au sein de la petite bande de garçons qui se retrouvent chaque année au moment des vacances dans ce village de Vendée. Coucher, le dire ou tenter de le faire. Tout se réorganise autour de cette injonction émanant autant des corps que du monde où l’on ne doit plus trop tarder à occuper sa place. Et c’est bien le problème de François, éternel décalé, qui se regardait vivre alors comme il s’écrit aujourd’hui, communiste lettré quand d’autres ne sont que jouisseurs et pressés d’en découdre, plein de phrases à l’heure des baisers. Mais il est volontaire, sait que la vie s’emballe et que faire chou-blanc n’est pas une option. Il se jette dans le bain de la grossièreté, d’une misogynie bon enfant puisque ceux qui y nagent à l’aise sont, étrangement, les élus des filles même s’ils finissent toujours par les faire pleurer.

François emploie donc les mêmes mots, prend comme eux l’air de celui qui ne veut remplir que ses mains et s’en vante, mais au fond il a tendance à se pâmer, il rêve de partager plus que de la salive, succombe quand il sent les pensées irradier sous la peau.

Et l’on revient au titre qui insinue l’échec ou, en tout cas, une déception. Mais là encore, pas seulement. En affublant la blessure d’un « la vraie », l’auteur, dont on connait la précision, sème le doute. Ce qui s’affirme authentique est forcément douteux. C’est comme clamer partout qu’on est heureux.

Cela ne signifie pas qu’on ne trouvera aucune trace de blessure dans ce récit. Elles se ramassent même à la pelle et presque à chaque page, autant que le rire souvent voilé de nostalgie. Les vannes, les rejets, les chutes, les défaites, les trahisons dont le narrateur est tour à tour victime ou coupable font mille entailles qui ne cicatriseront pas. Elles sont le relief des individus, leur géographie.

N’est-ce pas finalement cela qu’observe Bégaudeau avec une justesse telle qu’après lecture on a le sentiment d’avoir vécu ces péripéties, porté ces habits connotés ? On était là quand les plaisanteries souvent lourdes, et vives, en même temps, gorgées de vitalité, fusaient au bar du village. On était là quand il fallait se lever et marcher jusqu’à l’eau, sur la plage, passer ainsi l’épreuve des regards. On était là quand un idiot, un sublime innocent était malmené par le groupe tandis qu’on se taisait. On était là, dans les conversations poussives et aussi dans l’évidence d’une ultime rencontre, sa promesse qui ne serait jamais tenue. On était dans ce rythme et ce décor daté, quasi disparu, dans ces lieux que la tempête, vingt ans plus tard, viendrait effacer.

On était là quand Bégaudeau, sous nos yeux, s’inventait écrivain. Et l’on en sait gré à la blessure quelle qu’elle soit.

© Carole Zalberg

* Article paru dans la revue BSC news de février 2001 (pages 56/57) à lire en ligne et dans la revue Vents Contraires, du théâtre du Rond-Point, en ligne .

Compte-rendu de la soirée du 13 janvier 2011

Résistances

à la fin

photos Jean-Paul Dayan

présentationJe vous dois la vérité : je ne vais pas prétendre que j’ai conçu cette soirée autour d’un thème commun.  En fait, dès le mois de mai, j’ai su que trois des auteurs que j’avais déjà reçus ici et dont le travail m’intéresse tout particulièrement publiaient en septembre. J’avais évidemment envie de les inviter mais trois auteurs, cela occupait trois mois de rencontres. ça laissait peu de place pour de nouvelles découvertes. Frédérique, avec qui je discutais de ce dilemme, m’a dit «tu n’as qu’à les inviter ensemble ! » et voilà. C’est vrai que c’était évident. Bon ça a été plus compliqué que prévu à mettre en place mais enfin, nous y sommes. Donc à l’époque, je n’avais lu que le Ferrari, qui m’avait bouleversée. Je connaissais vaguement le sujet du Kuperman mais je n’avais aucune idée de la façon dont elle l’avait abordé, et je ne savais rien sur le Hochet, qui est toujours très secrète.
La divine surprise, ça a été la découverte des titres qui, en plus d’être sublimes, reflètent une interrogation partagée sur ce qui fait l’Homme.
Et il est bien question de ça dans ces trois romans. A la lecture, bien sûr, le sujet commun qui saute aux yeux, c’est la violence : la violence en entreprise chez Nathalie Kuperman et donc celle de la société qui la produit, la violence politique et adolescente chez Stéphanie Hochet et la violence autorisée des temps de guerre chez Jérôme Ferrari. Mais finalement, il est aussi et heureusement question de résistance dans ces plongées en eaux troubles. La résistance active, concrète, par exemple d’une Ariane Stein décidant dans Nous étions des êtres vivants, d’investir physiquement avant de le perdre le lieu de son travail, d’y laisser sa trace, dans La Distribution des lumières celle de Pasquale au moyen de l’exil puis mentale, du fond de son enfermement ou encore celle d’Aurèle qui résiste au sordide de son milieu avec sa seule arme : son intelligence, dans Où j’ai laissé mon âme la résistance de Degorce pendant l’Occupation et de Tahar, bien sûr, face à l’armée française. Mais surtout, il me semble que ces trois textes tiennent droit et sont puissants parce que ce que vous allez chercher tous les trois, c’est ce qui, en l’homme, est irréductible. D’accord, vous mettez les mains dans le cambouis, mais c’est pour en rapporter une chose essentielle, une sorte de noyau : cette part de l’homme qui résiste, qu’elle se révèle humaine, ou, comme, tu le suggères Jérôme, qu’elle ne le soit pas. Mais on y reviendra.
Je vais commencer par présenter le livre de Nathalie, dont le roman se déroule au plus près de nous en termes d’actualité comme de géographie. Elle nous lira un extrait et on discutera ensuite. Puis ce sera le tour de Stéphanie, puis de Jérôme, toujours selon le même principe. Et surtout n’hésitez pas à intervenir.

dans la salle

Nathalie écouteDans l’écume des jours

Le nouveau roman de Nathalie Kuperman s’annonce moins décalé et intimiste que les précédents. Nous étions des êtres vivants retrace en effet ce temps terrible où une entreprise attend d’être liquidée ou reprise. On est donc là face à l’un de ces sujets réalistes et sensibles qui occupent, à juste titre, les unes de nos journaux autant que les esprits et les conversations. Pourtant, c’est bien l’écrivain de l’invisible et des ombres que l’on retrouve ici avec émotion.
Nathalie Kuperman, fort heureusement, ne traite pas son sujet. Elle le laisse monter, telle une précipitation qu’elle seule sait provoquer. C’est ce qui touche si juste et profond. On aborde ce texte empli d’appréhension. Il va être question de violence en entreprise, d’êtres broyés par le système, d’exercice abusif du pouvoir, toutes choses d’autant plus familières qu’elles nous parlent d’un monde où l’on doit vivre. Or l’installation – c’est le mot qui vient, comme pour le travail d’une Sophie Calle ou d’un Boltanski utilisant détails et décor, attentifs à ce qu’on pourrait appeler la configuration des vies – de Kuperman n’a pas pour effet immédiat de nous horrifier.
En donnant voix non seulement à quelques-uns des salariés menacés par les diverses conséquences d’un rachat froidement financier mais aussi à ce chœur qui serait en quelque sorte l’âme de l’entreprise si toutefois elle en possédait une, Kuperman nous intéresse d’abord aux personnalités, aux travers et aux manies, aux failles et aux peurs derrière les apparences de compétence, de jovialité, d’assurance. Les personnages saisis dans leur intimité – mère célibataire luttant pour ne pas perdre l’admiration de ses enfants, cadre supérieure impuissante face à l’Alzheimer de son père, vieille fille folle d’habitudes – témoignent avant tout de l’universelle solitude humaine, de ce besoin de consolation que Stig Dagerman disait impossible à rassasier. Jusqu’ici, tout va bien, se répète-t-on vaguement surpris et plutôt soulagé. On suit et compatit sans effroi.
Puis la précipitation a lieu au détour d’une phrase ici ou là – celle magnifique du titre ou encore ce « retourner à l’espoir n’était pas chose simple » ˗ , d’une péripétie, telle la découverte par Ariane Stein de ce document terrible où le repreneur, Paul Cathéter, a consigné sans états d’âme le destin de cette simple ressource qu’est pour lui l’humain. C’est ainsi que nait le saisissement et, avec lui, un incommensurable chagrin.
Nous étions des êtres vivants n’est pourtant pas un roman désespérant. Il y est aussi question de courage et de résistance, de la manière dont l’adversité, parfois, réinvente les individus et jusqu’au lien entre eux. Il y est question des êtres vivants qui, parce qu’ils peuvent rire, pleurer, se mettre en colère, contrairement aux simples ressources, ne sont sans doute pas près de se laisser tarir.

Nous étions des êtres vivants, Nathalie Kuperman, Gallimard, 2010, 203 p. 16,90 €

Article paru dans Le Magazine des livres.

Stéphanie lit

Chacun cherche son crime

Plusieurs lieux et voix se mêlent, dans le nouveau roman de Stéphanie Hochet : lieux habités ou quittés, voix entendues ou fantasmées. Le tout compose un paysage romanesque aux frontières mouvantes.
Offrant une première interprétation de son très beau titre, l’écrivaine met successivement en lumière ses quatre personnages ; trois des quatre plutôt, l’un d’eux, Anna, n’étant jamais éclairé qu’indirectement, par le regard ébloui des trois autres.
La première apparition – très brève mais il y en aura d’autres –, est celle d’Aurèle, adolescente monstre telle que  les affectionne Hochet. Elle ouvre le récit par une ode à Anna, ou plus exactement au nom d’Anna et dans ce déplacement, on sent aussitôt qu’Aurèle est de ces êtres qui dérobent, investissent réinventent l’objet de leur désir et, fatalement, le nient. L’annihilent. La menace est tapie dans ce début fiévreux, splendide.
Pasquale est à son tour convoqué dans le cercle lumineux. Se déploie avec lui l’un des thèmes du roman : le rapport paradoxal, chargé de culpabilité qu’entretient cet Italien cultivé, délicat avec sa terre natale. Dans ses réflexions sur la façon dont Berlusconi, qu’il exècre, avilit  le pays que Pasquale a préféré quitter, le langage occupe une place essentielle – celle, on le devine, que lui accorde l’écrivaine, ici fine observatrice des mœurs politiques contemporaines. On s’interroge aussi à travers lui sur l’opportunité de résister sur le lieu du crime quitte à en être souillé, ou de partir et s’interdire, du coup, toute autre intervention que l’observation et une critique comme diluée par la distance. Pasquale, qui n’a pas divorcé de son épouse italienne (pour rester arrimé, par ce lien officiel, à son pays et donc à son identité première ?) est épris d’Anna. Il est le deuxième personnage que Stéphanie Hochet place en gravitation autour de la jeune professeur de musique aux cheveux de soleil.
Quand on entre dans la tête de Jérôme, le frère lent d’Aurèle, on en a appris un peu plus sur l’adolescente. On sait qu’Anna est son professeur. Qu’elle en est amoureuse ou, en tout cas, obsédée et l’on pressent que cette obsession va constituer un danger pour Anna comme pour Pasquale. Or dès les premiers mots de Jérôme, on comprend que lui aussi est au bord d’un péril. Le jeune homme, grossier par innocence (en opposition à un Berlusconi grossier par inculture et par choix) est devenu avec les années une sorte de prolongement de sa sœur. A l’heure de la distribution, il n’a pas reçu les lumières de l’esprit. Il est en quelque sorte indéfini et Aurèle peut donc déverser en lui à sa guise tout ce qui, chez elle, menace de déborder. Ainsi, elle lui insuffle le désir qu’elle a de toucher Anna, de la posséder, de lui faire mal, aussi, puisqu’elle s’est donnée à un autre. Jusqu’au jour où Aurèle, volontairement ou pas, sème une graine de drame en évoquant la possibilité d’un crime. Car Jérôme est poreux. Son imagination sans cesse irriguée par Aurèle le ballotte entre hommes et femmes, entre victimes et proies, l’emporte dans des voyages intérieurs hallucinés, le corps lourd d’effroi et de plaisir.
Aurèle sait-elle ce qu’elle manipule, elle qui n’a pas été « éclairée » par des parents trop occupés d’eux-mêmes ? Enfant condamnée à l’invisibilité, elle a tôt fait d’en découvrir le pouvoir : celui d’agir sans que rien du réel, en apparence, ne soit changé, le seul objectif étant une satisfaction personnelle et immédiate. Très rapidement périssable. C’est donc le pouvoir d’être follement libre. Douloureusement aussi. Comment se construire quand on est si peu ou si mal gouverné ? Comment tisser un lien social responsable quand on n’a pas appris à attendre des autres ni à donner ? Dans un tel vide, seule la souffrance vécue ou infligée fait vibrer. Ancre au monde, aussi violent soit-il.
Avec ce roman subtil à l’écriture toujours aussi tendue, Stéphanie Hochet tente une fois encore d’éclairer le mal dans son effroyable banalité. Elle y parvient sans fanfare, sans jamais hausser le ton, grâce à une impeccable distribution des lumières.

La distribution des lumières, Stéphanie Hochet, Flammarion.

Le site de Stéphanie Hochet

Article à paraître dans La Revue Littéraire.

jérôme souritLa fin et les moyens

Jérôme Ferrari est un mineur de fond. Livre après livre il descend vers l’obscur, éclaire, paré de sa langue lumineuse et de sa compassion, les zones reculées où se cache le cœur de l’homme. On l’imagine écrire sous la dictée d’une fièvre, celle de creuser et creuser encore à la recherche de la vérité dans sa gangue de discours, de théories ou d’illusions.
Où j’ai laissé mon âme est, pour l’essentiel, un huis clos situé à Alger en 1957. Le capitaine André Degorce, ancien résistant déporté à 18 ans, détenu en Indochine, officier décoré, pratique la torture pour une cause qu’il veut croire juste. Après Buchenwald, ni la beauté des mathématiques, pour lesquels il était doué, ni une quelconque forme de légèreté n’étaient envisageables. Il s’est engagé non par désir d’en découdre mais, très sincèrement, pour maintenir autant que possible le mal hors du monde où il avait décidé de continuer malgré tout à vivre. Or dans ce bâtiment isolé où œuvre l’armée française, le mal circule, banal, brouillant les frontières entre victimes et bourreaux. Organisé, logique, Degorce s’accommode de ses actes en s’accrochant à leur nécessité. Certes une voix intérieure, lucide et lancinante, déchire par moments le cocon d’efficacité et de rigueur où il se réfugie pour ne pas se haïr. Pourtant les jours et les nuits s’accumulent, apportant leur lot de renseignements arrachés, de victoires à des lieues de la gloire des combats, et, sans être serein, le capitaine Degorce joue son rôle, ne sombre pas dans la folie.
Le roman le met en présence de deux frères d’armes, l’un de son camp, l’autre ennemi. Mais ces nuances n’ont plus cours lorsqu’on est à ce point familier de l’horreur, lorsque c’est elle qui relie. Doublant le récit par son monologue hanté, il y a le lieutenant Andreani, exécuteur impitoyable de basses œuvres, être tout d’un bloc autrefois révélé par un crime. Lui sait où son âme est restée. Elle a fini depuis longtemps de l’encombrer. Andreani est animé par une sorte de foi brutale en la beauté de sa mission. Compagnon de batailles et de détention de Degorce en Indochine, il lui pardonne d’autant moins ses  signes de faiblesse – qu’on pourrait qualifier d’humanité – qu’il l’a adulé. Andreani est à la fois la conscience implacable de Degorce, sa mémoire trop précise et un miroir incassable et grossissant. Quant à Tahar, le commandant de l’ALN, ce visage tout en haut de l’organigramme, une fois pris – incarcéré et brusquement incarné, donc –, il prive Degorce d’un objectif tolérable, l’oblige à des justifications morales qui toujours se dérobent.. Auprès de ce prisonnier calme et digne, apparemment sûr, lui, de la justesse de sa lutte et des moyens que, dit-il, on l’oblige à employer, le capitaine trouvera le répit. Sans doute imagine-t-il que Tahar seul peut le comprendre. Sans doute espère-t-il obtenir son pardon. C’est sans compter sur les rouages d’un système qui doit sa survie au mensonge et à la destruction des traces.
Jamais complaisant mais précis et inspiré, Ferrari nous enferme avec lui dans des geôles où le pire se déchaîne, où le peu de lumière vient des sursauts de l’âme humaine. Elle éclate quand un homme torturé et humilié trouve le courage de se donner la mort. Elle luit dans le regard bienveillant que pose Tahar sur son bourreau. Elle est presque aveuglante dans l’écriture haletante de Ferrari, ce flot lourd et puissant qu’on lui connaissait et qu’on retrouve ici comme un lieu de douleur et d’émotion. Car il sait ce qu’il y a dans l’homme et c’est ce qu’il écrit.

Où j’ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2010, 154 p, 17€.

Article paru dans Le Magazine des livres


devant la librairie

A propos de "Où j’ai laissé mon âme", de Jérôme Ferrari

La fin et les moyens*

Jérôme Ferrari est un mineur de fond. Livre après livre il descend vers l’obscur, éclaire, paré de sa langue lumineuse et de sa compassion, les zones reculées où se cache le cœur de l’homme. On l’imagine écrire sous la dictée d’une fièvre, celle de creuser et creuser encore à la recherche de la vérité dans sa gangue de discours, de théories ou d’illusions.

Où j’ai laissé mon âme est, pour l’essentiel, un huis clos situé à Alger en 1957. Le capitaine André Degorce, ancien résistant déporté à 18 ans, détenu en Indochine, officier décoré, pratique la torture pour une cause qu’il veut croire juste. Après Buchenwald, ni la beauté des mathématiques, pour lesquels il était doué, ni une quelconque forme de légèreté n’étaient envisageables. Il s’est engagé non par désir d’en découdre mais, très sincèrement, pour maintenir autant que possible le mal hors du monde où il avait décidé de continuer malgré tout à vivre. Or dans ce bâtiment isolé où œuvre l’armée française, le mal circule, banal, brouillant les frontières entre victimes et bourreaux. Organisé, logique, Degorce s’accommode de ses actes en s’accrochant à leur nécessité. Certes une voix intérieure, lucide et lancinante, déchire par moments le cocon d’efficacité et de rigueur où il se réfugie pour ne pas se haïr. Pourtant les jours et les nuits s’accumulent, apportant leur lot de renseignements arrachés, de victoires à des lieues de la gloire des combats, et, sans être serein, le capitaine Degorce joue son rôle, ne sombre pas dans la folie.

Le roman le met en présence de deux frères d’armes, l’un de son camp, l’autre ennemi. Mais ces nuances n’ont plus cours lorsqu’on est à ce point familier de l’horreur, lorsque c’est elle qui relie. Doublant le récit par son monologue hanté, il y a le lieutenant Andreani, exécuteur impitoyable de basses œuvres, être tout d’un bloc autrefois révélé par un crime. Lui sait où son âme est restée. Elle a fini depuis longtemps de l’encombrer. Andreani est animé par une sorte de foi brutale en la beauté de sa mission. Compagnon de batailles et de détention de Degorce en Indochine, il lui pardonne d’autant moins ses  signes de faiblesse – qu’on pourrait qualifier d’humanité – qu’il l’a adulé. Andreani est à la fois la conscience implacable de Degorce, sa mémoire trop précise et un miroir incassable et grossissant. Quant à Tahar, le commandant de l’ALN, ce visage tout en haut de l’organigramme, une fois pris – incarcéré et brusquement incarné, donc –, il prive Degorce d’un objectif tolérable, l’oblige à des justifications morales qui toujours se dérobent.. Auprès de ce prisonnier calme et digne, apparemment sûr, lui, de la justesse de sa lutte et des moyens que, dit-il, on l’oblige à employer, le capitaine trouvera le répit. Sans doute imagine-t-il que Tahar seul peut le comprendre. Sans doute espère-t-il obtenir son pardon. C’est sans compter sur les rouages d’un système qui doit sa survie au mensonge et à la destruction des traces.

Jamais complaisant mais précis et inspiré, Ferrari nous enferme avec lui dans des geôles où le pire se déchaîne, où le peu de lumière vient des sursauts de l’âme humaine. Elle éclate quand un homme torturé et humilié trouve le courage de se donner la mort. Elle luit dans le regard bienveillant que pose Tahar sur son bourreau. Elle est presque aveuglante dans l’écriture haletante de Ferrari, ce flot lourd et puissant qu’on lui connaissait et qu’on retrouve ici comme un lieu de douleur et d’émotion. Car il sait ce qu’il y a dans l’homme et c’est ce qu’il écrit.

Carole Zalberg

* Article paru dans Le Magazine des livres n° 27

Je recevrai Jérôme Ferrari ainsi que Nathalie Kuperman et Stéphanie Hochet le 13 janvier à la Terrasse de Gutenberg.

Où j’ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2010, 154 p, 17€.  Prix France Télévisions, Grand Prix Poncetton de la SGDL pour l’ensemble de l’oeuvre, Prix des librairies Folie d’encre.

A propos de "Nous étions des êtres vivants", de Nathalie Kuperman

Dans l’écume des jours*

Le nouveau roman de Nathalie Kuperman s’annonce moins décalé et intimiste que les précédents. Nous étions des êtres vivants retrace en effet ce temps terrible où une entreprise attend d’être liquidée ou reprise. On est donc là face à l’un de ces sujets réalistes et sensibles qui occupent, à juste titre, les unes de nos journaux autant que les esprits et les conversations. Pourtant, c’est bien l’écrivain de l’invisible et des ombres que l’on retrouve ici avec émotion.
Nathalie Kuperman, fort heureusement, ne traite pas son sujet. Elle le laisse monter, telle une précipitation qu’elle seule sait provoquer. C’est ce qui touche si juste et profond. On aborde ce texte empli d’appréhension. Il va être question de violence en entreprise, d’êtres broyés par le système, d’exercice abusif du pouvoir, toutes choses d’autant plus familières qu’elles nous parlent d’un monde où l’on doit vivre. Or l’installation – c’est le mot qui vient, comme pour le travail d’une Sophie Calle ou d’un Boltanski utilisant détails et décor, attentifs à ce qu’on pourrait appeler la configuration des vies – de Kuperman n’a pas pour effet immédiat de nous horrifier.
En donnant voix non seulement à quelques-uns des salariés menacés par les diverses conséquences d’un rachat froidement financier mais aussi à ce chœur qui serait en quelque sorte l’âme de l’entreprise si toutefois elle en possédait une, Kuperman nous intéresse d’abord aux personnalités, aux travers et aux manies, aux failles et aux peurs derrière les apparences de compétence, de jovialité, d’assurance. Les personnages saisis dans leur intimité – mère célibataire luttant pour ne pas perdre l’admiration de ses enfants, cadre supérieure impuissante face à l’Alzheimer de son père, vieille fille folle d’habitudes – témoignent avant tout de l’universelle solitude humaine, de ce besoin de consolation que Stig Dagerman disait impossible à rassasier. Jusqu’ici, tout va bien, se répète-t-on vaguement surpris et plutôt soulagé. On suit et compatit sans effroi.
Puis la précipitation a lieu au détour d’une phrase ici ou là – celle magnifique du titre ou encore ce « retourner à l’espoir n’était pas chose simple » ˗ , d’une péripétie, telle la découverte par Ariane Stein de ce document terrible où le repreneur, Paul Cathéter, a consigné sans états d’âme le destin de cette simple ressource qu’est pour lui l’humain. C’est ainsi que nait le saisissement et, avec lui, un incommensurable chagrin.
Nous étions des êtres vivants n’est pourtant pas un roman désespérant. Il y est aussi question de courage et de résistance, de la manière dont l’adversité, parfois, réinvente les individus et jusqu’au lien entre eux. Il y est question des êtres vivants qui, parce qu’ils peuvent rire, pleurer, se mettre en colère, contrairement aux simples ressources, ne sont sans doute pas près de se laisser tarir.

Nous étions des êtres vivants, Nathalie Kuperman, Gallimard, 2010.

* article paru dans le Magazine des livres de septembre

A propos de Bonjour Anne, de Pierrette Fleutiaux

La part de l’autre

Trouver l’autre en soi et l’offrir en partage, telle est la démarche singulière que poursuit Pierrette Fleutiaux dans « Bonjour, Anne ».  Elle l’avait inaugurée avec « Des phrases courtes ma chérie » et réitérée avec « La saison de mon contentement ». Dans le premier, il s’agissait de trouver la mère, ce que l’auteure avait reçu d’elle volontairement ou non et ce qui, d’elle, de son histoire, la constituait ; dans le second, à travers la candidature de Ségolène Royale à la présidentielle, Fleutiaux cherchait la femme emblématique, observait les avancées de sa condition et la persistance de ses contraintes.   Au fil des pages infiniment délicates de « Bonjour, Anne », l’auteure tente de revenir au plus près de celle qui fut à la fois son éditrice et son amie. L’une de ces rencontres rares qui changent ou renforcent la tonalité des vies.
Ecrivaine célèbre puis oubliée,  infatigable voyageuse, femme engagée, Anne Philippe fut aussi l’épouse du grand comédien mort trop jeune, endeuillant durablement la France qui le vénérait. Mais ce n’est pas de cette Anne-là, la très publique veuve de, que Fleutiaux veut nous parler. Ce n’est pas à cette Anne qu’elle s’adresse, oscillant sans cesse entre tendresse et frustration, respect et impatience. A mesure qu’elle convoque ses souvenirs, qu’elle observe des photographies,  qu’elle décrypte des phrases et des attitudes,  Fleutiaux assemble le puzzle « d’Anne-la-sienne ». Celle qui en lui écrivant « j’aime » à propos de sa nouvelle, Histoire de la chauve-souris, l’a fit écrivain. Celle qui plus tard la reçut dans son bureau chez Julliard avec ce mélange d’attention, de simplicité et de grâce qui, semble-t-il, était sa manière, et lui révéla que vieillir ne signifiait pas nécessairement renoncer, restreindre ses élans et ses attentes. Anne-la-sienne, à travers ses écrits mais aussi dans sa façon d’être, avait cette capacité à inventer le monde, à relever au moyen de ses récits et de ses romans une cartographie précise des ombres et des lumières humaines. C’est ce qu’on apprend en lisant le texte vibrant de Pierrette Fleutiaux. Mieux, on sent la présence d’Anne Philippe, on voit se dessiner l’empreinte qu’elle a laissée dans la mémoire de l’écrivaine et qui l’accompagne encore aujourd’hui. On relie les points entre ce qu’était Anne-la-sienne et ce qu’est Fleutiaux : une toujours curieuse, une qui donne et qui écoute. Une qui entend.
A travers cet exercice de recueillement – un recueillement qui serait à la fois hommage et collecte – Pierrette Fleutiaux parle aussi de toutes les femmes et en parle à toutes les femmes. Celles d’hier qui ont su ou non s’affranchir des carcans, celles d’aujourd’hui qui pourraient être tentées de baisser la garde, celles de demain, pour qui l’on tremble un peu. Car si l’on a pu oublier en une ou deux décennies l’œuvre reconnue et célébrée d’Anne Philippe, qu’en sera-t-il des combats menés pour l’égalité ? Qu’en sera-t-il des libertés si douloureusement gagnées ? Une société qui ne sait pas se souvenir n’est-elle pas condamnée au recul, voire à la répétition du pire ?
On le voit, avec ce récit gracieux et intime, Pierrette Fleutiaux parvient  une fois encore à ouvrir des brèches jusqu’à l’humain. Sans discours et sans sommations. A sa façon, qui tient du merveilleux.

Bonjour, Anne de Pierrette Fleutiaux, Actes Sud, 236p, 20€