A propos de « Bad girl », de Nancy Huston

FAIRE FEU DE TOUS MOTS

 A propos de Bad girl, classes de littérature, de Nancy Huston*, Actes Sud, 2014.

Nancy Huston à la Terrasse de Gutenberg

 D’emblée inclassables, les classes de littérature que propose Nancy Huston avec Bad Girl composent un texte brillant et rauque dont le rythme – à la fois un galop et des arrêts, des pauses inquiètes avant les plus hauts obstacles – et la langue précise, servent une enquête en terre intime, là où se jouent les drames, où se dessinent les failles, où naissent élans, regard et pulsations qui nous font écrivains.

 Si elle suit une chronologie classique au premier niveau du récit : de la conception de la mauvaise fille Dorrit à sa naissance : « Allez, ouste, petite, sors-toi de là ! », Nancy Huston fait tenir dans ces neuf mois – les fertilise, en quelque sorte, les engrosse – tout ce qu’elle connait du passé de ses parents, de leurs lignées, tout ce qu’elle a pu recueillir à propos des êtres dont elle est issue ainsi que des éléments de sa propre enfance, ceux dont elle se souvient et ceux qu’elle n’a pas directement éprouvés. En cela, Bad girl est une collection quasi compulsive. Et le temps du livre, complexe, troublant, est le temps de cette collection en cours confondu à celui de son exposition. Il s’agit de chercher avant, pendant et, par des projections souvent vertigineuses, après soi, ce qui constitue un individu, ce qui non seulement le raconte mais l’a forgé. Et puisque ce « soi » là est écrivain, l’autobiographie recense les classes de littérature et, ce faisant, devient l’une d’elle, qui fait feu de tous mots et enrôle le lecteur dans le processus au point qu’il doit souvent s’arrêter, soit pour laisser filer tranquille les émotions, souvenirs, paroles remontées à la surface, soit, au contraire, pour les saisir, les décortiquer, les déplier.

 Un seul terreau, un moule unique pour fabriquer l’écrivain et tout créateur, selon Nancy Huston : la famille. « Les gens te demanderont souvent pourquoi la famille est ton thème de prédilection, écrit-elle, et tu les regarderas, perplexe. Y en a-t-il d’autres ? » En l’occurrence, sans doute comme elles le sont toutes derrière les « apparences harmonieuses », une famille pleine de cahots et de ruptures, pleine de vides où s’abîmer. Mais « ton ignorance fait partie du tableau » écrit encore Nancy Huston. Autrement dit, ce n’est pas seulement par la connaissance que la personnalité et l’œuvre se construisent, mais par son opposé, ce qu’on ne sait pas, ce que même on ne sait pas ne pas savoir mais qui, dans l’absolu, manque. L’écrivain trouve dans les silences des vies, dans leur mystère un espace où s’aventurer, il a besoin, pour que l’œuvre soit mouvement et pas seulement musée, de failles où se glisser, de béances, de gouffres, bref, de tout ce qui à la fois menace et ouvre.

 Et pour arpenter l’âme ferme, le cœur ancré, ces terres dérobées (elle n’est jamais bien loin la peur d’errer pour l’éternité dans les limbes où bébé Dorrit, non désirée, aurait dû échouer si elle n’avait miraculeusement vécu, si elle ne s’était pas accrochée) on convoquera ceux qui ont pavé le chemin, les Beckett, Gary, Woolf arpenteurs de gouffres, experts en vertige, moins mentors que semblables, moins maîtres que frères d’armes dans ce très beau combat contre les ténèbres et l’immobilité terrifiante.

© Carole Zalberg, 2014

copyright Eloïse Lièvre

*Nancy Huston était mon invitée à la librairie La Terrasse de Gutenberg le 14 novembre 2014, ainsi que Pierrette Fleutiaux, qui a présenté Terrestres, textes de Nancy Huston sur les œuvres du peintre Guy Oberson (Actes Sud, 2014).

A propos de « Loli le temps venu » de Pierrette Fleutiaux

« Loli le temps venu » ou le journal des révélations

Loli le temps venu

Fred Vargas décrit son personnage récurrent, le commissaire Adamsberg, comme un « pelleteur de nuages ». C’est ainsi qu’il nomme sa manière très personnelle de réfléchir, laissant, tandis qu’il déambule, ses pensées voleter autour de lui jusqu’à ce qu’elles composent un motif, ouvrent une brèche, se réorganisent en un faisceau de lumière. Pierrette Fleutiaux appartient à cette même famille de rêveurs pertinents, de promeneurs de la pensée sachant se rendre si poreux, si ouverts à ce qui les entoure que le sens les traverse, les rejoint, même, telles des particules jusqu’alors disséminées mais profondément, mystérieusement liées à eux.

« Loli le temps venu », le dernier ouvrage de Pierrette Fleutiaux, qui poursuit, après « Des phrases courtes ma chérie », « La saison de mon contentement » et « Bonjour Anne », ce qui apparaît a posteriori comme une série de l’intime en butte à l’univers, s’inscrit tout particulièrement dans cette veine poétique et baladeuse.

Le livre est en quelque sorte la trace, la capture attentive, respectueuse et souvent sidérée des courants, fulgurances, émotions, secousses et révélations provoqués par l’apparition, dans la vie de l’écrivain, de sa première petite-fille. Pierrette Fleutiaux y consigne en effet le bouleversement jamais anticipé qu’a produit en elle cette naissance. Elle s’attachera surtout à saisir le temps d’avant la parole, en femme de mots qui entrevoit, prise de vertiges, la puissance de ce qui circule dans l’absence de la langue, dans cet espace invisible et mouvant mais perceptible par brèves et miraculeuses percées, où l’humain est ce qu’il est depuis l’aube de son histoire, est aussi ce qu’il sera à l’heure de s’éteindre ou de finir de muter si radicalement que son lien à l’homme d’aujourd’hui aura sans doute été peu à peu oublié. Le livre – son principe, son désir et sa nécessité – est né à la faveur de l’une de ces percées.

Le résultat est d’une grâce et d’une vérité extraordinaire. Ce texte quasi amoureux (de l’enfant, de la vie qui sait s’imposer envers et contre les horreurs du monde) rend à l’être humain sa juste place d’élément de l’univers. A travers l’existence de sa petite-fille, la grand-mère est non pas renouvelée mais réinvestie, déployée, ouverte par mille canaux à ce qui l’entoure ou l’habite.

Là où on attendait de l’intime, on le trouve, bien sûr, mais si sensible, si frémissant qu’il touche au cosmique, presque au sacré, lumière et ténèbres confondues, parce que la magie de l’enfant neuve, ou plutôt le regard de la grand-mère sur l’enfant neuve sait les embrasser. C’est aussi et surtout une œuvre généreuse, portée par la joie du partage avec le lecteur tour à tour ému, ébloui, amusé. Heureux et reconnaissant de ce cadeau.

© Carole Zalberg

« Loli le temps venu », de Pierrette Fleutiaux, Odile Jacob, 2013.

A propos de l’oeuvre de Cécile Ladjali

Cécile Ladjali : la réincarnée

Rarement lecture d’une œuvre aura donné à ce point la sensation de cheminer au cœur des mots, d’y voyager comme dans une forêt dense qui attire, inquiète, avale, où l’on ne se repère que par trouées, mais alors ébloui et comblé, tous sens repus d’une poésie généreuse, vitale.
C’est que l’écrivain habite la langue, s’y est inventé, de lectures en écriture, des racines et des ailes avant d’y trouver, avec le somptueux « Shâb ou la nuit »* le chemin vers sa vérité.

Shâb ou la nuit
Cécile Ladjali l’écrit dans son dernier roman : elle est venue aux mots ainsi qu’on vient au monde, advenue, même, par ces mots en un monde longtemps scellé à force de silence. Tous ses livres sans exception rejouent quelque chose de cette réincarnation.
Bien sûr on ne comprend cela qu’après la lecture de « Shâb ou la nuit », poignante et sobre confrontation aux origines. On y suit l’orpheline, l’abandonnée dont les parents adoptifs, croyant la protéger, ont voulu effacer toute trace du passé, ont coupé derrière eux les ponts par peur qu’un jour elle les emprunte et, qu’à leur tour, ils soient abandonnés. Roshan est devenue Cécile et même les racines algériennes du père, on ne les a laissé survivre que dans le beau nom de Ladjali. Certes, en pleine guerre d’Algérie, il était difficile, en France, d’être à la fois notable et « Arabe ». Certes, l’époque exerçait sa pression. Mais c’était aussi le chemin possible vers l’Iran qu’on espérait ainsi condamner.
Or les origines, même enfouies profond, se rappellent à l’enfant : qui n’aime pas la peau blanche de sa mère, qui se rêve squaw quand on la déguise en Bretonne, qui dissimule un goût pour le chatoyant, les couleurs vives et chaudes. La vérité frappe à sa conscience mais les murs sont épais. Longtemps, Cécile obéit à une injonction de neutralité. Il s’agit de se fondre, de ne pas détonner. La fantaisie, l’invention, tout ce qui vibre est tacitement exclu. Jusqu’au miracle des livres, d’abord lus, puis écrits. C’est grâce à eux que le monde enfin s’ouvre. C’est dans ceux qu’elle produit que tout ce qui couvait se déploiera, entre liberté folle et maîtrise. C’est là encore qu’avant d’affronter sa propre histoire, l’écrivain confiera aux mythes revus, remixés, travestis, la mission de révéler.
Ainsi, dans « Les souffleurs », premier roman évoquant la passion du théâtre dans une langue baroque qui ne dédaigne pas le grotesque, certains motifs intimes comme l’anorexie, la maternité non désirée, sont déjà présents, mais fondus dans une trame où les frontières du réel et du merveilleux bougent sans cesse, où la vie intérieure, hypertrophiée, ne peut être contenue. Dans « Louis et la jeune fille », roman épistolaire allant et venant entre Première guerre mondiale et années 50, tout tient par les mots, la réalité n’existe que parce qu’elle s’écrit, s’inscrit en une trace qui relie les êtres, les époques. Avec « Les vies d’Emily Pearl », qui aurait pu s’intituler « Journal d’une menteuse », Cécile Ladjali joue encore avec le vrai et le faux, évoque les contraintes du féminin, met en scène une affabulatrice dont elle semble comprendre intimement l’élan : cette nécessité de se redéfinir. Que ses personnages écrivent, peignent (la Chapelle Ajax), soient musiciens (Aral), jouent la comédie ou s’opposent en des guerres éternelles (Hamlet/Electre) il n’est toujours question que de cela : échapper aux bornes, aux interdits, aux conditions de sa naissance, de son rang, de son sexe. Pour y parvenir on brouillera les pistes, on redistribuera les données : on s’en prendra à sa propre chair, on se voudra aveugle pour déceler la lumière, des yeux entendront, les couleurs seront palpables et les odeurs bruissantes. Et l’on ira décrocher dans la mort le trophée du vivant.
Avec « Shâb ou la nuit »,Cécile Ladjali a renoncé aux masques, est remontée aux sources des créations. Elle l’a fait, ce grand saut dans le vide que ses personnages, jusqu’alors, exécutaient pour elle. Et dans le vide, il y avait du plein. Son plein. Tous ses mondes réconciliés.

© Carole Zalberg

*Actes Sud, 2013.

Article également mis en ligne sur le site de La Revue des Ressources

Rencontre avec Gilles Leroy à la Terrasse de Gutenberg

Le jeudi 11 avril à 20h30, j’aurai le plaisir de recevoir Gilles Leroy

Gilles Leroy-(c)Stéphane Haskell

Son œuvre, d’une humanité complexe, s’attache aux grands solitaires, aux flamboyants que la vie éreinte, déploie, notamment vis-à-vis des femmes, une empathie presque douloureuse, dans laquelle entre aussi de la colère. Comme s’il leur en voulait de ne pas voir venir ni savoir se protéger du malheur, des désillusions. La phrase souvent âpre, exigeante, coule en charriant son lot de rocaille, contient interrogations et échappées, répare en opposant sa force aux ombres et au silence.

Nina Simone, roman
Dernier ouvrage paru : “Nina Simone, roman”, Mercure de France.

Librairie La Terrasse de Gutenberg
9 rue Emilio Castelar
75012 Paris
M° Ledru Rollin

Luc Lang à la librairie La Terrasse de Gutenberg, c’est ce soir à 20h30!

(…) Qui a lu Lang* depuis ses débuts considérera son dernier roman comme un sommet. D’où appréhender l’œuvre entière. La mère y est enfin exposée sans esquive, avec méthode, sous toutes ses facettes et Dieu sait qu’elle en possède. L’auteur a affûté sa langue, aiguisé son regard, en bon Indien, a bandé son arc. Ainsi armé, concentré à l’extrême et porté par son irréductible amour, il peut non pas dénoncer mais peindre, donner à voir celle qui, jusqu’à son dernier souffle, l’a ébloui, tenu captif, donc, de son indéniable mais non moins aveuglante lumière.(…)

Chronique complète et entretien ce soir à la librairie La Terrasse de Gutenberg, 9 rue Emilio Castelar, 75012 Paris. M° Ledru Rollin.

* Dernier ouvrage paru : « Mother », Stock, 2012.

Rencontre avec Sandra Reinflet

Le jeudi 6 décembre à 20H30, je recevrai Sandra Reinflet dans le cadre de mes rencontres à la librairie La terrasse de Gutenberg

Sandra ReinfletAvec cette ébouriffante jeune femme, on parlera peut-être moins d’écriture que de ce bel élan qui la porte inlassablement vers l’autre et dont elle a fait deux livres :

« Same same but different » et « Je t’aime maintenant », tous deux publiés aux éditions Michalon.

La demoiselle est aussi une chanteuse de talent. De la musique, il y aura donc aussi sûrement. Et comme toujours, de quoi trinquer…

Je t'aime maintenant

A propos de « Je t’aime maintenant » sur le site des éditions Michalon
Ecouter Marine Goodmorning là.
Librairie La terrasse de Gutenberg
9, rue Emilio Castelar
75012 Paris
M° Ledru Rollin

A propos de Claro

Claro, écrivain embarqué*

S’il n’était pas écrivain et traducteur, sans doute Claro serait-il un chimiste inspiré, un physicien fou, un médecin hanté par le mystère des corps. Depuis près de trente ans, il bâtit une œuvre dont le double moteur est l’invention. Ses livres, une vingtaine aujourd’hui, sont autant d’organismes où bouillonne l’histoire – la petite, la grande, peu importe : un seul et même mouvement complexe, qu’il décompose et recompose avec minutie et jubilation, parfois même une certaine rouerie. L’ossature de l’histoire selon Claro, c’est l’extraordinaire capacité humaine d’invention. De cette capacité, l’auteur est à la fois l’observateur et le très digne héritier et passeur, lui qui désire l’épreuve et cherche la combustion, lui dont la phrase semble encore se transformer alors même qu’on la lit.
Pour donner vie à ses textes-créatures, Claro n’écrit pas sur mais dans. Vue d’un peu loin et un peu vite, sa production foisonnante, protéiforme embrasse un sujet après l’autre, se balade dans le temps et l’espace à partir d’un point : faits divers, canular, groupe mythique, romans qui ne le sont pas moins. Claro, semble-t-il, est capable d’écrire avec souffle et conviction sur tout, voire sur n’importe quoi. De près et en se posant, ce qui frappe, c’est la porosité, commune à tous ses textes, aussi différents soient-ils. Claro, à partir du point (une vieille carne dans « Livre XIX » les Beatles dans « Black Box Beatles », un immeuble promis à la démolition dans « Enfilades », une hôtesse miraculée dans « Mille milliards de millieux », une intoxication suspecte dans « Tous les diamants du ciel », des personnages de fiction dans « Madman Bovary » ou « CosmoZ », etc., etc.), ne se contente, en fait, ni d’observer ni même de bâtir. Il se fraie. Un passage, un chemin, une cavité, des gouffres. Et c’est de là, dans la matière même (chair, âme, traces), des êtres et des choses, leur équivalent mots, qu’il écrit.
D’où les métamorphoses et le mouvement. D’où une lecture physique, jouissive et parfois éprouvante, sensationnelle comme le seraient un tour de montagnes russes ou un saut en parachute. Ça secoue, ça emporte, ça file le frisson ou le vertige, ça fait rire, pleurer, mal au ventre et grincer des dents. C’est excitant. Surtout, ça échappe. Lire Claro, c’est accepter cela, de ne contrôler ni le rythme ni la manière dont le texte touche, éclaire, se dérobe et soudain se dévoile. Lire Claro, c’est passer sans transitions ni le moindre égard (à chacun son boulot, lui d’écrivain embarqué, le lecteur de pionnier, dans ses pas) de zones opaques, oppressantes à des trouées. Une même phrase peut commencer en nœuds, colle, boue et finir en particules légères, en une éclaircie qu’on n’espérait plus.
On l’imagine, Claro, abordant chaque nouveau livre avec cette grâce et cette malice de l’enfant que tout homme impressionnant qu’il soit, il a su demeurer, au moins quand il s’agit d’écrire. On dirait qu’on serait une femme ET son désir, la musique ET son pouvoir, sa propagation, un chien ET son aboiement ou sa course, une main ET la peau qu’elle caresse. On dirait qu’on pourrait entrer dans les corps, les livres, tout ce qui existe ou a existé. Pas se déguiser, non, ni imiter, Devenir autre. Par les mots. C’est un rêve, bien sûr, qui danse sans cesse avec la folie et ne peut que se refuser : les mondes, les choses, les gens sont impénétrables. L’ignorer exige qu’on se perde, qu’on oublie, le temps du livre, qui est qui ou quoi ou quand. On nommera ce lâcher prise poésie. Celle de Claro, sa licence et sa puissance d’évocation, sont en tout cas capables d’enfanter des mirages. L’illusion du monde et la beauté de l’invention, sa vitalité, à défaut du réel impossible à saisir : déjà mort au moment où les mots prétendraient le dire.
Lire Claro, c’est éprouver avec lui, qui nous a fait confiance, le plaisir et la peur de s’immiscer.

© Carole Zalberg

* Texte écrit pour la rencontre avec Claro à la librairie La terrasse de Gutenberg le 22 novembre 2012

Claro à la librairie « La terrasse de Gutenberg »

Pour la reprise de mes rencontres à la librairie La terrasse de Gutenberg, le 22 novembre à 20h30, je recevrai Claro. On parlera de son ébouriffant dernier roman, Tous les diamants du ciel, paru chez Actes Sud en septembre dernier, mais pas seulement.
Et bien sûr, la soirée se terminera par un (ou plus vraisemblablement des) verre(s).
Je me réjouis de vous retrouver.

Claro

(…) Ce qui frappe, c’est la porosité, commune à tous ses textes, aussi différents soient-ils. Claro, à partir d’un point (les Beatles dans « Black Box Beatles », un immeuble promis à la démolition dans « Enfilades », une hôtesse miraculée dans « Mille milliards de milieux », une intoxication suspecte dans « Tous les diamants du ciel », des personnages de fiction dans « Madman Bovary » ou « CosmoZ », etc., etc.), ne se contente ni d’observer ni même de bâtir. Il se fraie. Un passage, un chemin, une cavité, des gouffres. Et c’est de là, dans la matière même (chair, âme, traces), des êtres et des choses, leur équivalent mots, qu’il écrit.(…)

CZ

Tous les diamants du ciel

A propos de « Du domaine des murmures » de Carole Martinez

Que les voix demeurent

 

Après le très beau et déjà très singulier « Le Cœur cousu », Carole Martinez convoque à nouveau dans « Du domaine des murmures » tous les éléments de notre monde, les invisibles comme les incarnés, pour redire la puissance et la vulnérabilité des femmes.
L’époque du récit est très éloignée : un XIIème siècle dont l’essence et plus concrètement l’ossature même semblent être les mille et un visages de la foi avec ce qu’elle implique de force et de bienveillance et aussi ses contraires, faiblesse des âmes s’en remettant au divin, intolérance face à ce qui diffère ou se veut libre.

Ainsi d’Esclarmonde qui, à 17 ans, préfère la réclusion à un mariage imposé. Le roman repose entièrement sur ce paradoxe, en déploie toutes les ramifications : c’est en s’enfermant que la jeune fille refuse les contraintes de son siècle, de sa lignée et se libère, c’est en entrant dans la tombe, et donc en quittant le vivant, qu’elle y accède, le ressent, l’invente jusqu’à la vérité.

Impossible de raconter cette histoire qu’on devine inspirée d’un goût de l’auteur pour ces temps où, se souvient la narratrice « le monde était poreux, pénétrable au merveilleux », impossible de dévoiler des éléments précis de ce conte tragique et fabuleux sans risquer de gripper, pour le lecteur, sa mécanique implacable,  son enchaînement quasi-organique.

On dira que les pères interdits de tendresse envers leurs filles y sont forcés à dévier, que la sensualité bridée remonte telle sueur sur la peau, se faufile par les voix et le vent, envahit l’espace et les mots. De même le dehors pénètre Esclarmonde à la faveur du vide où elle se tient, habite ses songes. Défilent alors, page après page d’une écriture précise et mélodieuse, des paysages familiers ou exotiques traversés de bruits et d’odeurs, l’absurdité et l’horreur très concrète des Croisades, le grand désordre de l’âge. Esclarmonde hallucinée dit les corps épanouis ou martyrs, fait entendre la musique du désir empêché ou assouvi et l’on ne peut douter que c’est de sa propre chair, en complicité avec ses propres fantômes que Carole Martinez extirpe le souvenir collectif des affronts faits à la femme qui, de son ventre, accède ainsi à l’univers. Ce pouvoir que, de tous temps, on lui a envié, c’est ce qu’aujourd’hui encore on cherche à empêcher. Lutter consiste, entre autres, à toujours discerner le murmure de ces femmes muselées, à réinventer la voix dont on les a privées. Carole Martinez, en deux romans habités, a su lever une armée de mots pour ce combat qui sûrement va durer.

« Le chant recoud ce que le cri déchire » dit-elle. Alors « Du domaine des murmures » est à la fois le cri et le chant.

 

 « Du domaine des murmures », Carole Martinez, Gallimard, Goncourt des lycéens 2011.

© Carole Zalberg