A propos de "A l’arrache", de Patrick Goujon

Le baptême des mots

 

Autant partir du titre qui, comme tous ceux des romans de Patrick Goujon, en dit long avec très peu. A l’arrache, donc. Mais quoi ? Ces quelques jours de vacances offerts à une poignée de gamins d’une cité, arrachés par deux éducateurs à un quotidien où tout semble joué d’avance ? Le premier baiser du narrateur à Claire la Parisienne, la privilégiée mais l’aimée, alors pourquoi pas ? Les sept ans qui suivront, chacun faisant des incursions dans le monde de l’autre, en explorant de nouveaux et lointains sans jamais réussir à laisser derrière soi ce qui sépare ? L’école due à tous mais, pour ces enfants des banlieues sans grâce, la plupart du temps un rendez-vous manqué ? L’expédition offerte à l’inoubliable Fatou, comme un diamant arraché à une terre rêche et qu’elle pourra contempler à loisir, que personne ne pourra lui reprendre ? L’écriture elle-même, toujours en mouvement, s’inventant encore à l’heure de se poser ?
Sans doute tout cela à la fois, et aussi la part d’enfance réchappée.

Car le passé, dans « A l’arrache » est autant ce qui pèse que ce qui sauve. Des moments de joie pure enfuis, regrettés, infusent le présent, le rendent à la fois plus vivable et troué d’absence, de manque, de pensées comme de petits gouffres sous les pas. De même les terreurs et les drames ne se laissent pas oublier, sont gravés dans les corps là où se sont posés les coups, les crachats, les insultes ou simplement les regards prompts à condamner. Ils se rappellent au narrateur à travers les terreurs et les drames qui touchent les jeunes dont il a la charge : ils ressemblent tant à ce qu’il a été.

Tout est poreux dans ce roman qui réussit le mariage contre nature de la vitalité et de la mélancolie : le temps, on l’a dit, mais aussi les êtres colonisés par un monde de consommation et de castes qui pourtant les refuse. Le récit lui-même laisse peu à peu les digues s’écrouler, les frontières s’effacer entre le dedans et le dehors, entre l’hier et l’aujourd’hui. Cette porosité est en quelque sorte la marque de fabrique de Goujon, son élément naturel. Dans ses trois précédents romans, et plus particulièrement dans « Hier dernier », le lecteur était déjà embarqué dans un flot fait de courants contraires et de personnages en miroirs, en lien si profond qu’ils semblaient appartenir à un organisme unique. La lumière aussi est décisive, dans l’œuvre de Patrick Goujon. Tour à tour crue, bienveillante, géométrique, irréelle, elle nuance sans maquiller. Mieux qu’une couleur, une transparence changeante qui sied parfaitement à son écriture liquide. L’eau du baptême pour les oubliés et les perdants, ou plutôt les perdus.

La démarche n’est ni plaintive ni même pessimiste. En réarrangeant les langues entendues et forgées, les choses vues et vécues, il s’agit de trouver l’harmonique, où s’entend la vérité. Elle est dans ce que la tendresse infinie de l’auteur arrache à l’indifférence. Elle est dans la confiance d’un enfant, parce qu’elle vous oblige et ainsi vous justifie et vous renvoie tenter d’adoucir le monde. Elle est dans le constat que, seconde après seconde, à l’arrache, on est encore vivant.

A l’arrache, Patrick Goujon, Gallimard, 2011.

© Carole Zalberg

Une  chouette vidéo faite par Rim-K lors de la rencontre à la Terrasse de Gutenberg.  A voir là.

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