A propos de « Loli le temps venu » de Pierrette Fleutiaux

« Loli le temps venu » ou le journal des révélations

Loli le temps venu

Fred Vargas décrit son personnage récurrent, le commissaire Adamsberg, comme un « pelleteur de nuages ». C’est ainsi qu’il nomme sa manière très personnelle de réfléchir, laissant, tandis qu’il déambule, ses pensées voleter autour de lui jusqu’à ce qu’elles composent un motif, ouvrent une brèche, se réorganisent en un faisceau de lumière. Pierrette Fleutiaux appartient à cette même famille de rêveurs pertinents, de promeneurs de la pensée sachant se rendre si poreux, si ouverts à ce qui les entoure que le sens les traverse, les rejoint, même, telles des particules jusqu’alors disséminées mais profondément, mystérieusement liées à eux.

« Loli le temps venu », le dernier ouvrage de Pierrette Fleutiaux, qui poursuit, après « Des phrases courtes ma chérie », « La saison de mon contentement » et « Bonjour Anne », ce qui apparaît a posteriori comme une série de l’intime en butte à l’univers, s’inscrit tout particulièrement dans cette veine poétique et baladeuse.

Le livre est en quelque sorte la trace, la capture attentive, respectueuse et souvent sidérée des courants, fulgurances, émotions, secousses et révélations provoqués par l’apparition, dans la vie de l’écrivain, de sa première petite-fille. Pierrette Fleutiaux y consigne en effet le bouleversement jamais anticipé qu’a produit en elle cette naissance. Elle s’attachera surtout à saisir le temps d’avant la parole, en femme de mots qui entrevoit, prise de vertiges, la puissance de ce qui circule dans l’absence de la langue, dans cet espace invisible et mouvant mais perceptible par brèves et miraculeuses percées, où l’humain est ce qu’il est depuis l’aube de son histoire, est aussi ce qu’il sera à l’heure de s’éteindre ou de finir de muter si radicalement que son lien à l’homme d’aujourd’hui aura sans doute été peu à peu oublié. Le livre – son principe, son désir et sa nécessité – est né à la faveur de l’une de ces percées.

Le résultat est d’une grâce et d’une vérité extraordinaire. Ce texte quasi amoureux (de l’enfant, de la vie qui sait s’imposer envers et contre les horreurs du monde) rend à l’être humain sa juste place d’élément de l’univers. A travers l’existence de sa petite-fille, la grand-mère est non pas renouvelée mais réinvestie, déployée, ouverte par mille canaux à ce qui l’entoure ou l’habite.

Là où on attendait de l’intime, on le trouve, bien sûr, mais si sensible, si frémissant qu’il touche au cosmique, presque au sacré, lumière et ténèbres confondues, parce que la magie de l’enfant neuve, ou plutôt le regard de la grand-mère sur l’enfant neuve sait les embrasser. C’est aussi et surtout une œuvre généreuse, portée par la joie du partage avec le lecteur tour à tour ému, ébloui, amusé. Heureux et reconnaissant de ce cadeau.

© Carole Zalberg

« Loli le temps venu », de Pierrette Fleutiaux, Odile Jacob, 2013.

A propos de l’oeuvre de Cécile Ladjali

Cécile Ladjali : la réincarnée

Rarement lecture d’une œuvre aura donné à ce point la sensation de cheminer au cœur des mots, d’y voyager comme dans une forêt dense qui attire, inquiète, avale, où l’on ne se repère que par trouées, mais alors ébloui et comblé, tous sens repus d’une poésie généreuse, vitale.
C’est que l’écrivain habite la langue, s’y est inventé, de lectures en écriture, des racines et des ailes avant d’y trouver, avec le somptueux « Shâb ou la nuit »* le chemin vers sa vérité.

Shâb ou la nuit
Cécile Ladjali l’écrit dans son dernier roman : elle est venue aux mots ainsi qu’on vient au monde, advenue, même, par ces mots en un monde longtemps scellé à force de silence. Tous ses livres sans exception rejouent quelque chose de cette réincarnation.
Bien sûr on ne comprend cela qu’après la lecture de « Shâb ou la nuit », poignante et sobre confrontation aux origines. On y suit l’orpheline, l’abandonnée dont les parents adoptifs, croyant la protéger, ont voulu effacer toute trace du passé, ont coupé derrière eux les ponts par peur qu’un jour elle les emprunte et, qu’à leur tour, ils soient abandonnés. Roshan est devenue Cécile et même les racines algériennes du père, on ne les a laissé survivre que dans le beau nom de Ladjali. Certes, en pleine guerre d’Algérie, il était difficile, en France, d’être à la fois notable et « Arabe ». Certes, l’époque exerçait sa pression. Mais c’était aussi le chemin possible vers l’Iran qu’on espérait ainsi condamner.
Or les origines, même enfouies profond, se rappellent à l’enfant : qui n’aime pas la peau blanche de sa mère, qui se rêve squaw quand on la déguise en Bretonne, qui dissimule un goût pour le chatoyant, les couleurs vives et chaudes. La vérité frappe à sa conscience mais les murs sont épais. Longtemps, Cécile obéit à une injonction de neutralité. Il s’agit de se fondre, de ne pas détonner. La fantaisie, l’invention, tout ce qui vibre est tacitement exclu. Jusqu’au miracle des livres, d’abord lus, puis écrits. C’est grâce à eux que le monde enfin s’ouvre. C’est dans ceux qu’elle produit que tout ce qui couvait se déploiera, entre liberté folle et maîtrise. C’est là encore qu’avant d’affronter sa propre histoire, l’écrivain confiera aux mythes revus, remixés, travestis, la mission de révéler.
Ainsi, dans « Les souffleurs », premier roman évoquant la passion du théâtre dans une langue baroque qui ne dédaigne pas le grotesque, certains motifs intimes comme l’anorexie, la maternité non désirée, sont déjà présents, mais fondus dans une trame où les frontières du réel et du merveilleux bougent sans cesse, où la vie intérieure, hypertrophiée, ne peut être contenue. Dans « Louis et la jeune fille », roman épistolaire allant et venant entre Première guerre mondiale et années 50, tout tient par les mots, la réalité n’existe que parce qu’elle s’écrit, s’inscrit en une trace qui relie les êtres, les époques. Avec « Les vies d’Emily Pearl », qui aurait pu s’intituler « Journal d’une menteuse », Cécile Ladjali joue encore avec le vrai et le faux, évoque les contraintes du féminin, met en scène une affabulatrice dont elle semble comprendre intimement l’élan : cette nécessité de se redéfinir. Que ses personnages écrivent, peignent (la Chapelle Ajax), soient musiciens (Aral), jouent la comédie ou s’opposent en des guerres éternelles (Hamlet/Electre) il n’est toujours question que de cela : échapper aux bornes, aux interdits, aux conditions de sa naissance, de son rang, de son sexe. Pour y parvenir on brouillera les pistes, on redistribuera les données : on s’en prendra à sa propre chair, on se voudra aveugle pour déceler la lumière, des yeux entendront, les couleurs seront palpables et les odeurs bruissantes. Et l’on ira décrocher dans la mort le trophée du vivant.
Avec « Shâb ou la nuit »,Cécile Ladjali a renoncé aux masques, est remontée aux sources des créations. Elle l’a fait, ce grand saut dans le vide que ses personnages, jusqu’alors, exécutaient pour elle. Et dans le vide, il y avait du plein. Son plein. Tous ses mondes réconciliés.

© Carole Zalberg

*Actes Sud, 2013.

Article également mis en ligne sur le site de La Revue des Ressources

A propos de l’oeuvre de Gilles Leroy dans la Revue des Ressources

(…) C’est que l’écrivain est l’enfant des personnages. Ses parents, Eliane et André, alias Nush et le playboy, sont en effet de véritables personnages de fiction. Eliane élégante et combative, farouche et libre mais longtemps fascinée par un André plus jeune qu’elle qui se rêve américain, flambe et flamboie, porte beau et n’est pas vraiment le paternel typique de l’époque les voulant autoritaires, affairés et un peu ternes. L’enfant Gilles regarde ces deux-là avec autant d’admiration que d’agacement, par moments, tenu qu’il est de grandir vite et de jouer souvent le rôle du raisonnable, de celui qui tiendra dans les tempêtes. D’autant que grands-parents et famille élargie offrent aussi leur quota d’énergumènes hauts en couleurs, droit sortis des livres que l’auteur dévore dès son plus jeune âge. Il apprend ainsi qu’on peut aduler et plaindre, redouter et protéger. Gilles Leroy est né de ce vivier d’ambiguïté ô combien fertile, a poussé dans ce terreau d’histoires.(…)

chronique complète à lire là.

A propos de Luc Lang

(…) Qui a lu Lang depuis ses débuts considérera ce dernier roman comme un sommet. D’où appréhender l’œuvre entière. La mère y est enfin exposée sans esquive, avec méthode, sous toutes ses facettes et Dieu sait qu’elle en possède. L’auteur a affûté sa langue, aiguisé son regard, en bon Indien, a bandé son arc. Ainsi armé, concentré à l’extrême et porté par son irréductible amour, il peut non pas dénoncer mais peindre, donner à voir celle qui, jusqu’à son dernier souffle, l’a ébloui, tenu captif, donc, de son indéniable mais non moins aveuglante lumière.(…)

Article complet à lire dans la Revue des Ressources.

A propos de « Décharges » de Virginie Lou-Nony

Territoires de la dépossession

De livre en livre, Virginie Lou-Nony dresse une cartographie de la dépossession. Entêtée, minutieuse, indulgente avec ses personnages mais impitoyable à l’égard des forces qui les broient, elle s’immisce en effet partout où l’homme, d’une manière ou d’une autre, est écrasé, plonge dans les eaux les plus troubles, relève les reliefs les plus accidentés, les étendues les plus arides. Le sordide, le marécageux, le nauséabond sont détaillés mais aussi les beautés, les havres, le miracle des poches d’air au fond des gouffres.

Récit d’un viol et de toutes les dévastations qu’il entraîne, dans « Eloge de la lumière au temps des dinosaures », fils instrument de la violence de sa mère, dans « L’œil du barbare », vidé de tout amour pour n’être plus qu’une arme, le réceptacle et le véhicule d’une haine sourde et aveugle et ce jusqu’à la sauvagerie à l’état pur, en une préfiguration des enfants-soldats d’aujourd’hui, femme habitée, dans « Guerres Froides », par tant de fantômes, ceux des affrontements familiaux et, à travers eux, des impasses idéologiques du XXème siècle, qu’à près de cinquante ans elle n’est toujours pas maître de sa propre vie, bonne volonté et confiance à maintes reprises piétinées et rendues finalement caduques dans « De la vie et autres chienneries », amour merveilleux et singulier liant une mère et son fils mais échouant à les protéger du malheur arbitraire, des dérèglements du monde dans l’incandescent « Allegro furioso », et enfin, dans « Décharges », chronique, en forme de montée au calvaire, d’une mise au rebut qui ne dit pas immédiatement son nom ; d’autant plus cruelle, donc.

Tous ces parcours, ces exils, ces chutes ont en commun la dépossession : de soi, de ses biens, de l’espoir ou d’un avenir. Tous s’impriment dans les corps qui sont, chez Virginie Lou-Nony, les premiers à crier, même en silence.

Avec « Décharges », l’auteur semble être parvenue au terme de sa quête patiente, lucide mais jamais désenchantée alors même que ses personnages pourtant volontaires, résistants voire résilients et souvent emmenés par de très anciennes injonctions sont contraints à la reddition. Ce roman douloureux, sensuel, balançant sans cesse entre férocité et tendresse, entre candeur et désillusion, rassemble en effet tous les contours implacables, reprend tous les motifs dessinés au long des œuvres précédentes et plus particulièrement dans « De la vie et autres chienneries » et « Allegro Furioso » qui forment, avec « Décharges » une sorte de trilogie de la déroute. Les êtres, dans son œuvre, n’ont jamais été à ce point livrés au mépris, traités comme embarras, comme obstacles ou grains de sable grippant la sacro-sainte machine économique et non comme humains, que par la voix d’Eva, exilée avec sa famille dans un nord aussi étranger et hostile qu’un lointain ailleurs, reconvertie en aide-soignante combative dans un centre de rééducation fonctionnelle. Là se battent, déclinent et, pour beaucoup, meurent des très malades, des très abimés, des devenus monstres que la société ne considère plus comme une ressource. Et parmi eux, l’ange et démon Gabriel.

Dans cet univers de plomb, qui ne peut qu’étouffer ceux qui tentent de ne pas s’éteindre, Virginie Lou-Nony sait recueillir des perles de drôlerie et de tendresse, laisse l’amour forer des trouées où pénètrent lumière et chaleur. C’est ce don de voir le précieux dans l’amoncellement du laid, ce don d’élévation poétique servi par une écriture vive, portant à travers des images sublimes et toujours justes ses propres enluminures, qui donne singularité et puissance à son œuvre. Qui en fait une nécessité.

© Carole Zalberg

Décharges, Virginie Lou-Nony, Actes Sud, 2012.

Chronique en ligne sur le site de La Revue des Ressources.

A propos de « Du domaine des murmures » de Carole Martinez

Que les voix demeurent

 

Après le très beau et déjà très singulier « Le Cœur cousu », Carole Martinez convoque à nouveau dans « Du domaine des murmures » tous les éléments de notre monde, les invisibles comme les incarnés, pour redire la puissance et la vulnérabilité des femmes.
L’époque du récit est très éloignée : un XIIème siècle dont l’essence et plus concrètement l’ossature même semblent être les mille et un visages de la foi avec ce qu’elle implique de force et de bienveillance et aussi ses contraires, faiblesse des âmes s’en remettant au divin, intolérance face à ce qui diffère ou se veut libre.

Ainsi d’Esclarmonde qui, à 17 ans, préfère la réclusion à un mariage imposé. Le roman repose entièrement sur ce paradoxe, en déploie toutes les ramifications : c’est en s’enfermant que la jeune fille refuse les contraintes de son siècle, de sa lignée et se libère, c’est en entrant dans la tombe, et donc en quittant le vivant, qu’elle y accède, le ressent, l’invente jusqu’à la vérité.

Impossible de raconter cette histoire qu’on devine inspirée d’un goût de l’auteur pour ces temps où, se souvient la narratrice « le monde était poreux, pénétrable au merveilleux », impossible de dévoiler des éléments précis de ce conte tragique et fabuleux sans risquer de gripper, pour le lecteur, sa mécanique implacable,  son enchaînement quasi-organique.

On dira que les pères interdits de tendresse envers leurs filles y sont forcés à dévier, que la sensualité bridée remonte telle sueur sur la peau, se faufile par les voix et le vent, envahit l’espace et les mots. De même le dehors pénètre Esclarmonde à la faveur du vide où elle se tient, habite ses songes. Défilent alors, page après page d’une écriture précise et mélodieuse, des paysages familiers ou exotiques traversés de bruits et d’odeurs, l’absurdité et l’horreur très concrète des Croisades, le grand désordre de l’âge. Esclarmonde hallucinée dit les corps épanouis ou martyrs, fait entendre la musique du désir empêché ou assouvi et l’on ne peut douter que c’est de sa propre chair, en complicité avec ses propres fantômes que Carole Martinez extirpe le souvenir collectif des affronts faits à la femme qui, de son ventre, accède ainsi à l’univers. Ce pouvoir que, de tous temps, on lui a envié, c’est ce qu’aujourd’hui encore on cherche à empêcher. Lutter consiste, entre autres, à toujours discerner le murmure de ces femmes muselées, à réinventer la voix dont on les a privées. Carole Martinez, en deux romans habités, a su lever une armée de mots pour ce combat qui sûrement va durer.

« Le chant recoud ce que le cri déchire » dit-elle. Alors « Du domaine des murmures » est à la fois le cri et le chant.

 

 « Du domaine des murmures », Carole Martinez, Gallimard, Goncourt des lycéens 2011.

© Carole Zalberg

A propos de "L'ampleur du saccage", de Kaoutar Harchi

Les fugitifs

Entre France et Algérie, Arezki, Si Larbi, Ryeb, Riddah, quatre hommes hantés, tour à tour victimes et bourreaux au nom d’une même douleur : le désir empêché, interdit, souillé, confondu avec la faute.

Arezki, celui que « d’ordinaire, on n’appelle pas », dont le corps est « sans autre corps », est élevé par un absent, Si Larbi. Ce père de fortune passe son temps sur les routes et, lorsqu’il est là, se tait, a toujours refusé de révéler à Arezki de qui il est issu. Et pourquoi choisir le silence si ce n’est pour esquiver la honte, le malheur, l’indicible ? Arezki, vivant que personne n’a voulu, être de hasard, quasi invisible, à qui rien n’est jamais offert, a donc grandi avec le sentiment d’usurper. De là au crime, il n’y avait qu’un pas, qu’Arezki, au soir de réjouissances collectives dont il est exclu, franchira.  C’est en prison que son chemin croisera celui de Riddah, le directeur de la prison qui veille sur les détenus comme sur autant d’enfants perdus, puis de Ryeb le gardien obsédé par sa mission : emporter  dans les environs d’Alger, où est mort son père qu’il n’a pas connu, les cendres de sa mère.
Par son geste, Arezki, sans le savoir, a réveillé le souvenir d’un autre, collectif, commis trente ans plus tôt dans une Algérie où la sexualité était si contrainte, si réprimée qu’elle nourrissait en chaque homme la violence, la haine de soi et des femmes. Les fantômes, dès lors, sont en marche.

Autour de ce motif  du saccage mainte fois perpétré, Kaoutar Harchi déploie un enchevêtrement de destins coupables mais conscients, en quête d’une rédemption peut-être impossible. Le dispositif est celui de la tragédie, le ton un lyrisme assumé et vibrant, l’atmosphère grave et étouffante mais traversée de moments d’amour : celui des fils pour leur mère même folle, même salie ; celui de Riddah et Si Larbi soudés par le secret ; celui des pères empêchés  pour les fils qu’ils se sont choisis.

Le propos du très beau roman de Kaoutar Harchi n’est pas de condamner, ou alors les lois aveugles plutôt que les hommes qui les subissent. L’auteur, allant puiser par-delà sa jeunesse et son sexe – qui fait d’elle une cible presque obligée dans le monde de frustrations que dépeint « L’ampleur du saccage » – semble plutôt, comme on crie de douleur,   écrire de chagrin pour ces hommes égarés. Et ce qu’elle nous offre, du coup, malgré la noirceur du propos, c’est certes le poison –  le corps nié -–, mais autant, et heureusement, le remède – la parole et le lien.

© Carole Zalberg

« L’ampleur du saccage », Kaoutar harchi, Actes Sud, 2011.

A propos de "Féroces tropiques", de Bellefroid et Pinelli

Peinture de guerre

Fruit singulier, capiteux et entêtant, de la rencontre entre un projet du dessinateur Joe G. Pinelli et la réactivité du journaliste et romancier Thierry Bellefroid, l’album Féroces tropiques n’est pas de ceux qui se consomment puis aussitôt s’oublient. Il se goûte, se parcourt, se contemple, se livre autant qu’il se dérobe. L’histoire, qui emprunte au carnet de voyage et au journal de guerre, restitue (ou forge de toutes pièces) le périple du peintre allemand Heinz von Furlau de 1913 aux lendemains de la Seconde guerre mondiale. Sur les traces de cet homme sensible, humaniste, tenant jusque là les questionnements artistiques pour essentiels et soudain confronté à la brutalité du monde, on se remémorera les grands mouvements picturaux du début du XXème siècle, on posera le pied sur une terre alors presque inexplorée : la Nouvelle Guinée allemande qui, suivant les points de vue, passe pour un enfer cannibale ou se révèle un éden qu’on n’aurait pas su rêver, on renoncera à une utopie pour une autre, on ira de grandes espérances en désillusions sans autre recours que l’ailleurs et l’oubli des normes, la perte volontaire de tous repères.

Féroces tropiques est une œuvre hybride et palpitante tant par le récit rythmé et ambitieux qu’elle déroule que par la force vive du trait et des couleurs. Succession de tableaux tenus ensemble par des mots économes plus qu’enchaînement de cases, elle exige du lecteur/spectateur l’abandon. Car le liant, ici, est la poésie. C’est elle qui inspire à Bellefroid un texte à la fois rude et délicat qui, s’il sait charrier le charnel, le trivial, le quotidien, fait aussi écho, par son fréquent décalage, au désarroi d’un héros contemporain de Dix et embarqué, comme lui, dans les horreurs de la guerre.
De même, la poésie imprègne les images très denses de Pinelli, ses couleurs et ses formes héritières du fauvisme et de l’expressionnisme, d’une beauté et d’une puissance littéralement sidérantes. Tel visage d’officier évoquant un masque mortuaire annonce le nazisme en marche. Tel chatoiement de rouges et de jaunes contredit l’appréhension, laisse entendre que la violence, la barbarie ne sont pas toujours où on les redoute. Telle invasion du gris rappelle qu’au champ de bataille, quelle que soit l’issue des combats, seule la mort est victorieuse. Tel bain de bleu longtemps attendu réinvente enfin l’irréductible liberté de l’esprit, l’espace qu’ouvre la création et avec elle, la seule véritable évasion toujours possible.
© Carole Zalberg

Féroces tropiques, Pinelli/Bellefroid, Aire Libre/Dupuis

A propos de "A l’arrache", de Patrick Goujon

Le baptême des mots

 

Autant partir du titre qui, comme tous ceux des romans de Patrick Goujon, en dit long avec très peu. A l’arrache, donc. Mais quoi ? Ces quelques jours de vacances offerts à une poignée de gamins d’une cité, arrachés par deux éducateurs à un quotidien où tout semble joué d’avance ? Le premier baiser du narrateur à Claire la Parisienne, la privilégiée mais l’aimée, alors pourquoi pas ? Les sept ans qui suivront, chacun faisant des incursions dans le monde de l’autre, en explorant de nouveaux et lointains sans jamais réussir à laisser derrière soi ce qui sépare ? L’école due à tous mais, pour ces enfants des banlieues sans grâce, la plupart du temps un rendez-vous manqué ? L’expédition offerte à l’inoubliable Fatou, comme un diamant arraché à une terre rêche et qu’elle pourra contempler à loisir, que personne ne pourra lui reprendre ? L’écriture elle-même, toujours en mouvement, s’inventant encore à l’heure de se poser ?
Sans doute tout cela à la fois, et aussi la part d’enfance réchappée.

Car le passé, dans « A l’arrache » est autant ce qui pèse que ce qui sauve. Des moments de joie pure enfuis, regrettés, infusent le présent, le rendent à la fois plus vivable et troué d’absence, de manque, de pensées comme de petits gouffres sous les pas. De même les terreurs et les drames ne se laissent pas oublier, sont gravés dans les corps là où se sont posés les coups, les crachats, les insultes ou simplement les regards prompts à condamner. Ils se rappellent au narrateur à travers les terreurs et les drames qui touchent les jeunes dont il a la charge : ils ressemblent tant à ce qu’il a été.

Tout est poreux dans ce roman qui réussit le mariage contre nature de la vitalité et de la mélancolie : le temps, on l’a dit, mais aussi les êtres colonisés par un monde de consommation et de castes qui pourtant les refuse. Le récit lui-même laisse peu à peu les digues s’écrouler, les frontières s’effacer entre le dedans et le dehors, entre l’hier et l’aujourd’hui. Cette porosité est en quelque sorte la marque de fabrique de Goujon, son élément naturel. Dans ses trois précédents romans, et plus particulièrement dans « Hier dernier », le lecteur était déjà embarqué dans un flot fait de courants contraires et de personnages en miroirs, en lien si profond qu’ils semblaient appartenir à un organisme unique. La lumière aussi est décisive, dans l’œuvre de Patrick Goujon. Tour à tour crue, bienveillante, géométrique, irréelle, elle nuance sans maquiller. Mieux qu’une couleur, une transparence changeante qui sied parfaitement à son écriture liquide. L’eau du baptême pour les oubliés et les perdants, ou plutôt les perdus.

La démarche n’est ni plaintive ni même pessimiste. En réarrangeant les langues entendues et forgées, les choses vues et vécues, il s’agit de trouver l’harmonique, où s’entend la vérité. Elle est dans ce que la tendresse infinie de l’auteur arrache à l’indifférence. Elle est dans la confiance d’un enfant, parce qu’elle vous oblige et ainsi vous justifie et vous renvoie tenter d’adoucir le monde. Elle est dans le constat que, seconde après seconde, à l’arrache, on est encore vivant.

A l’arrache, Patrick Goujon, Gallimard, 2011.

© Carole Zalberg

Une  chouette vidéo faite par Rim-K lors de la rencontre à la Terrasse de Gutenberg.  A voir là.

A propos d’Incident de personne, d’Eric Pessan

L’homme annexé

Éric Pessan écrit autour du vide. Fasciné – amoureux ? – il le sonde mot à mot déposés tels des cailloux, le frôle, choisit d’y jeter lumière ou ombres. Et le vide, bien sûr, se dérobe : fécondé de récits, il n’est plus, ne demeure que dans la tentation de l’écrivain. De livre en livre il le révèle, l’interroge, cherche à le combler.

Le vide est présent dans tous les romans de Pessan. Vide obsédant laissé par l’absente dans « Une très très vilaine chose » ou dans deux des trois variations de « Cela n’arrivera jamais », vide/abandon auquel est confronté, au réveil, l’adolescent d’« Un matin de grand silence » – et dont on ne saura pas s’il l’a provoqué ou s’il le subit, vacance dans laquelle s’installe sans l’avoir décidé l’homme éreinté de « Chambre avec gisant », vacuité des vies dans « La fête immobile » et bien sûr, vide personnel du personnage principal d’« Incident de personne », cette homme si plein des histoires des autres, de leurs souffrances, qu’il en est écrasé, nié.

Le narrateur d’ « Incident de personne » vit depuis l’enfance une occupation. Aussi loin qu’il s’en souvienne, sa mère a en effet investi son espace intérieur en lui confiant crument, à lui, le fils qu’elle prétend seule aimer vraiment et plus que tout, la moindre de ses frustrations. Aussi loin qu’il s’en souvienne, elle a égrené soir après soir à l’heure du coucher et en lieu et place des contes, la longue liste de ses doléances envers une existence qu’elle exècre, qu’elle peuple de meubles, de choses trop chères pour elle, à défaut d’émotions. C’est donc tout naturellement que l’enfant réceptacle va devenir un homme urne : dans le cadre des ateliers d’écriture qu’il anime, on va glisser en lui les mots de l’horreur, lui confier comme à une tombe les plus lourds secrets, le prendre à témoin des injustices les plus criantes, lui révéler les traumatismes jusque là soigneusement tus. Et puisque rien qui lui serait propre n’a pu, par manque d’espace, pousser réellement en lui, ces mots lourds, ces récits corrosifs deviennent siens, germent et se déploient, menacent de le saturer tels une pollution.

Au-delà des caractéristiques singulières du narrateur d’ « Incident de personne », on retrouve ici une autre figure récurrente de l’univers de Pessan : l’intangibilité des frontières entre réel et imaginaire ou, plus exactement, l’impossibilité de déterminer ce qui, objectivement, indubitablement, constitue la réalité. Or rien n’appartient à celui qui perçoit le réel comme multiple et mouvant. Tout le compose et le décompose dans le même mouvement : les existences s’emmêlent et se confondent, sont contenues dans leur expression et par conséquent susceptibles de définir quiconque les regarde, les lit, les entend.

Ainsi, quand un « incident de personne » – euphémisme qui est une violence supplémentaire faite au suicidé – survient à bord du train qui le ramène chez lui, à Nantes, après deux mois passés à Nicosie, le narrateur se retrouve à la fois mentalement projeté sur les rails, identifié malgré lui à la victime, à son désespoir et à son corps supplicié, et brusquement à saturation : cet incident là est la goutte qui le fera déborder. La jeune femme occupant le siège voisin, parce qu’elle ne s’épanche pas, sera celle qui reçoit, écoute juste assez pour ne pas effaroucher les confidences aux accents de confession de l’homme plein des autres.

Son monologue, dans la logique d’un réel brouillé et malléable, déroule alors son histoire autant que celles qu’on lui a confiées, des drames, pour la plupart, et parmi eux celui qui aura précipité son retour, quitte à affronter la faillite. Symbolisé par une douille au fond de sa poche, ce drame de la guerre a rappelé à l’homme ce qu’avec ses mots et sa mémoire, il a la possibilité d’être : Pas seulement l’instrument bref de soulagements répétés mais l’héritier conscient et consentant du monde, de ses laideurs et de ses beautés. Alors peut-être, les histoires qu’il porte deviendront un terreau et non une invasion. Alors il sera écrivain.

© Carole Zalberg

Article paru dans BSC News d’avril 2011, pp 42/43.

BSC NEWS

 

Incident de personne, Éric Pessan, Albin Michel, 2010