Stephan Shayevitz

Stephan Shayevitz

Stephan Shayevitz

Stephan Shayevitz

Il fut architecte à Toulouse avant de comprendre qu’il avait toujours été peintre. Il bâtit des logements en Afrique avant de revenir, dans certaines de ses sculptures, à un art Nègre trempé dans sa sensibilité de juif ashkénaze. Il crut vouloir faire les Beaux-arts avant d’animer, avec l’un de ses anciens professeurs, une Académie des Arts Plastiques à contre-courant des enseignements en vogue : on y faisait l’apprentissage de la technique pour avoir les moyens de sa créativité.
Sa deuxième vie a débuté il y a quelques années lorsqu’il gagna la capitale et percha son grand atelier blanc tout en haut d’un immeuble désaffecté de Pantin. Il y habite depuis avec ses créations, exposées en permanence comme autant de repères de son évolution.
En toile de fond ou au tout premier plan, il n’a jamais cessé de réfléchir à la place du judaïsme dont il est une sorte de conteur en images, gentiment critique et tendrement vigilant ; protecteur aussi. Quelque chose dans son discours, dans son hospitalité tranquille, laisse penser qu’il a dû partager les enthousiasmes et les révoltes de sa génération.
Aujourd’hui, le cap de la quarantaine franchi, il a remisé la plupart de ses certitudes. Mais il n’a pas pour autant fait taire ses indignations, ni décidé de fermer les yeux sur un siècle qui tourne à grand fracas la page de son histoire.
Alors, ce barbu chaleureux a mis l’humanité dans son œuvre. L’humanité dans ce qu’elle a de plus insondable, de plus terrible et de plus merveilleux.
Tout est dit à travers des corps tantôt livrés au rythme de la prière, tantôt repliés sur le mystère d’une naissance prochaine. Tout revient à des formes toujours courbées, en défense, en méditation, en attente fébrile ou en simple abandon.
On est, dans l’atelier du peintre, face à une fresque morcelée : chaque phase créative vient compléter le regard que Shayevitz porte sur le monde ; chaque période reprend et enrichit une réflexion qui découle de l’exécution. Car Stéphan est d’abord et avant tout voué au plaisir de peindre et de sculpter, à la jouissance d’une création qui sait s’appuyer sans s’abîmer sur une technique parfaitement maîtrisée.
L’interprétation ne vient qu’ensuite, mais pour le spectateur-palpeur, (ici on a le droit de toucher à pleines mains les corps noueux des femmes de bronze ou les figures déchirées des  » masques « ), le fil conducteur se déroule aisément : l’Homme selon Shayevitz est double. Il vogue de la mémoire au quotidien le plus trivial, oscille entre l’exhibition et le repli sur soi, hésite entre la méfiance et l’espoir, vacille sous les assauts de la douleur et se réchauffe aux moindres rayons d’un bonheur trop chichement compté.
Cette dualité, c’est peut-être dans le travail sur la maternité qu’elle s’exprime de la façon la plus simple, la plus émouvante aussi. Sur la toile, les presque-mères ont le corps droit et le visage serein, mais la lumière est jetée sur elles comme une impudeur ; et les hommes qui les accompagnent les côtoient sans les comprendre, les touchent sans les atteindre. Les tout juste-mères, elles, semblent s’être rabattues par défaut sur leur petit. Au gré des sculptures, pourtant, si quelques futures mamans semblent attendre l’événement avec un vague ennui et parfois ployer tout entières sous le poids d’une souffrance indicible, d’autres couvent leur état avec jubilation. Orteils déployés et plus ronds que des grelots, formes largement offertes pour affirmer qu’enfanter n’est pas cesser de désirer ni de s’offrir, patines d’une douceur qui caresse le regard, ou violentes comme le plaisir sait l’être, ces mères-là, même enroulées sur leur chair habitée, explosent de leur secret, rient sans fin de leur état de grâce. La courbe de leur nuque a beau offrir l’image même de la vulnérabilité, il émane de leur dos vallonné une étonnante force, un pouvoir. Sans doute est-ce dû à cette vie qui se prépare, à cette évidence absolue qu’est la maternité. Il existe aussi sur ces visages qui se dérobent, une étrange tension ; la volonté, peut-être, de capter le moindre frémissement, le plus petit battement survenant au-dedans d’elles.
Est-ce là, précisément, qu’apparaît le lien entre ces corps nus – ceux en tout cas qui sont d’une nudité si crue qu’elle est dépourvue de toute sensualité autre que symbolique – et les toiles plus anciennes qui donnent à voir une Jérusalem à la frontière des temps ? On y retrouve ce mélange de réalisme quant au sujet – la communauté juive orthodoxe – et de détournement audacieux des couleurs et des lumières. Ici les corps sont presque toujours représentés de dos, penchés, la nuque en va-et-vient ; ils laissent parfois leur ombre longue et pâle sur le Mur. Ici, encore, la souffrance se lit dans les mouvements incantatoires de ces hommes de foi. Ici, enfin, la force et la paix se dégagent de la continuité des pratiques, de la transmission d’une infinie sagesse ; comme un baume sur les plaies à jamais béantes d’un peuple.

© Stephan Shayevitz

On peut choisir de prendre un bain de soleil bleu-orange, en pénétrant dans la salle consacrée à la période du même nom. Shayevitz y a mis en scène des couples livrés à un corps-à-corps qui est l’amour autant que la guerre. C’est à la fois d’une grande rigueur d’exécution, et d’une fraîcheur qui tient probablement au contraste entre ce jeu de formes – sensuelles, celles-là, malgré le carcan géométrique – et le travail plus  » pesant  » sur la tradition juive ou sur la Shoa. On pense à un tout petit enfant qui porte encore la trace des larmes de son dernier chagrin, et qui, déjà, rit au éclats… L’artiste, cependant, qui toujours questionne son époque et ses racines, n’opte pas sans état d’âme pour la jubilation pure. Alors même qu’on l’imagine gambadant joyeusement dans les couleurs les plus réjouissantes, il forge des visages doubles qui racontent, une fois de plus, la déchirure de l’Homme ; il façonne des moitiés désassorties et creuses et l’on y voit un témoignage inquiet de la fin d’un monde. A travers son regard on assiste à l’avènement d’un nouvel âge qui n’a pas encore de trait, juste des fractures.
Mais c’est finalement dans ses réalisations les plus récentes que Shayevitz s’est tout entier incarné ?
Côté peintures les plis et les replis des châles de prière captivent et transmettent le judaïsme rêvé du peintre une parole qui se déploie et évolue sans entraves. La facture, nettement moins narrative a gagné en personnalité. Comme si le peintre avait réinventé une certaine abstraction : une figuration recadrée pour mettre au jour un autre sens, un autre éclairage.
Côté sculptures, une danseuse alanguie dessine une arabesque, un personnage – homme, femme, enfant ? – berce gaiement une thora dans son giron, une femme pulpeuse et massive attend, ouverte et partagée entre l’impatience et l’appréhension… Une joie non béate domine l’ensemble.
Entré en peinture comme on remettrait les pieds sur sa terre natale, Shayevitz dit, a propos de son ancien métier, qu’il se résume à la recherche de la  » meilleure synthèse des contraintes « . Il semblerait, au vu de ses dernières oeuvres, qu’il a réalisé la meilleure synthèse de ses libertés intérieures.

1998

http://www.shayevitz.com/

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