Texte de présentation de la soirée Premiers romans, nouveaux talents à la SGDL

UNIQUES

Pierrette Fleutiaux : Sans doute devinez-vous pourquoi vous avez été convoqués, tous ici, ce soir. Réorganiser notre société est la seule solution possible pour sauvegarder notre compétitivité.
Dominique Lebrun : Nous sommes licenciés ?
PF : Disons que nous vous faisons une offre de reclassement. Nous prenons en charge les frais d’installation. Le contrat est de six jours de travail sur sept, pour une rémunération mensuelle de 69 euros… A Bangalore.
DL : Mais c’est où, Bangalore ?
PF : En Inde.
Carole Zalberg : A la guerre comme à la guerre…

Et c’est bien la guerre économique qui innerve la passionnante entreprise de Dominique Paravel. Il s’agit, avec « Uniques », de délimiter un espace – la rue Pareille, à Lyon – et d’en épuiser tous les sens. On fouillera les moindres recoins, les pensées secrètes, les membres jeunes ou éreintés, on s’attardera sur les visages, on creusera les mémoires enracinées ailleurs et les sols, ces mille-feuilles d’histoire, on détricotera le temps, on dénouera les fils des vies entrecroisées. Au centre de cet espace, un cœur palpitant, un ogre : l’usine de textile dont l’évolution est l’exact reflet d’un siècle écartelé entre le progrès et la loi implacable du rendement. « Uniques » est le portrait méticuleux d’une humanité qui ne se laissera jamais tout à fait réduire au rejet industriel, au maillon faible.

AUTOPSIE DES OMBRES

PF : C’est aussi la guerre dans « Autopsie des ombres » de Xavier Boissel, mais « pas une guerre comme les autres ». Pierre Narval a été soldat de l’ONU, casque bleu, en Bosnie. Mission étrange, où il était témoin passif de l’œuvre de mort, où le seul fait d’armes autorisé était de patrouiller les rues pour détruire les chiens errants. A son retour, cette guerre fantôme se superpose comme un calque à tout ce qu’il voit, se glisse dans les interstices de sa dérive.
Les lieux qu’il traverse, supermarchés, aires d’autoroutes, pourraient être ceux du roman de Dominique Paravel, mais désertés et photographiés en surexposition après une catastrophe indéterminée.
J’ai pensé à Coetzee « Michael K, sa vie, son temps « .

CZ : Identité, chronologie, géographie, tout est éclaté dans cet « Autopsie des ombres » qui évoque en chuchotant le fracas de la guerre, dépeint, pour dire le chaos, l’immobilité qui serait un saisissement, la glace que l’effroi étend sur les cœurs et les corps quand la mort est le quotidien. A l’image du récit livré par injections d’une phrase tantôt lyrique et dense, tantôt à la limite de la désincarnation, le narrateur, hanté par une neutralité déchirante, invivable sur le territoire des combats, se fragmente sous nos yeux, doit laisser s’accomplir cette redistribution de lui-même, ce tri patient des ombres, s’il veut avoir l’espoir de se recomposer un jour.

L’ESPRIT DE L’IVRESSE

PF : Et voici une autre sorte de guerre, celle qui n’a pas vraiment eu lieu, comme un alcool fort dont on n’aura que humé les vapeurs étourdissantes. Dans « L’Esprit de l’ivresse », de Loïc Merle, nous accompagnons – ou plutôt l’écriture – accompagne trois figures, un vieil Algérien qui rentre fatigué dans sa cité avec son cabas, une jeune révolutionnaire au parcours exalté et chaotique, et un homme de responsabilités, le président Henri Dumont, tourmenté et accablé.

CZ : Ce roman est un fleuve tumultueux, sang d’encre investissant un corps après l’autre, collant aux mouvements : fatigue, chute, soubresauts, emportements, brassant les silences autant que les cris. Pas un instant il ne quittera ce vaste et multiple lit des humeurs, des perceptions qui, par hasard, par miracle, par erreur et par propagation, entraînent l’ivresse, déclenchent la révolution. Le lecteur qui se laissera embarquer par le flot lyrique et furieux de Loïc Merle en sortira haletant, fourbu et probablement pris d’une impérieuse envie d’en découdre, de ne pas laisser mollement passer le monde et ses cruautés.

MONDE SANS OISEAUX

PF : Est-ce aussi une guerre qui aurait détruit les créatures ailées dans « Monde sans oiseaux » de Karine Serre?
La petite fille qui demande à sa mère s’il y a vraiment eu autrefois de ces créatures appelées oiseaux n’en saura rien. Nous non plus. Pas le temps d’épiloguer, il faut vivre. Et nous vivons avec cette petite fille nommée Petite Boîte d’os par son père pasteur. La communauté est établie au bord d’un lac où nagent des cochons fluorescents, où s’entassent au fond les cercueils des morts. Et c’est dans une réalité à la fois onirique et très concrète que se vivra la magnifique histoire d’amour de Petite Boîte d’os avec le vieux Joseph, lequel est arrivé au village précédé d’une étrange rumeur, mais qui se révèle un mari très tendre et un extraordinaire pédagogue.
Monde sans oiseaux est un roman véritablement planant. J’ai eu du mal à en redescendre.

CZ : Karine Serre est une embrouilleuse de mondes, une enchanteuse du banal. Impossible de savoir où l’on se tient dans ces pages à la poésie souvent cruelle et la violence engluée d’amour. L’anticipation croise la nostalgie, l’invention la plus débridée côtoie un réalisme précis, acide, et l’émotion se moque un peu d’elle-même, appelle un humour enfantin, volontiers féroce, donc. Et comme la belle eau du lac où dérivent les morts, les maisons englouties, les phrases limpides et brillantes de ce « Monde sans oiseau », leur musique entêtante réservent de sombres et somptueuses surprises.

MARTY MAY

Lorsqu’il tombe sur Al White, un ancien de sa classe, devenu richissime marchand d’armes, et qui pourrait sans doute booster sa carrière de rock star en panne, Marty May, bien imbibé, lui hurle « Assassin » avec un regard de fou ! Marty a connu la gloire très jeune, mais les temps sont durs pour un artiste comme lui, intègre et fragile, et peu fait pour le business et ses guerres.

CZ : Le talent d’Eliott Murphy tient, entre autres, à son choix des armes – l’humour désabusé plutôt que l’aigreur, la lucidité élégante plutôt que la complainte – pour faire revivre ce tournant de la scène rock que Marty May, son anti-héros, n’a pas su prendre. On aime aussi qu’en contrepoint de la satire d’un monde du showbiz narcissique et rongé d’anxiété, l’auteur rende hommage avec une tendresse contagieuse à ceux, musiciens restés en marge, découvreurs sincères, pour qui la musique est une autre manière de respirer.

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