Napo et moi sur Hotel California*
La joue voluptueusement abîmée dans les replis humides de son Fruit of the Loom, je ne respire pas. Ou à peine. Juste assez pour ne pas m’évanouir et rater le plus beau slow de ma vie. Mais pas trop. Parce que si c’est un rêve moi dans les bras de Napo, je ne veux pas que mon souffle trivial le dissipe. Et puis, il est fantasque Napo. Il peut avec son fameux petit sourire en coin décider de me planter là d’un baiser sur le front. Fraternel. Cruel. Et je n’aurai plus qu’à hurler le refrain à tue-tête pour qu’on pense que c’est la chanson qui me fait pleurer.
Alors je ne respire pas. Ou à peine.
Napo, je l’aime depuis plus d’un an. Je le vois chaque dimanche aux EEI*. Toute la semaine, je me demande si ce sera un dimanche avec ou sans. Parce que le problème, c’est que je ne suis pas la seule à l’aimer, Napo. Mes deux meilleures amies, elles aussi, sont folles de lui. Il faut dire qu’il est beau. Et doux. Et drôle. Quand il n’est pas distant, condescendant et méchant. Napo c’est le loto. On gagne rarement mais on rejoue toujours. On fait sa grille toute la semaine. « Je vais arriver et : a) il va me prendre dans ses bras en souriant et me garder là le reste de la journée ; b) il va me poser quatre bises sèches sur les joues et enlacer tendrement Frédérique ou Fany ; c) il va nous ignorer royalement et échanger des blagues salaces avec ses copains »
Oui Napo parfois, c’est un salaud. Mais il sait d’un regard se glisser sous ma peau. Et j’aime quand il fait ça, quand il me caresse le cœur si doucement, si tendrement, que j’y crois de nouveau : il m’aime autant que je l’aime ; s’il peut vouloir à ce point sentir que je tremble, il est possible finalement que ses semaines à lui aussi soient remplies d’attente et du manque de moi. En général, avant la fin du dimanche, il a toujours un geste ou un mot qui relance l’espoir, autorise à couver le désir. Car je sais que c’est de cela qu’il s’agit. Pourtant je n’ai pas envie de l’embrasser, pas du tout. Je ne veux même pas toucher sa peau. Je préfère la deviner. Mon désir de lui, c’est une image de bonheur qui m’emmène au bord du malaise : être dans ses bras. Etre assise tout contre lui et sentir son épaule encastrée sur mon épaule. Le pointu de la mienne lové dans l’ample creux de la sienne. Dans ces moments cadeaux je me tiens immobile à en avoir des crampes. Napo est un grand oiseau qu’un rien peut effrayer. Je ne veux pas qu’il s’envole encore.
Alors je ne respire pas, ou à peine.
Cette boum, ça fait trois semaines que je l’attends, que je m’y prépare, que je m’y projette en remplissant mes grilles : « Je mettrai : a) mon pantalon en velours côtelé bleu marine, mon T-shirt blanc et mes Stan Smith, comme tous les jours pour ne pas avoir l’air de vouloir lui plaire ; b) mon Levis écrit de partout, une chemise de papa pour cacher que mes seins ne poussent toujours pas et mes Stan Smith ; c) l’ensemble de soie rouge que maman veut absolument me prêter mais non, j’aurais l’air déguisé et avec mes Stan Smith, ça n’ira pas. » « Au début, tout le monde sera un peu gêné ; je m’occuperai des disques ; ou des boissons, ou bien je m’assiérai dans un coin avec mes copines et on regardera ceux qui s’embrassent déjà. Peut-être qu’on ira s’agiter un peu sur Téléphone ou Plastic Bertrand ; mais on regagnera vite notre poste d’observation. Et puis ce sera les slows, la lumière qu’on baisse, les murmures anxieux. Alors : a) Napo traversera la pièce et viendra m’inviter MOI à danser ;b) Napo traversera la pièce et invitera Frédérique ou Fany ;c) Napo dansera avec une fille plus âgée, maquillée, moulée dans son jean, et on dira qu’elle est vulgaire pour se réconforter. »
Et je ne respirerai plus. Ou à peine.
Les semaines se sont traînées comme des limaces et j’ai rempli mentalement une centaine de grilles.
Et puis le matin de la boum est arrivé. On avait décidé de dormir ensemble la veille avec mes copines. Et on s’est saoulées de paroles la nuit et le lendemain pour ne pas montrer qu’on ne pensait qu’au soir ; pire, à la seconde où quelqu’un mettrait Hotel California, et où Napo nous inviterait à danser. Ou pas.
Les heures ont fini par se rassembler là où tout s’arrêtait : sur le seuil de l’appartement d’où s’échappait déjà une rythmique saturée. Il a fallu sonner, attendre raides qu’on nous ouvre et qu’on nous examine du coin de l’oeil. Il a fallu découvrir si on avait bien choisi l’uniforme. J’avais finalement opté pour mon éternel velours-T-shirt-tennis et à défaut de me sentir belle, je savourais une transparence bienheureuse. De toute façon, j’avais des principes : si je devais plaire à Napo c’était telle que j’étais, 100% nature et authentique. Cuisses de grande grenouille, hanches étroites et buste plat, je n’avais – croyais-je – pour faire la femme, que mes longs cheveux blonds et bouclés, sauvés de haute lutte des ciseaux parentaux depuis seulement quelques années. Mon trophée, mon étendard. Que je pourrais agiter tout à l’heure sur la piste de danse, ou laisser retomber sur mon visage en lourd rideau si je voulais échapper aux regards.
Tout s’était à peu près passé comme prévu : tâtonnements, piétinements, embrassades maladroites, présentations gênées. La pièce éclairée par intermittence en rouge, jaune ou vert était parsemée de petits groupes qui bougeaient plus ou moins en cadence. Des filles riaient trop fort. Des garçons aussi, sur une octave en dessous. Parmi eux la grande silhouette de Napo le héros, le beau, le salaud. Napo, notre loto à toutes trois. Sujet à la fois tabou et omniprésent. Source de tensions profondes et d’une complicité qui l’était autant. Peut-être parce qu’il ne voulait pas encore se donner la peine de choisir, il ne dit bonjour à aucune de nous. Un vague geste de la main, avec, dans le regard, un début de sourire tendre, ou carnassier. Qui aurait pu le dire avec les spots et la distance ?
Comme dans mes boums imaginaires de ces dernières semaines, les filles et moi avions fini par nous réfugier dans un coin sombre. On parlait des uns et des autres, on détaillait les tenues et les pas de danse. Mais aucune de nous ne quittait d’une pensée le grand oiseau qui nous tournait le dos.
Quand les lumières se sont éteintes il y a eu une seconde interminable ou rien n’a bougé, ni lui ni les autres. Puis quelques couples se sont formés assez naturellement, en une chorégraphie qui semblait réglée d’avance. Et Napo s’est tourné vers nous. L’air grave, tendre, presque triste. Beau à crever. Nos trois cœurs sont restés en suspens, instaurant une immobilité hors la vie qui faisait vaciller tout le reste autour. Il s’avançait lentement et nous étions avec lui dans une oasis. Je ne respirais pas. Ou à peine. Si je déplaçais trop d’air entre nous, l’instant serait gagné par le mouvement qui, dans un temps parallèle, n’avait pas cessé. C’est alors que sa main sur mon bras a remis la vie en marche.
J’ai fermé les yeux et je me suis laissée emportée par son choix. Dans cet instant j’étais l’élue. Cela ne durerait peut-être pas ; je le savais déjà. Mais là, c’était Napo et moi sur Hotel California.
Carole Zalberg, novembre 2001
Nouvelle parue dans le recueil collectif « Aime-moi », éditions Nicolas Philippe.
*Eclaireurs, Eclaireuses Israélites de France