« Le complexe de trivialité » dans Livres-Hebdo

(…) A l’occasion du Forum sur la rémunération des auteurs organisé les 21 et 22 octobre par la Société des gens de lettres (SGDL), sa secrétaire générale, l’écrivaine Carole Zalberg, s’élève contre la vision romantique d’un auteur qui n’aurait pas à frayer avec l’argent.

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Sur le site de la SGDL.

Texte de présentation de la soirée Premiers romans, nouveaux talents à la SGDL

UNIQUES

Pierrette Fleutiaux : Sans doute devinez-vous pourquoi vous avez été convoqués, tous ici, ce soir. Réorganiser notre société est la seule solution possible pour sauvegarder notre compétitivité.
Dominique Lebrun : Nous sommes licenciés ?
PF : Disons que nous vous faisons une offre de reclassement. Nous prenons en charge les frais d’installation. Le contrat est de six jours de travail sur sept, pour une rémunération mensuelle de 69 euros… A Bangalore.
DL : Mais c’est où, Bangalore ?
PF : En Inde.
Carole Zalberg : A la guerre comme à la guerre…

Et c’est bien la guerre économique qui innerve la passionnante entreprise de Dominique Paravel. Il s’agit, avec « Uniques », de délimiter un espace – la rue Pareille, à Lyon – et d’en épuiser tous les sens. On fouillera les moindres recoins, les pensées secrètes, les membres jeunes ou éreintés, on s’attardera sur les visages, on creusera les mémoires enracinées ailleurs et les sols, ces mille-feuilles d’histoire, on détricotera le temps, on dénouera les fils des vies entrecroisées. Au centre de cet espace, un cœur palpitant, un ogre : l’usine de textile dont l’évolution est l’exact reflet d’un siècle écartelé entre le progrès et la loi implacable du rendement. « Uniques » est le portrait méticuleux d’une humanité qui ne se laissera jamais tout à fait réduire au rejet industriel, au maillon faible.

AUTOPSIE DES OMBRES

PF : C’est aussi la guerre dans « Autopsie des ombres » de Xavier Boissel, mais « pas une guerre comme les autres ». Pierre Narval a été soldat de l’ONU, casque bleu, en Bosnie. Mission étrange, où il était témoin passif de l’œuvre de mort, où le seul fait d’armes autorisé était de patrouiller les rues pour détruire les chiens errants. A son retour, cette guerre fantôme se superpose comme un calque à tout ce qu’il voit, se glisse dans les interstices de sa dérive.
Les lieux qu’il traverse, supermarchés, aires d’autoroutes, pourraient être ceux du roman de Dominique Paravel, mais désertés et photographiés en surexposition après une catastrophe indéterminée.
J’ai pensé à Coetzee « Michael K, sa vie, son temps « .

CZ : Identité, chronologie, géographie, tout est éclaté dans cet « Autopsie des ombres » qui évoque en chuchotant le fracas de la guerre, dépeint, pour dire le chaos, l’immobilité qui serait un saisissement, la glace que l’effroi étend sur les cœurs et les corps quand la mort est le quotidien. A l’image du récit livré par injections d’une phrase tantôt lyrique et dense, tantôt à la limite de la désincarnation, le narrateur, hanté par une neutralité déchirante, invivable sur le territoire des combats, se fragmente sous nos yeux, doit laisser s’accomplir cette redistribution de lui-même, ce tri patient des ombres, s’il veut avoir l’espoir de se recomposer un jour.

L’ESPRIT DE L’IVRESSE

PF : Et voici une autre sorte de guerre, celle qui n’a pas vraiment eu lieu, comme un alcool fort dont on n’aura que humé les vapeurs étourdissantes. Dans « L’Esprit de l’ivresse », de Loïc Merle, nous accompagnons – ou plutôt l’écriture – accompagne trois figures, un vieil Algérien qui rentre fatigué dans sa cité avec son cabas, une jeune révolutionnaire au parcours exalté et chaotique, et un homme de responsabilités, le président Henri Dumont, tourmenté et accablé.

CZ : Ce roman est un fleuve tumultueux, sang d’encre investissant un corps après l’autre, collant aux mouvements : fatigue, chute, soubresauts, emportements, brassant les silences autant que les cris. Pas un instant il ne quittera ce vaste et multiple lit des humeurs, des perceptions qui, par hasard, par miracle, par erreur et par propagation, entraînent l’ivresse, déclenchent la révolution. Le lecteur qui se laissera embarquer par le flot lyrique et furieux de Loïc Merle en sortira haletant, fourbu et probablement pris d’une impérieuse envie d’en découdre, de ne pas laisser mollement passer le monde et ses cruautés.

MONDE SANS OISEAUX

PF : Est-ce aussi une guerre qui aurait détruit les créatures ailées dans « Monde sans oiseaux » de Karine Serre?
La petite fille qui demande à sa mère s’il y a vraiment eu autrefois de ces créatures appelées oiseaux n’en saura rien. Nous non plus. Pas le temps d’épiloguer, il faut vivre. Et nous vivons avec cette petite fille nommée Petite Boîte d’os par son père pasteur. La communauté est établie au bord d’un lac où nagent des cochons fluorescents, où s’entassent au fond les cercueils des morts. Et c’est dans une réalité à la fois onirique et très concrète que se vivra la magnifique histoire d’amour de Petite Boîte d’os avec le vieux Joseph, lequel est arrivé au village précédé d’une étrange rumeur, mais qui se révèle un mari très tendre et un extraordinaire pédagogue.
Monde sans oiseaux est un roman véritablement planant. J’ai eu du mal à en redescendre.

CZ : Karine Serre est une embrouilleuse de mondes, une enchanteuse du banal. Impossible de savoir où l’on se tient dans ces pages à la poésie souvent cruelle et la violence engluée d’amour. L’anticipation croise la nostalgie, l’invention la plus débridée côtoie un réalisme précis, acide, et l’émotion se moque un peu d’elle-même, appelle un humour enfantin, volontiers féroce, donc. Et comme la belle eau du lac où dérivent les morts, les maisons englouties, les phrases limpides et brillantes de ce « Monde sans oiseau », leur musique entêtante réservent de sombres et somptueuses surprises.

MARTY MAY

Lorsqu’il tombe sur Al White, un ancien de sa classe, devenu richissime marchand d’armes, et qui pourrait sans doute booster sa carrière de rock star en panne, Marty May, bien imbibé, lui hurle « Assassin » avec un regard de fou ! Marty a connu la gloire très jeune, mais les temps sont durs pour un artiste comme lui, intègre et fragile, et peu fait pour le business et ses guerres.

CZ : Le talent d’Eliott Murphy tient, entre autres, à son choix des armes – l’humour désabusé plutôt que l’aigreur, la lucidité élégante plutôt que la complainte – pour faire revivre ce tournant de la scène rock que Marty May, son anti-héros, n’a pas su prendre. On aime aussi qu’en contrepoint de la satire d’un monde du showbiz narcissique et rongé d’anxiété, l’auteur rende hommage avec une tendresse contagieuse à ceux, musiciens restés en marge, découvreurs sincères, pour qui la musique est une autre manière de respirer.

Journée d’étude sur les primo-romanciers à la SGDL

LE LUNDI 24 JUIN DE 11H30 À 13h

Dans le cadre d’une journée d’étude sur les premiers romans à la SGDL, j »animerai la table ronde intitulée « Quelques figures de primo-romanciers » où seront réunis Julia Deck, Carole Fives, Dominique Lebrun et Pascale Roze.

Le programme complet de cette journée là.

Introduction à la soirée premiers romans de la SGDL, le 27/09/12

Introduction à la soirée premiers romans de la SGDL, le 27/09/12

 

Carole Zalberg : Si l’on vous dit « résurrection », vous allez penser bondieuseries, ou surnaturel. Vous n’en trouverez pas trace dans les cinq premiers romans qui ont particulièrement retenu notre attention. Pourtant, il s’agit bien de cinq œuvres de résurrection.

Pierrette Fleutiaux : Résurrection d’une troupe de théâtre et d’un pan d’histoire chez Lucile Bordes,

CZ : résurrection de l’enfant qui, je cite « voulait crever » chez Manuel Candré,

PF : résurrection du père et d’un Iran emporté par la révolution chez Yassaman Montazami,

CZ : résurrection d’une petite pute et des victimes du tremblement de terre en Haïti chez Makenzy Orcel,

PF : résurrection d’un génie et de l’univers de la recherche au XXème siècle avec Yannick Grannec…

CZ : Et tout cela par la grâce de la littérature.

 

PF : Avez-vous parlé avec votre grand-père, parlé vraiment, parce qu’il va mourir ? Peut-être, je l’espère. Mais vous n’avez sans doute pas eu la surprise de votre vie, celle de vous découvrir fille d’une dynastie glorieuse, celle en somme de vous découvrir marquise. Marquise de quoi ?  C’est justement ce que raconte le livre de Lucille Bordes Je suis la marquise de Carabas, chez Liana Lévi. Marquise à la manière du fils du pauvre meunier, que son chat fait marquis de Carabas dans le conte de Perrault. Mais le livre est bien plus qu’un conte, c’est l’histoire d’une célèbre famille de marionnettistes, le grand théâtre Pitou qui commence en 1850, lorsqu’un garçon épicier décide de suivre une troupe de saltimbanques. La troupe avec lui s’étoffe, elle  traverse la guerre de 1870, affronte le rejet à l’égard des itinérants du spectacle, atteint la célébrité, connaît son apogée avant celle de 14-18, puis son déclin avec l’arrivée du cinéma. A travers les aventures parfois rocambolesques de la troupe, se lit une dévotion sans faille à la marionnette à fils, je cite « la plus noble parce qu’elle est plus difficile à manier et qu’elle imite la vie », une dévotion à l’art.

CZ : Avec ce roman qui retrace donc la quasi-épopée d’un théâtre de marionnettes et de la famille de l’auteur – qui l’a autrefois créé, animé, porté de villes en villages avec la nécessaire foi des missionnaires –, on a le sentiment de passer derrière les rideaux d’une scène, de mettre en quelque sorte le nez dans le moteur de ces spectacles ambitieux, minutieux, engagés, littéralement tenus à bout de bras par quelques passionnés qui y laisseront tour à tour leur peau. Dans ce même mouvement, paradoxalement, on va aussi chercher le rêve, cet autre moteur, derrière une réalité un peu terne, celle d’un vieil homme en fin de vie. C’est subtil, bien construit, tissé de silences riches et tout vibrants de cette fascination un peu frustrée que l’on ressent vis-à-vis des histoires originelles et de leur part enfouies, enfuies, à ressusciter, donc, comme le fait Lucile Bordes avec brio.

 

PF : Autour de moi, de Manuel Candré, chez Joëlle Losfeld, c’est-à-dire autour du jeune garçon Manuel ou sans doute de l’auteur, ce n’est que remous et secousses, fragments de souvenirs, trop forts, trop violents, qui culbutent en désordre, de la falaise de temps d’où son enfance s’est écrasée et dont des morceaux ne cessent de dégringoler sur lui. Parfois il les reçoit avec humour, et parfois avec une colère dévorante, de celles qui pourraient pousser au meurtre, à la mort.

CZ : Ce texte a tout du kaléidoscope. Parce qu’il est composé de fragments, bien sûr, et s’offre donc en phrases taillées, en juxtapositions mouvantes de couleurs éclatantes ou moroses, en bribes vivaces libérées par un reste de rancœur, délavées par le temps et sa traîne de chagrin, et réarrangées par l’œil d’aujourd’hui, dans un présent d’où l’auteur peut tout remuer, faire à nouveau lever la rage et les vertiges puisqu’il se sait sauf. Mais c’est aussi un kaléidoscope en tant que vestige, par son contexte, ses décors et ce qu’ils convoquent en nous d’une enfance d’autrefois, avant l’omniprésence des écrans.

 

PF : Le meilleur des jours, c’est ce que signifie le nom persan, Beyrouz, que donna une mère adorante à son fils, miraculé à la naissance. Et c’est le titre que donne à son roman paru chez Sabine Wespieser, la fille de ce dernier, Yassaman Montazami. Je cite « « Karl Marx et mon père avaient un point commun : ils ne travaillèrent jamais pour gagner leur vie. « Les vrais révolutionnaires ne travaillent pas », affirmait mon père. Cet état de fait lui paraissait logique : on ne pouvait œuvrer à l’abolition du salariat et être salarié – c’était incompatible. » A travers ses souvenirs, tragiques ou cocasses, au fil des allers et retours entre Téhéran et Paris, Yassaman fait revivre un père qu’elle adula, un homme délicieux, fantasque, très cultivé, pas toujours bien responsable mais généreux.

CZ : Avec ce roman qui tient autant de la chronique que du tombeau littéraire, l’auteur parvient à saisir la complexité des êtres et des mondes. Et Dieu sait que ces mondes divers et brassés des Iraniens hors d’Iran sont complexes, font voler en éclats les codes, les hiérarchies, les frontières. Yassaman Montazami a le pinceau léger mais ferme, fait apparaître point par point une galerie de portraits inoubliables et surtout son père disparu, sa belle énergie butée. C’est tendre, drôle. Un fragment coloré et vivant dans la mosaïque des livres d’exil, en plus d’être un émouvant geste d’amour.

 

PF : A Port-au-Prince, après le tremblement de terre, dans la grand-rue devenue, je cite, « vallée de béton et de poussière blanche», une prostituée fait un deal avec un client qui lui a dit être écrivain: il ne pourra la sauter que s’il écrit ce qu’elle a à lui raconter. Elle veut un livre pour toutes les putains disparues dans cette chose « pour les rendre vivantes, immortelles » dit-elle.Et c’est le titre du livre de Makenzy Orcel, Les immortelles, chez Zulma A eux deux, chacun à leur façon, ils œuvreront à la résurrection de ces femmes, et surtout de l’une d’entre elles, une toute jeune fille, Shakira, éprise de littérature et du poète Jacques Stephen Alexis. Récit fougueux qui semble courir entre les décombres, tel un fantôme mutilé, comme talonné par les tremblements du sol : il y a urgence à dire les douleurs et les beautés de ces femmes, et surtout de celle qui ne rêvait que poésie…

CZ : Makenzy Orcel donne ainsi la parole aux indignes, se fait scribe et justicier de ces putes de Port-au-Prince braves et usées comme de vieux soldats. Remplaçables mais chacune un petit royaume plus ou moins puissant et convoité, formant, toutes ensemble depuis la nuit des temps, une lignée d’immortelles. Le monde les a mille fois déçues, a trahi tous leurs rêves, a flétri ou flétrira leur chair bien avant l’âge ; on jurerait que rien en elles n’est encore susceptible de s’accrocher à l’existence qui leur offre si peu et si mal. Et pourtant, c’est bien un indécrottable espoir d’aimer et d’être aimé qu’Orcel met au jour en dégageant rageusement les décombres de la ville et des vies.

 

PF : Si je vous dis que le roman, La déesse des petites victoires, de Yannick Grannec, chez Anne Carrière, met en scène une danseuse de cabaret et un étudiant surdoué, qu’ils se marièrent et vécurent ensemble 50 ans, vous allez penser « roman à l’eau de rose ». Vous vous tromperez dans les grandes largeurs. Ils existèrent bel et bien tous les deux et leur vie ne fut pas un chemin de roses. Lui, c’est Kurt Gödel, génie des mathématiques et de la logique. Elle, c’est Adèle, Adèle, c’est tout, mais qui durant 50 ans aida à survivre son grand homme, un éternel malade, hanté de phobies, anorexique et qui malgré ses soins se laissa mourir de faim. « Cet amour peu ordinaire fut mon cheval de Troie », dit Yannick Grannec. Grâce à lui, nous entrons à Vienne avant la seconde guerre mondiale, puis à Princeton, ce refuge de génies immigrés, où nous côtoyons Einstein, un proche de Gödel, et bien d’autres. Seul personnage véritablement de fiction, Anna, documentaliste à Princeton, qui a pour mission d’obtenir que la veuve de Gödel, vieille dame perspicace et peu commode, lègue les papiers de son célèbre mari à l’université. Et c’est ainsi que tout commence…

CZ : Belle idée que ce portrait indirect, cette vision intime, à la fois amoureuse et lucide d’un personnage jusque-là résumé à son génie. Or, du génie à la démence il n’y a qu’un pas. C’est cette valse permanente au bord du gouffre que choisit de raconter Yannick Grannec. Au fil des pages, l’ordinaire Adèle, l’épouse éblouie par son illuminé, la sacrifiée à peu près consentante, la déesse du titre, s’impose en rempart contre la chute autant qu’en indispensable maillon entre la quête obscure et la percée théorique. Car la science est ici un trésor attendant d’être inventé, une vérité révélée aux plus ou moins fous ; qu’on sait gré à l’auteur de nous laisser entrevoir.

Texte de présentation de la soirée premiers romans à la SGDL

En attendant la vidéo…

Pierrette Fleutiaux : Carole ? L’un de tes fils a-t-il  déjà dû remplir un arbre généalogique pour sa maîtresse à l’école ?

Carole Zalberg : Non, mais si j’avais dû le faire, j’aurais sûrement eu autant de surprises et rencontré autant d’écueils que la narratrice du roman de Sylvie Tanette, Amalia Albanesi, chez Mercure de France.

PF : Le passé, la narratrice s’en souciait peu jusque là. Mais son fils la questionne. Et la voilà à essayer de reconstituer, à partir de presque rien, la vie de son arrière-grand-mère Amalia. Fillette née dans un rude village d’Italie du Sud, où la poussière rouge envahit tout. Arrive d’on ne sait où le beau Stepan Iscanderini, qui s’appellait plus probablement Iskenderoglu, ou Iskandar, on ne saura jamais. Amalia, contre l’avis de tous, l’épouse. Elle a 15 ans. On les retrouvera à Alexandrie. Puis c’est 1917,  le beau Stepan disparaît, sans doute vers la Russie pour construire le socialisme, exit l’arrière-grand-père. Mais pas les autres…

Comme entraînée par une flûte magique issue des blancs de son histoire, la jeune maman court après des bribes de phrases, des souvenirs sans suite, des fragments énigmatiques, se retrouve plongée dans l’histoire de l’Europe, ses migrations de populations, ses guerres et révolutions, le fameux arbre généalogique plonge des racines partout, au gré du hasard,  destins extraordinaires de gens ordinaires, non-dits et oubli des familles, une véritable épopée dans un court livre plein d’allant, qui, mine de rien, met à mal les fantasmes de pureté raciale et d’identité nationale.

CZ : On peut se demander pourquoi ce roman est si poignant. Ce qu’on entend, à travers les phrases courtes de Sylvie Tanette, des notes oui, courant comme autant de pas vers le passé, c’est la béance et donc la fragilité que portent tous ceux dont la généalogie conservera à jamais des zones d’ombre, des pans entiers d’un silence vertigineux. Tous ceux qui ne pourraient répondre à la demande apparemment anodine d’une institutrice.

PF :  Novembre 87. Russie Centrale. Une jeune femme rêve. Elle s’appelle Léna, et c’est le titre du roman de Virginie Deloffre, chez Albin Michel.
Au cœur de l’interminable patience russe, Léna est une femme en attente, une femme entre passé et avenir.
Sa vie est ponctuée par les visites de son mari, cosmonaute, qui vit au loin, et par les lettres qu’elle écrit à  Mitia et Varia, son unique famille.
Ces deux-là vivent ensemble, dans le nord de la Sibérie, près du cercle polaire, et ils sont aussi peu appariés que possible. Varia est une bonne vieille volumineuse et ronchonneuse, haute en couleurs, aveuglément dévouée au Parti. Mitia est un intellectuel taciturne, géographe en résidence surveillée chez Varia, et voilà, c’est le décor de Léna, son histoire.

Car ce qui unit ces deux vieilles personnes, c’est Léna, qu’ils ont recueillie enfant et aimée et protégée. Cette Léna aujourd’hui mariée à un cosmonaute, mais figée dans les glaces d’un atroce souvenir d’enfance.

Quatre personnages au travers desquels transparaît l’histoire de la Russie, ses archaïsmes et sa modernité technologique, portés et comme assourdis de neige par la douce voix de Léna, comme un air de balalaika dans les lointains…

CZ: Avec toute la délicatesse qu’impose son héroïne immobile, flamme vacillante menaçant à tout instant de s’éteindre, Virginie Deloffre suggère que le deuil a fait comme un rempart invisible autour de Léna. Dans cette URSS où survit pour quelques années encore le culte du collectif, la jeune femme silencieuse ne se mêle pas vraiment mais laisse sa solitude constituer un chainon entre des êtres disparates. Et à force de les relier, de les entendre, sans doute comprendra-t-elle qu’elle rêve les mêmes rêves d’envol et qu’en cela, elle fait partie de ce tout malmené et plein d’espoir.

PF : Maintenant tambours et trompettes, nous entrons dans la Zonzon, c’est-à-dire la prison, La Zonzon d’Alain Guyard  au Dilettante. Et ça chauffe fort.. Entre en scène un gars qui n’a pas froid aux yeux, pour qui la philosophie, ça ne se pratique pas en boudoir, mais sur  le terrain. Il n’est tout de même pas très fiérot lorsqu’il va faire son premier cours en maison d’arrêt, il passe une nuit fiévreuse à chercher un sujet qui n’entraîne pas une émeute, trouve celui-ci en écoutant les Rita Mitsouko « les histoires d’amour finissent mal ». L’amour, donc. Hélas, ses deux seuls auditeurs ont dézingué l’un une prostituée et l’autre sa femme. Malgré tout notre gars gonfle ses muscles mentaux, persiste et se débrouille plutôt bien jusqu’au jour où un inquiétant M. Riccioli demande à le voir, où une certaine Leila, apparemment intervenante à la Zonzon, se profile dans son paysage.

Et alors…

Non, je ne vais pas vous raconter. Vous filerez de secousse en secousse sur les rails d’une langue bousculée, dans une surenchère d’ expressions argotiques pêchées on ne sait où, savoureuse à souhait,

CZ : Ce livre est comme les trains d’autrefois : ça secoue, ça grince, ça empeste, c’est plein à craquer de destins qui se croisent, de joies et de chagrin. Le lecteur embarqué découvre ce paysage étranger et navrant qu’est la prison. Les cahots du langage inventif et gouailleur déclenchent des déflagrations.  Avec le narrateur, on se laisse aller à croire que les mots sont des clés, qu’ils libèrent même là, dans ces lieux qui semblent conçus pour casser de l’homme comme on broie les ordures.

PF : Tout autre tonalité avec  Eux sur la photo  d’Hélène Gestern, chez Arléa. Hélène est à la recherche de ce qui a pu arriver à sa mère, effacée de sa vie lorsqu’elle n’avait que trois ans. Tout part d’une vieille photo. Hélène met une annonce, Stéphane lui répondra. C’est le début d’une correspondance assidue par lettres, courriels, sms, entre ces deux personnes, inconnues l’une de l’autre, mais semblables au moins par l’intérêt qu’elles portent aux traces. Stéphane est spécialiste d’ADN végétal et Hélène est archiviste en charge de documents iconographiques. La correspondance est rythmée par de brèves descriptions de photographies anciennes, retrouvées au fur et à mesure.

CZ : Mystères et secrets des albums de famille, les photos révèlent tout autant qu’elles cachent. Eux sur la photo, qui étaient-ils réellement ?

PF : A ce propos,  j’ai pensé fortement à l’essai récemment paru d’Anne-Marie Garat « Album de famille ».
A leur manière pudique et réservée, au fur et à mesure que le suspense prend corps, les deux correspondants vont aussi progresser dans leur relation, piano, pianissimo, oui ce serait du piano.

CZ : L’écriture d’Hélène Gestern est comme une eau limpide et vive qui fouille la vase et lave la mémoire, une rivière charriant à mesure qu’elle avance les mille fragments d’une histoire.

PF : Nous avions besoin de cette respiration plus calme pour aborder  L’art français de la guerre,  Chez Gallimard, qui dans le concert de notre sélection, a recours à presque tous les instruments.

CZ : Un narrateur trentenaire, velléitaire et mollement rebelle, y rencontre dans la région de Lyon, de nos jours, Victorien Salagnon, pilier de bar et vétéran de la Seconde guerre mondiale, de l’Indochine, de l’Algérie, bref, un ancien de ce que l’auteur nomme « la guerre de vingt ans ».   Peintre de talent, aussi, « probablement le seul de toute l’armée coloniale », écrit Jenni. A ses côtés, le narrateur n’apprendra pas seulement à peindre mais à voir et surtout à montrer.

Le projet était ambitieux: il s’agissait, non pas de faire le récit des guerres modernes mille fois racontées, ni même de simplement les romancer. Alexis Jenni, s’il ne dédaigne pas la reconstitution haletante, à hauteur d’homme, des batailles, a plus singulièrement entrepris de traquer ce qui dans la langue en témoigne, ce qui, en quelque sorte, perpétue la guerre et installe ses mécanismes dans nos vies. L’écriture est précise, attentive à la matière. L’auteur révèle une capacité admirable à voir le tableau d’ensemble (ces vingt ans de guerre) et ce qui, dans le détail, s’y est joué.  On se croyait en temps de paix.  Jenni, brillamment, nous détrompe.

PF : Cinq romans de tonalité si différente : Un concert de la langue française?

© Pierrette Fleutiaux, Carole Zalberg, Septembre 2011.