Yann Dugain

Yann Dugain : L’être-peinture

Yann Dugain

Yann Dugain

On se gardera de traîner trop longtemps à portée des pinceaux de Yann Dugain si l’on ne veut pas finir enduit d’une épaisse couche de peinture, compulsivement transformé en œuvre au même titre que les bidons, supports, pots et autres pantins de bois qui habitent son atelier. Car son rêve est clair et affiché : un monde envahi par la peinture. Mieux : un monde qui ne serait que peinture en tant que matière, couleur et langage.
Il l’avoue volontiers, une obsession, une question récurrente guide son travail depuis toujours : qu’est-ce que la peinture, au-delà de l’acte de peindre ? L’idéal, pour percer enfin ce secret qui toujours se dérobe serait d’être la peinture même. « J’aimerais qu’au lieu de mots, ma bouche émette des jets multicolores » ose Yann Dugain, qui éprouve une gêne à parler des couleurs et par conséquent, de son oeuvre. Pour lui la couleur se vit, se voit, se sent, se mangerait presque mais ne se dit pas.
Certes, Dugain n’est pas de ceux qui imposent, insistent, qui forcent les événements ou les mains. L’homme est un modeste qui ne s’évertue pas à plaire, qui ne veut rien avoir à faire pour convaincre. Chercherait-on à convaincre de désirer ? Non, cette émotion là s’impose ou ne sera pas. Pudique aussi dans son occupation du monde, il est attentif aux signes, au sens des noms et des lieux. Il raconte, l’œil pétillant de malice, comment il est passé d’un mécène habitant Lille (auquel il renonça quand il ne se sentit décidément plus en accord avec les valeurs de l’homme) à la plus belle galerie de L’Ile – il marque une pause – de la Réunion. Là comme partout où il accepte de laisser une véritable empreinte, il a répondu à l’appel d’un ami, croisé autrefois sur un autre chemin.
C’est vrai qu’il suit plutôt qu’il ne les provoque les moments de bonne fortune, les voies royales qui parfois s’ouvrent devant ses pas. Et parce que Yann l’anti-mondain n’est pas avare d’échanges authentiques, il semblerait qu’il y ait toujours quelqu’un pour se souvenir de lui, un chaînon humain pour faire le lien entre l’artiste provisoirement isolé à l’intérieur de son œuvre et tel beau projet collectif, telle exposition prestigieuse en bonne compagnie. Toujours sa place y paraît naturelle, les tableaux de Yann se donnant à voir sans qu’il soit jamais besoin d’argumenter, de théoriser.
Toute l’œuvre de Dugain possède cette générosité, cette légèreté prise très au sérieux qui est comme l’attention joviale d’un hôte. Face à ses toiles ou à ses objets et compositions, qui sont autant de fenêtres sur sa pensée intime, sur ses doutes, ses envies, ses évidences aussi, on ne se sent pas étranger sur le palier ; parce que tout invite le regard à pénétrer sans frapper, on se sait bienvenu dans un monde en couleurs où l’énergie le dispute à la tendresse, ou des références digérées font un trait d’union entre le parcours personnel de l’artiste et la grande trajectoire de l’art.
Yann aborde son œuvre avec, en modèle intérieur, rien de moins que l’univers, ou tout fait partie de tout, ou chaque élément est une composante d’un autre, à l’infini. Dès lors, une boîte peinte peut autant se regarder comme telle que comme l’un des fragments d’un paysage d’objets immortalisé par l’objectif, avant d’être défait, réarrangé, de revivre sous une autre forme, de raconter une autre histoire. La boîte devient alors une parole dans une pièce en perpétuelle mutation.
Pour approcher encore cet absolu du tout peinture, l’espace est habillé de ce que Dugain appelle ses fonds chiffons, morceaux de tissu maculés de pigments qui sont à la fois le passé des œuvres et leur présent quand ils deviennent l’arrière-plan d’une installation, le ciel coloré d’un cliché où dansent des bonshommes gouachés autour d’une cafetière-totem. Dugain a la création ludique, joyeuse même, et s’il ne dédaigne pas un certain engagement qui consiste surtout a plonger dans le courant pour le détourner, à saisir la tendance afin de mieux la brouiller, quand il pose un concept, le clin d’œil n’est jamais loin. Yann est par exemple l’inventeur de l’Amazone jaune, à la fois titre d’œuvre et d’approche qui voulait être le féminin du Cavalier Bleu, puis théoricien du Cônisme, qu’il décrit encore, dans un sourire hésitant entre jubilation et distance amusée, comme le versant féminin du cubisme. Mais cet hommage du berger à la bergère n’a rien d’un canular. Le peintre, avec cette idée, a vraiment touché du pinceau sa vérité, sa définition du monde.
Et soudain, à travers son regard, on comprend que, oui, tout peut être cône : le fond de l’œil et le ventre des femmes, notre perception de l’espace et le circuit des particules, et puis, tenez, les bras grands ouverts, les jambes prêtes à l’étreinte, le cou venant s’enchâsser dans le buste, et le buste à son tour… Et si tout n’est pas cône, tout peut s’y ramener. Ainsi ces Belles des Iles qu’on attendrait le visage plein, les formes rondes : des triangles, des angles pointus qui composent des personnages à la sensualité piquante plutôt qu’indolente.
On ne peut se défaire de l’idée que Yann Dugain lorsqu’il peint se délecte à chercher, musarde sans contrainte. Peut-être est-ce parce il est le fils d’un homme qui déjà rêvait de peinture mais ne s’autorisait que la reproduction fidèle, la perfection technique sans l’étincelle de l’invention. Dugain père, qui s’installait dehors pour copier des cartes postales, ne soufflait surtout pas sur les braises qui palpitaient en lui, confectionnait des plats forcément froids dont le petit Yann humait les parfums, convoitait les ingrédients. L’année de ses douze ans, il reçut une boîte de peinture et pu réinterpréter librement les vieilles recettes avant d’en créer d’inédites et plus surprenantes.
On est déjà ici dans le hasard heureux, l’instant apparemment anodin qui est en fait la première pierre sur la voie de toute une existence. En effet, ce que Yann Dugain exprime avec ses pinceaux, il aurait pu aussi bien le faire naître d’un pincement de cordes, de quelque frottement subtile et audacieux. Guitariste de jazz depuis l’enfance, il a vis-à-vis de la peinture une approche-sœur : partir d’un thème et improviser jusqu’au point d’équilibre, jusqu’à l’évidence de l’harmonie. Introduire dans une ligne imposée, les notes ou les formes de l’imaginaire, faire vivre le rêve qui vibre au bout des doigts.
Et peut-être atteindre enfin ce paradis de l’artiste où les frontières entre le créateur et son œuvre s’effacent. Porter partout la couleur comme la bonne parole, habité par une pensée magique : être peinture.

(c) Yann Dugain

(c) Yann Dugain

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