A propos de « Bad girl », de Nancy Huston

FAIRE FEU DE TOUS MOTS

 A propos de Bad girl, classes de littérature, de Nancy Huston*, Actes Sud, 2014.

Nancy Huston à la Terrasse de Gutenberg

 D’emblée inclassables, les classes de littérature que propose Nancy Huston avec Bad Girl composent un texte brillant et rauque dont le rythme – à la fois un galop et des arrêts, des pauses inquiètes avant les plus hauts obstacles – et la langue précise, servent une enquête en terre intime, là où se jouent les drames, où se dessinent les failles, où naissent élans, regard et pulsations qui nous font écrivains.

 Si elle suit une chronologie classique au premier niveau du récit : de la conception de la mauvaise fille Dorrit à sa naissance : « Allez, ouste, petite, sors-toi de là ! », Nancy Huston fait tenir dans ces neuf mois – les fertilise, en quelque sorte, les engrosse – tout ce qu’elle connait du passé de ses parents, de leurs lignées, tout ce qu’elle a pu recueillir à propos des êtres dont elle est issue ainsi que des éléments de sa propre enfance, ceux dont elle se souvient et ceux qu’elle n’a pas directement éprouvés. En cela, Bad girl est une collection quasi compulsive. Et le temps du livre, complexe, troublant, est le temps de cette collection en cours confondu à celui de son exposition. Il s’agit de chercher avant, pendant et, par des projections souvent vertigineuses, après soi, ce qui constitue un individu, ce qui non seulement le raconte mais l’a forgé. Et puisque ce « soi » là est écrivain, l’autobiographie recense les classes de littérature et, ce faisant, devient l’une d’elle, qui fait feu de tous mots et enrôle le lecteur dans le processus au point qu’il doit souvent s’arrêter, soit pour laisser filer tranquille les émotions, souvenirs, paroles remontées à la surface, soit, au contraire, pour les saisir, les décortiquer, les déplier.

 Un seul terreau, un moule unique pour fabriquer l’écrivain et tout créateur, selon Nancy Huston : la famille. « Les gens te demanderont souvent pourquoi la famille est ton thème de prédilection, écrit-elle, et tu les regarderas, perplexe. Y en a-t-il d’autres ? » En l’occurrence, sans doute comme elles le sont toutes derrière les « apparences harmonieuses », une famille pleine de cahots et de ruptures, pleine de vides où s’abîmer. Mais « ton ignorance fait partie du tableau » écrit encore Nancy Huston. Autrement dit, ce n’est pas seulement par la connaissance que la personnalité et l’œuvre se construisent, mais par son opposé, ce qu’on ne sait pas, ce que même on ne sait pas ne pas savoir mais qui, dans l’absolu, manque. L’écrivain trouve dans les silences des vies, dans leur mystère un espace où s’aventurer, il a besoin, pour que l’œuvre soit mouvement et pas seulement musée, de failles où se glisser, de béances, de gouffres, bref, de tout ce qui à la fois menace et ouvre.

 Et pour arpenter l’âme ferme, le cœur ancré, ces terres dérobées (elle n’est jamais bien loin la peur d’errer pour l’éternité dans les limbes où bébé Dorrit, non désirée, aurait dû échouer si elle n’avait miraculeusement vécu, si elle ne s’était pas accrochée) on convoquera ceux qui ont pavé le chemin, les Beckett, Gary, Woolf arpenteurs de gouffres, experts en vertige, moins mentors que semblables, moins maîtres que frères d’armes dans ce très beau combat contre les ténèbres et l’immobilité terrifiante.

© Carole Zalberg, 2014

copyright Eloïse Lièvre

*Nancy Huston était mon invitée à la librairie La Terrasse de Gutenberg le 14 novembre 2014, ainsi que Pierrette Fleutiaux, qui a présenté Terrestres, textes de Nancy Huston sur les œuvres du peintre Guy Oberson (Actes Sud, 2014).

Texte de présentation de la soirée Premiers romans, nouveaux talents du 2/10/14

Histoires de places

Pierrette : Attention. Vous, et vous, et vous. Vous êtes vus. Nous tous, nous avons été vus. Nous sommes entrés dans une boutique, une grande surface, un centre commercial. Nous sommes passés devant un œil, non pas celui d’une caméra, celui-là n’a rien à dire, mais l’œil vivant d’une sentinelle, le plus acéré qui soit, et drôle, et moqueur et profond. Et devant cet œil, quelles bizarres créatures nous sommes ! Nous, vous, eux, tous épinglés, vus, vus…

Carole : Et ce qu’on voit, c’est que chacun cherche sa place, à commencer par Ossiri, l’étudiant ivoirien arrivé sans papiers en France en 1990. Il sera vigile, autrement dit Debout payé, comme son père et tant d’autres avant lui. Et y a-t-il meilleur poste d’observation pour revenir, en brossant le portrait de travailleurs immigrés d’abord désirés puis plus ou moins haïs, sur un demi-siècle de relation entre la France et l’Afrique ? Y a-t-il meilleure place pour épingler les mille et un  effets de notre inconsolable besoin de consommation ? Gauz, à travers des personnages plus vrais que nature, s’y attelle d’une écriture alerte et souvent hilarante – même si le rire se coince parfois dans la gorge –, répond à l’aliénation par l’invention.

Rien, en revanche, n’est à sa place dans Tram 83, de Fiston Mwanza Mujila. Tout déborde, dérape, transpire et s’échappe : sens, sons, sexe et sang. Dans ce bar-bordel d’une Ville-Pays monstrueuse et enjôleuse, l’écrivain dont la langue brasse large, du lyrique au grotesque en empruntant au slam, mais sous acide, fait vivre un monde à la fois codifié et cul par-dessus tête, organise avec gourmandise et un rien de cruauté le chaos planétaire et notre vertige.

Oui, nous allons être bousculés, triturés, malaxés, tabassés, caressés, nous aurons les polices politiques à nos trousses, nous causerons des émeutes, nous serons poète, éditeur, magouilleur, creuseur dans les mines, nous descendrons nos canettes de bière au milieu des filles-canetons, des filles aux seins-grosses-tomates. Fiston Mwanza Mujila fait de Tram 83 le nombril du monde, où la langue se réinvente, où la vie pulse à pleins tubes, c’est chaud, chaud…

Et maintenant c’est froid, froid. On se calme. Beaux quartiers de Paris, un immeuble qu’on appelle le Palais, habité par une Princesse moyen-orientale obèse et triste, par un Prince jouisseur, tyranniques tous deux, très riches, et dangereux.

C’est là que Dusan le Serbe, modeste héros du roman de Bruno Deniel Laurent, L’idiot du palais trouve sa place. De fil en aiguille et de vague cousin en connaissance louche, le voici agent de sécurité. En quelques années, l’homme que rien n’appelle à l’extérieur, vertigineusement corvéable, donc (c’est un prérequis pour l’embauche), y fera son chemin jusqu’à être responsable de La Porte. La place nécessite d’être à la fois l’idiot du titre, sans idées (politiques) , sans jugement (sur le physique et les capacités d’engloutissement et d’inertie de la princesse), sans mémoire (des frasques du prince), et assez vif et subtil pour que, quoi qu’il arrive,  toutes les fourmis  de cette fourmilière qu’est le Palais continuent de remplir leur tâche. Restent à leur place.

Dusan vit dans la peur, dans ce palais ultra-hierarchisé, où les ordres tombent d’en haut comme des couperets… dont il vaut mieux savoir se garer.

Dans une langue qui oscille entre rapport d’activité et chronique grinçante, l’auteur dissèque ce monde clos et ses excroissances. Entre ses lames, le cerveau d’une société malade.

« L’idiot du palais » est une parabole glaçante, parce qu’on la subodore  d’une parfaite justesse.

Dans un pays très chaud, il peut faire très froid aussi. Surtout lorsqu’on est un enfant, un enfant « qui a vu des cadavres ».

Antoine Wauters, avec Nos mères, interroge un autre type de place, celle des enfants face à toutes les figures de la maternité. Avec ce pluriel superbe et génial, tout est dit de l’amour des mères, ambigu parce qu’il attend autant qu’il insuffle, parce qu’il est, dans un même élan, le poison et le remède. Tout est dit aussi d’un petit garçon transbahuté, déplacé de son insaisissable mère biologique à une mère adoptive au cœur miné par un passé d’abus.

Il lutte, cet enfant solitaire et enfermé, s’invente des frères et sœurs à qui parler, des alliés, des semblables, les multiplie. Et multiplie les mères aussi, qui finissent par dérailler toutes, c’est qu’elles ont connu trop de souffrances, Antoine Wauters compose ainsi un magnifique requiem pour les femmes.

Dans son texte rocailleux, explosif et pourtant tendre à pleurer, cette lamentation sans pathos, la guerre occupe finalement toute la place. Ancienne ou présente, larvée ou dévoreuse, toujours étrangère et toujours intime, elle n’est ni décor ni péripétie, mais le monde de l’enfant et de ses mères, avec pour seul refuge, la poésie des pierres, des corps, des mots.

Car l’enfant est aussi une éponge sensorielle, sa vie intérieure se mêle à la matière du monde, devient une matière romanesque étrange et si réelle, ponctuée d’onomatopées « pan, waouh, hop, pan, pan », parce qu’on reste un petit garçon, n’est-ce pas, même quand le monde perd tout sens.

 Alma, la narratrice de L’oubli, est quant à elle à la mauvaise place au regard de l’ogresque Shoah : trop jeune pour l’avoir vécue et légitimement l’évoquer ou la taire, trop jeune même pour être fille de, et, cerise sur le gâteau rance,  issue d’une famille qui a su s’exiler à temps. Ni touchée dans sa chair ni dans celle de sa lignée, Alma est pourtant prise dans cette trame de cauchemar comme une mouche à une invisible toile. Alma n’a rien à voir avec ça (ce marigot, ce gouffre), elle veut jouer, boire et danser.

Elle déambule dans Paris, accrochée à Daft Punk à son pepsi et ses donuts, dérisoires mais pas négligeables doudous au pays du non-sens. Son cerveau mouline non-stop, comme une balle de flipper renvoyée de ci de là, se tortillant pour échapper à l’obsession des nombres tragiques (6 ooo ooo), Alice désorientée errant dans un champ mental où ne poussent que des questions sans réponse.

Elle veut la paix et donc l’oubli. Mais son quotidien futile est hanté. Tout l’agrippe, la rattrape, lui jette au visage le naufrage de l’humanité. L’oubli se révèle impossible et ce roman insolent fait à sa manière hérissée et véhémente, œuvre de mémoire.

 © Pierrette Fleutiaux, Carole Zalberg

A propos de « Loli le temps venu » de Pierrette Fleutiaux

« Loli le temps venu » ou le journal des révélations

Loli le temps venu

Fred Vargas décrit son personnage récurrent, le commissaire Adamsberg, comme un « pelleteur de nuages ». C’est ainsi qu’il nomme sa manière très personnelle de réfléchir, laissant, tandis qu’il déambule, ses pensées voleter autour de lui jusqu’à ce qu’elles composent un motif, ouvrent une brèche, se réorganisent en un faisceau de lumière. Pierrette Fleutiaux appartient à cette même famille de rêveurs pertinents, de promeneurs de la pensée sachant se rendre si poreux, si ouverts à ce qui les entoure que le sens les traverse, les rejoint, même, telles des particules jusqu’alors disséminées mais profondément, mystérieusement liées à eux.

« Loli le temps venu », le dernier ouvrage de Pierrette Fleutiaux, qui poursuit, après « Des phrases courtes ma chérie », « La saison de mon contentement » et « Bonjour Anne », ce qui apparaît a posteriori comme une série de l’intime en butte à l’univers, s’inscrit tout particulièrement dans cette veine poétique et baladeuse.

Le livre est en quelque sorte la trace, la capture attentive, respectueuse et souvent sidérée des courants, fulgurances, émotions, secousses et révélations provoqués par l’apparition, dans la vie de l’écrivain, de sa première petite-fille. Pierrette Fleutiaux y consigne en effet le bouleversement jamais anticipé qu’a produit en elle cette naissance. Elle s’attachera surtout à saisir le temps d’avant la parole, en femme de mots qui entrevoit, prise de vertiges, la puissance de ce qui circule dans l’absence de la langue, dans cet espace invisible et mouvant mais perceptible par brèves et miraculeuses percées, où l’humain est ce qu’il est depuis l’aube de son histoire, est aussi ce qu’il sera à l’heure de s’éteindre ou de finir de muter si radicalement que son lien à l’homme d’aujourd’hui aura sans doute été peu à peu oublié. Le livre – son principe, son désir et sa nécessité – est né à la faveur de l’une de ces percées.

Le résultat est d’une grâce et d’une vérité extraordinaire. Ce texte quasi amoureux (de l’enfant, de la vie qui sait s’imposer envers et contre les horreurs du monde) rend à l’être humain sa juste place d’élément de l’univers. A travers l’existence de sa petite-fille, la grand-mère est non pas renouvelée mais réinvestie, déployée, ouverte par mille canaux à ce qui l’entoure ou l’habite.

Là où on attendait de l’intime, on le trouve, bien sûr, mais si sensible, si frémissant qu’il touche au cosmique, presque au sacré, lumière et ténèbres confondues, parce que la magie de l’enfant neuve, ou plutôt le regard de la grand-mère sur l’enfant neuve sait les embrasser. C’est aussi et surtout une œuvre généreuse, portée par la joie du partage avec le lecteur tour à tour ému, ébloui, amusé. Heureux et reconnaissant de ce cadeau.

© Carole Zalberg

« Loli le temps venu », de Pierrette Fleutiaux, Odile Jacob, 2013.

Texte de présentation de la soirée Premiers romans, nouveaux talents à la SGDL

UNIQUES

Pierrette Fleutiaux : Sans doute devinez-vous pourquoi vous avez été convoqués, tous ici, ce soir. Réorganiser notre société est la seule solution possible pour sauvegarder notre compétitivité.
Dominique Lebrun : Nous sommes licenciés ?
PF : Disons que nous vous faisons une offre de reclassement. Nous prenons en charge les frais d’installation. Le contrat est de six jours de travail sur sept, pour une rémunération mensuelle de 69 euros… A Bangalore.
DL : Mais c’est où, Bangalore ?
PF : En Inde.
Carole Zalberg : A la guerre comme à la guerre…

Et c’est bien la guerre économique qui innerve la passionnante entreprise de Dominique Paravel. Il s’agit, avec « Uniques », de délimiter un espace – la rue Pareille, à Lyon – et d’en épuiser tous les sens. On fouillera les moindres recoins, les pensées secrètes, les membres jeunes ou éreintés, on s’attardera sur les visages, on creusera les mémoires enracinées ailleurs et les sols, ces mille-feuilles d’histoire, on détricotera le temps, on dénouera les fils des vies entrecroisées. Au centre de cet espace, un cœur palpitant, un ogre : l’usine de textile dont l’évolution est l’exact reflet d’un siècle écartelé entre le progrès et la loi implacable du rendement. « Uniques » est le portrait méticuleux d’une humanité qui ne se laissera jamais tout à fait réduire au rejet industriel, au maillon faible.

AUTOPSIE DES OMBRES

PF : C’est aussi la guerre dans « Autopsie des ombres » de Xavier Boissel, mais « pas une guerre comme les autres ». Pierre Narval a été soldat de l’ONU, casque bleu, en Bosnie. Mission étrange, où il était témoin passif de l’œuvre de mort, où le seul fait d’armes autorisé était de patrouiller les rues pour détruire les chiens errants. A son retour, cette guerre fantôme se superpose comme un calque à tout ce qu’il voit, se glisse dans les interstices de sa dérive.
Les lieux qu’il traverse, supermarchés, aires d’autoroutes, pourraient être ceux du roman de Dominique Paravel, mais désertés et photographiés en surexposition après une catastrophe indéterminée.
J’ai pensé à Coetzee « Michael K, sa vie, son temps « .

CZ : Identité, chronologie, géographie, tout est éclaté dans cet « Autopsie des ombres » qui évoque en chuchotant le fracas de la guerre, dépeint, pour dire le chaos, l’immobilité qui serait un saisissement, la glace que l’effroi étend sur les cœurs et les corps quand la mort est le quotidien. A l’image du récit livré par injections d’une phrase tantôt lyrique et dense, tantôt à la limite de la désincarnation, le narrateur, hanté par une neutralité déchirante, invivable sur le territoire des combats, se fragmente sous nos yeux, doit laisser s’accomplir cette redistribution de lui-même, ce tri patient des ombres, s’il veut avoir l’espoir de se recomposer un jour.

L’ESPRIT DE L’IVRESSE

PF : Et voici une autre sorte de guerre, celle qui n’a pas vraiment eu lieu, comme un alcool fort dont on n’aura que humé les vapeurs étourdissantes. Dans « L’Esprit de l’ivresse », de Loïc Merle, nous accompagnons – ou plutôt l’écriture – accompagne trois figures, un vieil Algérien qui rentre fatigué dans sa cité avec son cabas, une jeune révolutionnaire au parcours exalté et chaotique, et un homme de responsabilités, le président Henri Dumont, tourmenté et accablé.

CZ : Ce roman est un fleuve tumultueux, sang d’encre investissant un corps après l’autre, collant aux mouvements : fatigue, chute, soubresauts, emportements, brassant les silences autant que les cris. Pas un instant il ne quittera ce vaste et multiple lit des humeurs, des perceptions qui, par hasard, par miracle, par erreur et par propagation, entraînent l’ivresse, déclenchent la révolution. Le lecteur qui se laissera embarquer par le flot lyrique et furieux de Loïc Merle en sortira haletant, fourbu et probablement pris d’une impérieuse envie d’en découdre, de ne pas laisser mollement passer le monde et ses cruautés.

MONDE SANS OISEAUX

PF : Est-ce aussi une guerre qui aurait détruit les créatures ailées dans « Monde sans oiseaux » de Karine Serre?
La petite fille qui demande à sa mère s’il y a vraiment eu autrefois de ces créatures appelées oiseaux n’en saura rien. Nous non plus. Pas le temps d’épiloguer, il faut vivre. Et nous vivons avec cette petite fille nommée Petite Boîte d’os par son père pasteur. La communauté est établie au bord d’un lac où nagent des cochons fluorescents, où s’entassent au fond les cercueils des morts. Et c’est dans une réalité à la fois onirique et très concrète que se vivra la magnifique histoire d’amour de Petite Boîte d’os avec le vieux Joseph, lequel est arrivé au village précédé d’une étrange rumeur, mais qui se révèle un mari très tendre et un extraordinaire pédagogue.
Monde sans oiseaux est un roman véritablement planant. J’ai eu du mal à en redescendre.

CZ : Karine Serre est une embrouilleuse de mondes, une enchanteuse du banal. Impossible de savoir où l’on se tient dans ces pages à la poésie souvent cruelle et la violence engluée d’amour. L’anticipation croise la nostalgie, l’invention la plus débridée côtoie un réalisme précis, acide, et l’émotion se moque un peu d’elle-même, appelle un humour enfantin, volontiers féroce, donc. Et comme la belle eau du lac où dérivent les morts, les maisons englouties, les phrases limpides et brillantes de ce « Monde sans oiseau », leur musique entêtante réservent de sombres et somptueuses surprises.

MARTY MAY

Lorsqu’il tombe sur Al White, un ancien de sa classe, devenu richissime marchand d’armes, et qui pourrait sans doute booster sa carrière de rock star en panne, Marty May, bien imbibé, lui hurle « Assassin » avec un regard de fou ! Marty a connu la gloire très jeune, mais les temps sont durs pour un artiste comme lui, intègre et fragile, et peu fait pour le business et ses guerres.

CZ : Le talent d’Eliott Murphy tient, entre autres, à son choix des armes – l’humour désabusé plutôt que l’aigreur, la lucidité élégante plutôt que la complainte – pour faire revivre ce tournant de la scène rock que Marty May, son anti-héros, n’a pas su prendre. On aime aussi qu’en contrepoint de la satire d’un monde du showbiz narcissique et rongé d’anxiété, l’auteur rende hommage avec une tendresse contagieuse à ceux, musiciens restés en marge, découvreurs sincères, pour qui la musique est une autre manière de respirer.

Introduction à la soirée premiers romans de la SGDL, le 27/09/12

Introduction à la soirée premiers romans de la SGDL, le 27/09/12

 

Carole Zalberg : Si l’on vous dit « résurrection », vous allez penser bondieuseries, ou surnaturel. Vous n’en trouverez pas trace dans les cinq premiers romans qui ont particulièrement retenu notre attention. Pourtant, il s’agit bien de cinq œuvres de résurrection.

Pierrette Fleutiaux : Résurrection d’une troupe de théâtre et d’un pan d’histoire chez Lucile Bordes,

CZ : résurrection de l’enfant qui, je cite « voulait crever » chez Manuel Candré,

PF : résurrection du père et d’un Iran emporté par la révolution chez Yassaman Montazami,

CZ : résurrection d’une petite pute et des victimes du tremblement de terre en Haïti chez Makenzy Orcel,

PF : résurrection d’un génie et de l’univers de la recherche au XXème siècle avec Yannick Grannec…

CZ : Et tout cela par la grâce de la littérature.

 

PF : Avez-vous parlé avec votre grand-père, parlé vraiment, parce qu’il va mourir ? Peut-être, je l’espère. Mais vous n’avez sans doute pas eu la surprise de votre vie, celle de vous découvrir fille d’une dynastie glorieuse, celle en somme de vous découvrir marquise. Marquise de quoi ?  C’est justement ce que raconte le livre de Lucille Bordes Je suis la marquise de Carabas, chez Liana Lévi. Marquise à la manière du fils du pauvre meunier, que son chat fait marquis de Carabas dans le conte de Perrault. Mais le livre est bien plus qu’un conte, c’est l’histoire d’une célèbre famille de marionnettistes, le grand théâtre Pitou qui commence en 1850, lorsqu’un garçon épicier décide de suivre une troupe de saltimbanques. La troupe avec lui s’étoffe, elle  traverse la guerre de 1870, affronte le rejet à l’égard des itinérants du spectacle, atteint la célébrité, connaît son apogée avant celle de 14-18, puis son déclin avec l’arrivée du cinéma. A travers les aventures parfois rocambolesques de la troupe, se lit une dévotion sans faille à la marionnette à fils, je cite « la plus noble parce qu’elle est plus difficile à manier et qu’elle imite la vie », une dévotion à l’art.

CZ : Avec ce roman qui retrace donc la quasi-épopée d’un théâtre de marionnettes et de la famille de l’auteur – qui l’a autrefois créé, animé, porté de villes en villages avec la nécessaire foi des missionnaires –, on a le sentiment de passer derrière les rideaux d’une scène, de mettre en quelque sorte le nez dans le moteur de ces spectacles ambitieux, minutieux, engagés, littéralement tenus à bout de bras par quelques passionnés qui y laisseront tour à tour leur peau. Dans ce même mouvement, paradoxalement, on va aussi chercher le rêve, cet autre moteur, derrière une réalité un peu terne, celle d’un vieil homme en fin de vie. C’est subtil, bien construit, tissé de silences riches et tout vibrants de cette fascination un peu frustrée que l’on ressent vis-à-vis des histoires originelles et de leur part enfouies, enfuies, à ressusciter, donc, comme le fait Lucile Bordes avec brio.

 

PF : Autour de moi, de Manuel Candré, chez Joëlle Losfeld, c’est-à-dire autour du jeune garçon Manuel ou sans doute de l’auteur, ce n’est que remous et secousses, fragments de souvenirs, trop forts, trop violents, qui culbutent en désordre, de la falaise de temps d’où son enfance s’est écrasée et dont des morceaux ne cessent de dégringoler sur lui. Parfois il les reçoit avec humour, et parfois avec une colère dévorante, de celles qui pourraient pousser au meurtre, à la mort.

CZ : Ce texte a tout du kaléidoscope. Parce qu’il est composé de fragments, bien sûr, et s’offre donc en phrases taillées, en juxtapositions mouvantes de couleurs éclatantes ou moroses, en bribes vivaces libérées par un reste de rancœur, délavées par le temps et sa traîne de chagrin, et réarrangées par l’œil d’aujourd’hui, dans un présent d’où l’auteur peut tout remuer, faire à nouveau lever la rage et les vertiges puisqu’il se sait sauf. Mais c’est aussi un kaléidoscope en tant que vestige, par son contexte, ses décors et ce qu’ils convoquent en nous d’une enfance d’autrefois, avant l’omniprésence des écrans.

 

PF : Le meilleur des jours, c’est ce que signifie le nom persan, Beyrouz, que donna une mère adorante à son fils, miraculé à la naissance. Et c’est le titre que donne à son roman paru chez Sabine Wespieser, la fille de ce dernier, Yassaman Montazami. Je cite « « Karl Marx et mon père avaient un point commun : ils ne travaillèrent jamais pour gagner leur vie. « Les vrais révolutionnaires ne travaillent pas », affirmait mon père. Cet état de fait lui paraissait logique : on ne pouvait œuvrer à l’abolition du salariat et être salarié – c’était incompatible. » A travers ses souvenirs, tragiques ou cocasses, au fil des allers et retours entre Téhéran et Paris, Yassaman fait revivre un père qu’elle adula, un homme délicieux, fantasque, très cultivé, pas toujours bien responsable mais généreux.

CZ : Avec ce roman qui tient autant de la chronique que du tombeau littéraire, l’auteur parvient à saisir la complexité des êtres et des mondes. Et Dieu sait que ces mondes divers et brassés des Iraniens hors d’Iran sont complexes, font voler en éclats les codes, les hiérarchies, les frontières. Yassaman Montazami a le pinceau léger mais ferme, fait apparaître point par point une galerie de portraits inoubliables et surtout son père disparu, sa belle énergie butée. C’est tendre, drôle. Un fragment coloré et vivant dans la mosaïque des livres d’exil, en plus d’être un émouvant geste d’amour.

 

PF : A Port-au-Prince, après le tremblement de terre, dans la grand-rue devenue, je cite, « vallée de béton et de poussière blanche», une prostituée fait un deal avec un client qui lui a dit être écrivain: il ne pourra la sauter que s’il écrit ce qu’elle a à lui raconter. Elle veut un livre pour toutes les putains disparues dans cette chose « pour les rendre vivantes, immortelles » dit-elle.Et c’est le titre du livre de Makenzy Orcel, Les immortelles, chez Zulma A eux deux, chacun à leur façon, ils œuvreront à la résurrection de ces femmes, et surtout de l’une d’entre elles, une toute jeune fille, Shakira, éprise de littérature et du poète Jacques Stephen Alexis. Récit fougueux qui semble courir entre les décombres, tel un fantôme mutilé, comme talonné par les tremblements du sol : il y a urgence à dire les douleurs et les beautés de ces femmes, et surtout de celle qui ne rêvait que poésie…

CZ : Makenzy Orcel donne ainsi la parole aux indignes, se fait scribe et justicier de ces putes de Port-au-Prince braves et usées comme de vieux soldats. Remplaçables mais chacune un petit royaume plus ou moins puissant et convoité, formant, toutes ensemble depuis la nuit des temps, une lignée d’immortelles. Le monde les a mille fois déçues, a trahi tous leurs rêves, a flétri ou flétrira leur chair bien avant l’âge ; on jurerait que rien en elles n’est encore susceptible de s’accrocher à l’existence qui leur offre si peu et si mal. Et pourtant, c’est bien un indécrottable espoir d’aimer et d’être aimé qu’Orcel met au jour en dégageant rageusement les décombres de la ville et des vies.

 

PF : Si je vous dis que le roman, La déesse des petites victoires, de Yannick Grannec, chez Anne Carrière, met en scène une danseuse de cabaret et un étudiant surdoué, qu’ils se marièrent et vécurent ensemble 50 ans, vous allez penser « roman à l’eau de rose ». Vous vous tromperez dans les grandes largeurs. Ils existèrent bel et bien tous les deux et leur vie ne fut pas un chemin de roses. Lui, c’est Kurt Gödel, génie des mathématiques et de la logique. Elle, c’est Adèle, Adèle, c’est tout, mais qui durant 50 ans aida à survivre son grand homme, un éternel malade, hanté de phobies, anorexique et qui malgré ses soins se laissa mourir de faim. « Cet amour peu ordinaire fut mon cheval de Troie », dit Yannick Grannec. Grâce à lui, nous entrons à Vienne avant la seconde guerre mondiale, puis à Princeton, ce refuge de génies immigrés, où nous côtoyons Einstein, un proche de Gödel, et bien d’autres. Seul personnage véritablement de fiction, Anna, documentaliste à Princeton, qui a pour mission d’obtenir que la veuve de Gödel, vieille dame perspicace et peu commode, lègue les papiers de son célèbre mari à l’université. Et c’est ainsi que tout commence…

CZ : Belle idée que ce portrait indirect, cette vision intime, à la fois amoureuse et lucide d’un personnage jusque-là résumé à son génie. Or, du génie à la démence il n’y a qu’un pas. C’est cette valse permanente au bord du gouffre que choisit de raconter Yannick Grannec. Au fil des pages, l’ordinaire Adèle, l’épouse éblouie par son illuminé, la sacrifiée à peu près consentante, la déesse du titre, s’impose en rempart contre la chute autant qu’en indispensable maillon entre la quête obscure et la percée théorique. Car la science est ici un trésor attendant d’être inventé, une vérité révélée aux plus ou moins fous ; qu’on sait gré à l’auteur de nous laisser entrevoir.

Texte de présentation de la soirée premiers romans à la SGDL

En attendant la vidéo…

Pierrette Fleutiaux : Carole ? L’un de tes fils a-t-il  déjà dû remplir un arbre généalogique pour sa maîtresse à l’école ?

Carole Zalberg : Non, mais si j’avais dû le faire, j’aurais sûrement eu autant de surprises et rencontré autant d’écueils que la narratrice du roman de Sylvie Tanette, Amalia Albanesi, chez Mercure de France.

PF : Le passé, la narratrice s’en souciait peu jusque là. Mais son fils la questionne. Et la voilà à essayer de reconstituer, à partir de presque rien, la vie de son arrière-grand-mère Amalia. Fillette née dans un rude village d’Italie du Sud, où la poussière rouge envahit tout. Arrive d’on ne sait où le beau Stepan Iscanderini, qui s’appellait plus probablement Iskenderoglu, ou Iskandar, on ne saura jamais. Amalia, contre l’avis de tous, l’épouse. Elle a 15 ans. On les retrouvera à Alexandrie. Puis c’est 1917,  le beau Stepan disparaît, sans doute vers la Russie pour construire le socialisme, exit l’arrière-grand-père. Mais pas les autres…

Comme entraînée par une flûte magique issue des blancs de son histoire, la jeune maman court après des bribes de phrases, des souvenirs sans suite, des fragments énigmatiques, se retrouve plongée dans l’histoire de l’Europe, ses migrations de populations, ses guerres et révolutions, le fameux arbre généalogique plonge des racines partout, au gré du hasard,  destins extraordinaires de gens ordinaires, non-dits et oubli des familles, une véritable épopée dans un court livre plein d’allant, qui, mine de rien, met à mal les fantasmes de pureté raciale et d’identité nationale.

CZ : On peut se demander pourquoi ce roman est si poignant. Ce qu’on entend, à travers les phrases courtes de Sylvie Tanette, des notes oui, courant comme autant de pas vers le passé, c’est la béance et donc la fragilité que portent tous ceux dont la généalogie conservera à jamais des zones d’ombre, des pans entiers d’un silence vertigineux. Tous ceux qui ne pourraient répondre à la demande apparemment anodine d’une institutrice.

PF :  Novembre 87. Russie Centrale. Une jeune femme rêve. Elle s’appelle Léna, et c’est le titre du roman de Virginie Deloffre, chez Albin Michel.
Au cœur de l’interminable patience russe, Léna est une femme en attente, une femme entre passé et avenir.
Sa vie est ponctuée par les visites de son mari, cosmonaute, qui vit au loin, et par les lettres qu’elle écrit à  Mitia et Varia, son unique famille.
Ces deux-là vivent ensemble, dans le nord de la Sibérie, près du cercle polaire, et ils sont aussi peu appariés que possible. Varia est une bonne vieille volumineuse et ronchonneuse, haute en couleurs, aveuglément dévouée au Parti. Mitia est un intellectuel taciturne, géographe en résidence surveillée chez Varia, et voilà, c’est le décor de Léna, son histoire.

Car ce qui unit ces deux vieilles personnes, c’est Léna, qu’ils ont recueillie enfant et aimée et protégée. Cette Léna aujourd’hui mariée à un cosmonaute, mais figée dans les glaces d’un atroce souvenir d’enfance.

Quatre personnages au travers desquels transparaît l’histoire de la Russie, ses archaïsmes et sa modernité technologique, portés et comme assourdis de neige par la douce voix de Léna, comme un air de balalaika dans les lointains…

CZ: Avec toute la délicatesse qu’impose son héroïne immobile, flamme vacillante menaçant à tout instant de s’éteindre, Virginie Deloffre suggère que le deuil a fait comme un rempart invisible autour de Léna. Dans cette URSS où survit pour quelques années encore le culte du collectif, la jeune femme silencieuse ne se mêle pas vraiment mais laisse sa solitude constituer un chainon entre des êtres disparates. Et à force de les relier, de les entendre, sans doute comprendra-t-elle qu’elle rêve les mêmes rêves d’envol et qu’en cela, elle fait partie de ce tout malmené et plein d’espoir.

PF : Maintenant tambours et trompettes, nous entrons dans la Zonzon, c’est-à-dire la prison, La Zonzon d’Alain Guyard  au Dilettante. Et ça chauffe fort.. Entre en scène un gars qui n’a pas froid aux yeux, pour qui la philosophie, ça ne se pratique pas en boudoir, mais sur  le terrain. Il n’est tout de même pas très fiérot lorsqu’il va faire son premier cours en maison d’arrêt, il passe une nuit fiévreuse à chercher un sujet qui n’entraîne pas une émeute, trouve celui-ci en écoutant les Rita Mitsouko « les histoires d’amour finissent mal ». L’amour, donc. Hélas, ses deux seuls auditeurs ont dézingué l’un une prostituée et l’autre sa femme. Malgré tout notre gars gonfle ses muscles mentaux, persiste et se débrouille plutôt bien jusqu’au jour où un inquiétant M. Riccioli demande à le voir, où une certaine Leila, apparemment intervenante à la Zonzon, se profile dans son paysage.

Et alors…

Non, je ne vais pas vous raconter. Vous filerez de secousse en secousse sur les rails d’une langue bousculée, dans une surenchère d’ expressions argotiques pêchées on ne sait où, savoureuse à souhait,

CZ : Ce livre est comme les trains d’autrefois : ça secoue, ça grince, ça empeste, c’est plein à craquer de destins qui se croisent, de joies et de chagrin. Le lecteur embarqué découvre ce paysage étranger et navrant qu’est la prison. Les cahots du langage inventif et gouailleur déclenchent des déflagrations.  Avec le narrateur, on se laisse aller à croire que les mots sont des clés, qu’ils libèrent même là, dans ces lieux qui semblent conçus pour casser de l’homme comme on broie les ordures.

PF : Tout autre tonalité avec  Eux sur la photo  d’Hélène Gestern, chez Arléa. Hélène est à la recherche de ce qui a pu arriver à sa mère, effacée de sa vie lorsqu’elle n’avait que trois ans. Tout part d’une vieille photo. Hélène met une annonce, Stéphane lui répondra. C’est le début d’une correspondance assidue par lettres, courriels, sms, entre ces deux personnes, inconnues l’une de l’autre, mais semblables au moins par l’intérêt qu’elles portent aux traces. Stéphane est spécialiste d’ADN végétal et Hélène est archiviste en charge de documents iconographiques. La correspondance est rythmée par de brèves descriptions de photographies anciennes, retrouvées au fur et à mesure.

CZ : Mystères et secrets des albums de famille, les photos révèlent tout autant qu’elles cachent. Eux sur la photo, qui étaient-ils réellement ?

PF : A ce propos,  j’ai pensé fortement à l’essai récemment paru d’Anne-Marie Garat « Album de famille ».
A leur manière pudique et réservée, au fur et à mesure que le suspense prend corps, les deux correspondants vont aussi progresser dans leur relation, piano, pianissimo, oui ce serait du piano.

CZ : L’écriture d’Hélène Gestern est comme une eau limpide et vive qui fouille la vase et lave la mémoire, une rivière charriant à mesure qu’elle avance les mille fragments d’une histoire.

PF : Nous avions besoin de cette respiration plus calme pour aborder  L’art français de la guerre,  Chez Gallimard, qui dans le concert de notre sélection, a recours à presque tous les instruments.

CZ : Un narrateur trentenaire, velléitaire et mollement rebelle, y rencontre dans la région de Lyon, de nos jours, Victorien Salagnon, pilier de bar et vétéran de la Seconde guerre mondiale, de l’Indochine, de l’Algérie, bref, un ancien de ce que l’auteur nomme « la guerre de vingt ans ».   Peintre de talent, aussi, « probablement le seul de toute l’armée coloniale », écrit Jenni. A ses côtés, le narrateur n’apprendra pas seulement à peindre mais à voir et surtout à montrer.

Le projet était ambitieux: il s’agissait, non pas de faire le récit des guerres modernes mille fois racontées, ni même de simplement les romancer. Alexis Jenni, s’il ne dédaigne pas la reconstitution haletante, à hauteur d’homme, des batailles, a plus singulièrement entrepris de traquer ce qui dans la langue en témoigne, ce qui, en quelque sorte, perpétue la guerre et installe ses mécanismes dans nos vies. L’écriture est précise, attentive à la matière. L’auteur révèle une capacité admirable à voir le tableau d’ensemble (ces vingt ans de guerre) et ce qui, dans le détail, s’y est joué.  On se croyait en temps de paix.  Jenni, brillamment, nous détrompe.

PF : Cinq romans de tonalité si différente : Un concert de la langue française?

© Pierrette Fleutiaux, Carole Zalberg, Septembre 2011.

A propos de Bonjour Anne, de Pierrette Fleutiaux

La part de l’autre

Trouver l’autre en soi et l’offrir en partage, telle est la démarche singulière que poursuit Pierrette Fleutiaux dans « Bonjour, Anne ».  Elle l’avait inaugurée avec « Des phrases courtes ma chérie » et réitérée avec « La saison de mon contentement ». Dans le premier, il s’agissait de trouver la mère, ce que l’auteure avait reçu d’elle volontairement ou non et ce qui, d’elle, de son histoire, la constituait ; dans le second, à travers la candidature de Ségolène Royale à la présidentielle, Fleutiaux cherchait la femme emblématique, observait les avancées de sa condition et la persistance de ses contraintes.   Au fil des pages infiniment délicates de « Bonjour, Anne », l’auteure tente de revenir au plus près de celle qui fut à la fois son éditrice et son amie. L’une de ces rencontres rares qui changent ou renforcent la tonalité des vies.
Ecrivaine célèbre puis oubliée,  infatigable voyageuse, femme engagée, Anne Philippe fut aussi l’épouse du grand comédien mort trop jeune, endeuillant durablement la France qui le vénérait. Mais ce n’est pas de cette Anne-là, la très publique veuve de, que Fleutiaux veut nous parler. Ce n’est pas à cette Anne qu’elle s’adresse, oscillant sans cesse entre tendresse et frustration, respect et impatience. A mesure qu’elle convoque ses souvenirs, qu’elle observe des photographies,  qu’elle décrypte des phrases et des attitudes,  Fleutiaux assemble le puzzle « d’Anne-la-sienne ». Celle qui en lui écrivant « j’aime » à propos de sa nouvelle, Histoire de la chauve-souris, l’a fit écrivain. Celle qui plus tard la reçut dans son bureau chez Julliard avec ce mélange d’attention, de simplicité et de grâce qui, semble-t-il, était sa manière, et lui révéla que vieillir ne signifiait pas nécessairement renoncer, restreindre ses élans et ses attentes. Anne-la-sienne, à travers ses écrits mais aussi dans sa façon d’être, avait cette capacité à inventer le monde, à relever au moyen de ses récits et de ses romans une cartographie précise des ombres et des lumières humaines. C’est ce qu’on apprend en lisant le texte vibrant de Pierrette Fleutiaux. Mieux, on sent la présence d’Anne Philippe, on voit se dessiner l’empreinte qu’elle a laissée dans la mémoire de l’écrivaine et qui l’accompagne encore aujourd’hui. On relie les points entre ce qu’était Anne-la-sienne et ce qu’est Fleutiaux : une toujours curieuse, une qui donne et qui écoute. Une qui entend.
A travers cet exercice de recueillement – un recueillement qui serait à la fois hommage et collecte – Pierrette Fleutiaux parle aussi de toutes les femmes et en parle à toutes les femmes. Celles d’hier qui ont su ou non s’affranchir des carcans, celles d’aujourd’hui qui pourraient être tentées de baisser la garde, celles de demain, pour qui l’on tremble un peu. Car si l’on a pu oublier en une ou deux décennies l’œuvre reconnue et célébrée d’Anne Philippe, qu’en sera-t-il des combats menés pour l’égalité ? Qu’en sera-t-il des libertés si douloureusement gagnées ? Une société qui ne sait pas se souvenir n’est-elle pas condamnée au recul, voire à la répétition du pire ?
On le voit, avec ce récit gracieux et intime, Pierrette Fleutiaux parvient  une fois encore à ouvrir des brèches jusqu’à l’humain. Sans discours et sans sommations. A sa façon, qui tient du merveilleux.

Bonjour, Anne de Pierrette Fleutiaux, Actes Sud, 236p, 20€