Libé des écrivains du 17 mars 2011

Deux articles à lire dans Libération

Rubrique « Comment ça s’écrit », à propos de « Minuit dans une vie parfaite », de Michael Collins, Christian Bourgois, 2011.

La faute des pères, la croix des fils

 

Pages France :

A propos du projet de loi sur l’internement psychiatrique débattu à l’Assemblée le 15 mars 2010.

C’est l’âme qu’on assassine

A propos de "La blessure la vraie", de François Bégaudeau

S’écrire, dit-il*

Tout est dans le titre qui d’emblée annonce le jeu. Que sait-on avant d’entamer la lecture du dernier roman de Bégaudeau ? Ou plutôt, que croit-on savoir ?

On sait que l’histoire se déroule durant l’été 86. Et pourquoi celui là plutôt qu’un autre ? Parce que c’est celui d’un basculement : les étés qui ont précédé étaient ceux de l’enfance. On ne se préoccupait pas encore de poser.

Le 7 juillet 86, François, 15 ans, arrive à Saint-Michel-en-l’Herm avec un objectif : coucher. Perdre enfin une virginité traînée comme un boulet. Il n’est d’ailleurs plus question que de ça au sein de la petite bande de garçons qui se retrouvent chaque année au moment des vacances dans ce village de Vendée. Coucher, le dire ou tenter de le faire. Tout se réorganise autour de cette injonction émanant autant des corps que du monde où l’on ne doit plus trop tarder à occuper sa place. Et c’est bien le problème de François, éternel décalé, qui se regardait vivre alors comme il s’écrit aujourd’hui, communiste lettré quand d’autres ne sont que jouisseurs et pressés d’en découdre, plein de phrases à l’heure des baisers. Mais il est volontaire, sait que la vie s’emballe et que faire chou-blanc n’est pas une option. Il se jette dans le bain de la grossièreté, d’une misogynie bon enfant puisque ceux qui y nagent à l’aise sont, étrangement, les élus des filles même s’ils finissent toujours par les faire pleurer.

François emploie donc les mêmes mots, prend comme eux l’air de celui qui ne veut remplir que ses mains et s’en vante, mais au fond il a tendance à se pâmer, il rêve de partager plus que de la salive, succombe quand il sent les pensées irradier sous la peau.

Et l’on revient au titre qui insinue l’échec ou, en tout cas, une déception. Mais là encore, pas seulement. En affublant la blessure d’un « la vraie », l’auteur, dont on connait la précision, sème le doute. Ce qui s’affirme authentique est forcément douteux. C’est comme clamer partout qu’on est heureux.

Cela ne signifie pas qu’on ne trouvera aucune trace de blessure dans ce récit. Elles se ramassent même à la pelle et presque à chaque page, autant que le rire souvent voilé de nostalgie. Les vannes, les rejets, les chutes, les défaites, les trahisons dont le narrateur est tour à tour victime ou coupable font mille entailles qui ne cicatriseront pas. Elles sont le relief des individus, leur géographie.

N’est-ce pas finalement cela qu’observe Bégaudeau avec une justesse telle qu’après lecture on a le sentiment d’avoir vécu ces péripéties, porté ces habits connotés ? On était là quand les plaisanteries souvent lourdes, et vives, en même temps, gorgées de vitalité, fusaient au bar du village. On était là quand il fallait se lever et marcher jusqu’à l’eau, sur la plage, passer ainsi l’épreuve des regards. On était là quand un idiot, un sublime innocent était malmené par le groupe tandis qu’on se taisait. On était là, dans les conversations poussives et aussi dans l’évidence d’une ultime rencontre, sa promesse qui ne serait jamais tenue. On était dans ce rythme et ce décor daté, quasi disparu, dans ces lieux que la tempête, vingt ans plus tard, viendrait effacer.

On était là quand Bégaudeau, sous nos yeux, s’inventait écrivain. Et l’on en sait gré à la blessure quelle qu’elle soit.

© Carole Zalberg

* Article paru dans la revue BSC news de février 2001 (pages 56/57) à lire en ligne et dans la revue Vents Contraires, du théâtre du Rond-Point, en ligne .

De l'intérêt de la littérature jeunesse

« … ça m’a appris à écouter les livres. » Jérémie (élève de cm2)

La semaine dernière, François Busnel publiait ça : lisez-jeunesse_939382.html

Heureusement, Valérie Zenatti lui répondait ça : lisez-de-la-litterature-jeunesse-francois-busnel

Heureusement encore, hier, je recevais la lettre suivante, d’un instituteur dont j’avais rencontré la classe de cm2 dans le cadre d’une intervention scolaire (et je sais que de tels témoignages, nous en recevons presque systématiquement après nos passages parmi les enfants pour parler de nos livres, d’écriture et de littérature et même, oui, de la vie…)

Bonjour,

Nous nous sommes permis de vous envoyer quelques miettes de cette rencontre qui a impressionné les enfants – pris dans le sens où ils sont tous revenus avec des impressions –

Surpris par votre accueil, ravis des réponses que vous avez faites à leurs questions, certains ont dans les yeux une petite lumière que vous avez allumée. Nous espérons ne pas avoir trop trahi votre pensée dans la reconstitution de cette rencontre à travers vos réponses à leur questionnement. Tous auraient voulu vous garder encore un peu et cet envoi est un peu comme un prolongement de ce moment.

Bien sûr beaucoup oublieront, mais je le sais par expérience – et mes premiers élèves ont largement dépassé la trentaine, parfois la quarantaine et je me retrouve même avec les enfants de mes anciens élèves- d’autres s’en souviendront dans plusieurs années et viendront m’en parler encore comme d’un moment fort et parfois même fondateur d’une partie de leur vie.

Dans ce groupe d’enfants qui m’a été confié cette année, on peut parler d’un groupe très hétérogène,(cette situation a pris de l’ampleur ces dernières années) mais tous ont plongé dans ce travail avec un plaisir évident ; je pense à quelques élèves qui se sont vraiment donnés pour ce livre, puis après la rencontre, votre rencontre, qui se sont livrés. Pour quelques autres, ce qui aurait pu être un des seuls livres avec lequel ils se seraient frottés, va devenir un point de départ.

Merci donc à vous d’avoir allumé cette petite lumière et à nous de l’entretenir.

Patrick Ravon

APRES NOTRE RENCONTRE AVEC CAROLE ZALBERG ET LA LECTURE DE SON LIVRE « Le jour où Lania est partie »

En intervention scolaire à Riscle

avec la classe de cm2 de Vic-en-Bigorre

J’ai aimé quand elle a répondu aux questions parce que ça m’a appris à écouter les livres et écrire des poèmes.(Jérémie)

C’était vraiment bien parce que c’était la première fois que je rencontrais un écrivain, elle était gentille et je ne l’imaginais pas comme ça, et ça m’a donné envie de lire. (Rayan)

Carole était sympa, je pense qu’elle deviendra une grande écrivaine et elle était sincère. Cette rencontre m’a plu car Carole a répondu très sincèrement à nos questions et puis cette rencontre m’a donné envie de’écrire des petits poèmes et des histoires, et de lire un peu plus. (Alexandre)

Cette rencontre était bien et on a bien parlé ensemble, elle nous a dit plein de choses sur elle et sur sa vie d’écrivain, elle était très gentille ; je la croyais brune et plus jeune. Cela m’a donné envie de lire encore plus, mais j’ai beaucoup apprécié car je n’avais jamais rencontré d’écrivain. (Manon)

Cette rencontre était super et j’ai beaucoup aimé le moment des dédicaces. J’ai beaucoup aimé cette rencontre car c’est la première fois que je rencontre un écrivain. Je l’imaginais plus petite et plus jeune. Carole était très sincère en répondant aux questions, je l’ai trouvé sympa. Cela m’a donné envie d’écrire des histoires et m’a appris comment devenir écrivain et donner l’envie de lire encore plus. (Nicolas)

C’était super, car pour moi qui écris déjà des histoires, rencontrer en plus un écrivain, c’est magique, magique ! J’ai senti mon coeur battre plus fort que d’habitude parce que je me suis fait dédicacer pour la première fois un livre. Cette rencontre m’a apporté beaucoup de plaisir, et cela m’a donné envie de devenir écrivain. (Candice)

Je n’avais jamais vu une écrivaine et cette rencontre m’a beaucoup apporté ; Carole Zalberg était très sympa, j’ai aimé sa façon de parler et elle parle beaucoup, et puis sa manière de rire. Je me l’imaginais blonde avec des cheveux longs, un peu ronde avec des yeux bleus. (Faïnou)

J’étais impressionnée par Carole, je me l’imaginais avec des cheveux longs et les yeux vert-clair, mais elle était bien jolie. (Marina)

Carole Zalberg était accueillante et gentille, j’ai adoré le moment des dédicaces et puis j’ai aimé car j’adore lire. Cela m’a paru bizarre qu’elle vienne de Paris à Riscle pour nous ; je n’avais jamais vu d’écrivain auparavant et j’ai de plus en plus envie de lire. (Quentin)

C’était intéressant car elle nous a raconté comment elle avait eu cette passion d’écrire ; je l’ai trouvée très instruite. (Laura)

J’ai bien aimé car on a pu savoir enfin comment c’était la vie d’un écrivain. Elle était très sympa mais je ne l’avais pas imaginée comme cela. J’ai appris des choses que je ne savais pas. (Axel)

C’était intéressant et j’ai beaucoup aimé le moment des dédicaces. J’ai apprécié sa passion pour l’écriture et la lecture. Cette rencontre était formidable, et puis je ne savais pas qu’on pouvait écrire un livre dans un café. (Léa)

C’était une superbe rencontre car Carole Zalberg répondait bien à toutes nos questions. J’ai bien apprécié le moment des dédicaces. J’ai été très touchée lorsque Carole a dit qu’elle habitait à Paris et qu’elle soit venue à Riscle pour qu’on puisse la voir. Cela m’a donné envie de lire et d’écrire encore plus car j’ai écrit plein de petites histoires et plein de petits poèmes. Je lis plein de livres et ça me donne envie de devenir écrivaine. (Marion S.)

J’ai pensé qu’elle était prête à écrire beaucoup de livres. Quand elle a répondu, j’ai senti qu’elle était sincère, c’était super ! Cela m’a paru bizarre qu’elle se déplace pour nous, Paris, en plus c’est très loin ! je l’imaginais cheveux noirs, yeux bleus et la peau mate. J’ai adoré le moment de la dédicace. Cette rencontre m’a encouragé à écrire un livre et à finir celui que j’ai commencé il y a deux semaines. (Adem)

C’était un peu long et il y en a un qui a pris ma question. C’était la quatrième fois que je voyais une écrivaine. Je l’imaginais brune aux yeux bleus, et un peu plus vieille. Depuis qu’on est rentré, j’ai fait une petite histoire et je lis de plus en plus. (Théo)

J’ai beaucoup aimé son livre « Le jour où Lania est partie » et j’ai aimé cette rencontre. (Lorane)

C’était la première fois que je voyais une écrivaine et c’était bien. Je l’ai trouvé jeune et j’ai bien aimé le moment de la dédicace parce que c’était la première fois qu’on me dédicaçait un livre. (Wilfried)

Ça m’a appris des choses et je vais lire un peu plus. (Marion D.)

C’était très intéressant, j’ai bien aimé parce qu’elle a répondu à toutes nos questions et qu’elle a fait une dédicace. Je l’ai trouvé très sympa et ça m’a apporté beaucoup. Je l’imaginais plus vieille avec des cheveux longs et châtain-clair. (Sorèle)

C’était bien, elle parle bien et elle était jolie. J’ai appris des choses que je ne savais pas. (Théotime)

Carole Zalberg est très accueillante et puis on a eu une dédicace à la fin. J’ai encore plus envie de lire et d’écrire après cette rencontre. (Gaëtan)

J’étais content de rencontrer un écrivain car c’était la première fois. J’ai trouvé bizarre qu’elle soit à Riscle alors qu’elle habite à Paris. Après cette rencontre, j’ai envie de lire et d ‘écrire. (Valentin)

J’ai bien aimé voir Carole Zalberg, la créatrice de ce livre « Le jour où Lania est partie ». Elle est gentille, je n’avais jamais vu d’écrivain, et j’ai vraiment bien aimé son livre. (Inès)

Cette rencontre m’a donné envie de lire beaucoup plus et d’écrire un peu plus (Pauline)

C’était bien de la rencontrer, de nous parler de son livre et puis quand on lui a posé des questions, elle nous a répondu. J’étais contente de la voir, j’ai retenu qu’elle avait pris son nom de jeune fille pour écrire, qu’elle avait commencé jeune à écrire. Je l’imaginais beaucoup plus âgée. Elle m’a donné envie d’écrire des histoires.
(Morgane)

C’était bien mais on m’a piqué ma question. (Dorian)

J’ai aimé quand on lui a posé nos questions et qu’elle nous fasse des dédicaces. J’ai bien envie d’écrire des histoires. (Enzo)

Cette rencontre était très bien, j’ai adoré Carole Zalberg et la dédicace de mon livre. Je la voyais plutôt brune ; j’ai bien apprécié cette sortie à Festi-Livres. (Xavier)

J’ai adoré rencontrer cette écrivaine, j’ai pu voir ce qu’être écrivain pouvait m’apporter. Peut-être que je deviendrai comme elle, car comme elle, j’écris des poèmes, des poésies et j’adore lire. Dès que je me lance sur un livre je le termine à la première occasion. Cette rencontre m’a impressionnée car Carole avait beaucoup de sincérité. Elle n’a écrit que huit livres, mais elle a beaucoup dit sur elle en écrivant « Le jour où Lania est partie ». cette rencontre a été formidable car j’ai appris comment devenir écrivain : écrire des poèmes, des poésies et lire beaucoup de livres. (Rose)

A propos de "Où j’ai laissé mon âme", de Jérôme Ferrari

La fin et les moyens*

Jérôme Ferrari est un mineur de fond. Livre après livre il descend vers l’obscur, éclaire, paré de sa langue lumineuse et de sa compassion, les zones reculées où se cache le cœur de l’homme. On l’imagine écrire sous la dictée d’une fièvre, celle de creuser et creuser encore à la recherche de la vérité dans sa gangue de discours, de théories ou d’illusions.

Où j’ai laissé mon âme est, pour l’essentiel, un huis clos situé à Alger en 1957. Le capitaine André Degorce, ancien résistant déporté à 18 ans, détenu en Indochine, officier décoré, pratique la torture pour une cause qu’il veut croire juste. Après Buchenwald, ni la beauté des mathématiques, pour lesquels il était doué, ni une quelconque forme de légèreté n’étaient envisageables. Il s’est engagé non par désir d’en découdre mais, très sincèrement, pour maintenir autant que possible le mal hors du monde où il avait décidé de continuer malgré tout à vivre. Or dans ce bâtiment isolé où œuvre l’armée française, le mal circule, banal, brouillant les frontières entre victimes et bourreaux. Organisé, logique, Degorce s’accommode de ses actes en s’accrochant à leur nécessité. Certes une voix intérieure, lucide et lancinante, déchire par moments le cocon d’efficacité et de rigueur où il se réfugie pour ne pas se haïr. Pourtant les jours et les nuits s’accumulent, apportant leur lot de renseignements arrachés, de victoires à des lieues de la gloire des combats, et, sans être serein, le capitaine Degorce joue son rôle, ne sombre pas dans la folie.

Le roman le met en présence de deux frères d’armes, l’un de son camp, l’autre ennemi. Mais ces nuances n’ont plus cours lorsqu’on est à ce point familier de l’horreur, lorsque c’est elle qui relie. Doublant le récit par son monologue hanté, il y a le lieutenant Andreani, exécuteur impitoyable de basses œuvres, être tout d’un bloc autrefois révélé par un crime. Lui sait où son âme est restée. Elle a fini depuis longtemps de l’encombrer. Andreani est animé par une sorte de foi brutale en la beauté de sa mission. Compagnon de batailles et de détention de Degorce en Indochine, il lui pardonne d’autant moins ses  signes de faiblesse – qu’on pourrait qualifier d’humanité – qu’il l’a adulé. Andreani est à la fois la conscience implacable de Degorce, sa mémoire trop précise et un miroir incassable et grossissant. Quant à Tahar, le commandant de l’ALN, ce visage tout en haut de l’organigramme, une fois pris – incarcéré et brusquement incarné, donc –, il prive Degorce d’un objectif tolérable, l’oblige à des justifications morales qui toujours se dérobent.. Auprès de ce prisonnier calme et digne, apparemment sûr, lui, de la justesse de sa lutte et des moyens que, dit-il, on l’oblige à employer, le capitaine trouvera le répit. Sans doute imagine-t-il que Tahar seul peut le comprendre. Sans doute espère-t-il obtenir son pardon. C’est sans compter sur les rouages d’un système qui doit sa survie au mensonge et à la destruction des traces.

Jamais complaisant mais précis et inspiré, Ferrari nous enferme avec lui dans des geôles où le pire se déchaîne, où le peu de lumière vient des sursauts de l’âme humaine. Elle éclate quand un homme torturé et humilié trouve le courage de se donner la mort. Elle luit dans le regard bienveillant que pose Tahar sur son bourreau. Elle est presque aveuglante dans l’écriture haletante de Ferrari, ce flot lourd et puissant qu’on lui connaissait et qu’on retrouve ici comme un lieu de douleur et d’émotion. Car il sait ce qu’il y a dans l’homme et c’est ce qu’il écrit.

Carole Zalberg

* Article paru dans Le Magazine des livres n° 27

Je recevrai Jérôme Ferrari ainsi que Nathalie Kuperman et Stéphanie Hochet le 13 janvier à la Terrasse de Gutenberg.

Où j’ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2010, 154 p, 17€.  Prix France Télévisions, Grand Prix Poncetton de la SGDL pour l’ensemble de l’oeuvre, Prix des librairies Folie d’encre.

A propos de "Nous étions des êtres vivants", de Nathalie Kuperman

Dans l’écume des jours*

Le nouveau roman de Nathalie Kuperman s’annonce moins décalé et intimiste que les précédents. Nous étions des êtres vivants retrace en effet ce temps terrible où une entreprise attend d’être liquidée ou reprise. On est donc là face à l’un de ces sujets réalistes et sensibles qui occupent, à juste titre, les unes de nos journaux autant que les esprits et les conversations. Pourtant, c’est bien l’écrivain de l’invisible et des ombres que l’on retrouve ici avec émotion.
Nathalie Kuperman, fort heureusement, ne traite pas son sujet. Elle le laisse monter, telle une précipitation qu’elle seule sait provoquer. C’est ce qui touche si juste et profond. On aborde ce texte empli d’appréhension. Il va être question de violence en entreprise, d’êtres broyés par le système, d’exercice abusif du pouvoir, toutes choses d’autant plus familières qu’elles nous parlent d’un monde où l’on doit vivre. Or l’installation – c’est le mot qui vient, comme pour le travail d’une Sophie Calle ou d’un Boltanski utilisant détails et décor, attentifs à ce qu’on pourrait appeler la configuration des vies – de Kuperman n’a pas pour effet immédiat de nous horrifier.
En donnant voix non seulement à quelques-uns des salariés menacés par les diverses conséquences d’un rachat froidement financier mais aussi à ce chœur qui serait en quelque sorte l’âme de l’entreprise si toutefois elle en possédait une, Kuperman nous intéresse d’abord aux personnalités, aux travers et aux manies, aux failles et aux peurs derrière les apparences de compétence, de jovialité, d’assurance. Les personnages saisis dans leur intimité – mère célibataire luttant pour ne pas perdre l’admiration de ses enfants, cadre supérieure impuissante face à l’Alzheimer de son père, vieille fille folle d’habitudes – témoignent avant tout de l’universelle solitude humaine, de ce besoin de consolation que Stig Dagerman disait impossible à rassasier. Jusqu’ici, tout va bien, se répète-t-on vaguement surpris et plutôt soulagé. On suit et compatit sans effroi.
Puis la précipitation a lieu au détour d’une phrase ici ou là – celle magnifique du titre ou encore ce « retourner à l’espoir n’était pas chose simple » ˗ , d’une péripétie, telle la découverte par Ariane Stein de ce document terrible où le repreneur, Paul Cathéter, a consigné sans états d’âme le destin de cette simple ressource qu’est pour lui l’humain. C’est ainsi que nait le saisissement et, avec lui, un incommensurable chagrin.
Nous étions des êtres vivants n’est pourtant pas un roman désespérant. Il y est aussi question de courage et de résistance, de la manière dont l’adversité, parfois, réinvente les individus et jusqu’au lien entre eux. Il y est question des êtres vivants qui, parce qu’ils peuvent rire, pleurer, se mettre en colère, contrairement aux simples ressources, ne sont sans doute pas près de se laisser tarir.

Nous étions des êtres vivants, Nathalie Kuperman, Gallimard, 2010.

* article paru dans le Magazine des livres de septembre

A propos de Bonjour Anne, de Pierrette Fleutiaux

La part de l’autre

Trouver l’autre en soi et l’offrir en partage, telle est la démarche singulière que poursuit Pierrette Fleutiaux dans « Bonjour, Anne ».  Elle l’avait inaugurée avec « Des phrases courtes ma chérie » et réitérée avec « La saison de mon contentement ». Dans le premier, il s’agissait de trouver la mère, ce que l’auteure avait reçu d’elle volontairement ou non et ce qui, d’elle, de son histoire, la constituait ; dans le second, à travers la candidature de Ségolène Royale à la présidentielle, Fleutiaux cherchait la femme emblématique, observait les avancées de sa condition et la persistance de ses contraintes.   Au fil des pages infiniment délicates de « Bonjour, Anne », l’auteure tente de revenir au plus près de celle qui fut à la fois son éditrice et son amie. L’une de ces rencontres rares qui changent ou renforcent la tonalité des vies.
Ecrivaine célèbre puis oubliée,  infatigable voyageuse, femme engagée, Anne Philippe fut aussi l’épouse du grand comédien mort trop jeune, endeuillant durablement la France qui le vénérait. Mais ce n’est pas de cette Anne-là, la très publique veuve de, que Fleutiaux veut nous parler. Ce n’est pas à cette Anne qu’elle s’adresse, oscillant sans cesse entre tendresse et frustration, respect et impatience. A mesure qu’elle convoque ses souvenirs, qu’elle observe des photographies,  qu’elle décrypte des phrases et des attitudes,  Fleutiaux assemble le puzzle « d’Anne-la-sienne ». Celle qui en lui écrivant « j’aime » à propos de sa nouvelle, Histoire de la chauve-souris, l’a fit écrivain. Celle qui plus tard la reçut dans son bureau chez Julliard avec ce mélange d’attention, de simplicité et de grâce qui, semble-t-il, était sa manière, et lui révéla que vieillir ne signifiait pas nécessairement renoncer, restreindre ses élans et ses attentes. Anne-la-sienne, à travers ses écrits mais aussi dans sa façon d’être, avait cette capacité à inventer le monde, à relever au moyen de ses récits et de ses romans une cartographie précise des ombres et des lumières humaines. C’est ce qu’on apprend en lisant le texte vibrant de Pierrette Fleutiaux. Mieux, on sent la présence d’Anne Philippe, on voit se dessiner l’empreinte qu’elle a laissée dans la mémoire de l’écrivaine et qui l’accompagne encore aujourd’hui. On relie les points entre ce qu’était Anne-la-sienne et ce qu’est Fleutiaux : une toujours curieuse, une qui donne et qui écoute. Une qui entend.
A travers cet exercice de recueillement – un recueillement qui serait à la fois hommage et collecte – Pierrette Fleutiaux parle aussi de toutes les femmes et en parle à toutes les femmes. Celles d’hier qui ont su ou non s’affranchir des carcans, celles d’aujourd’hui qui pourraient être tentées de baisser la garde, celles de demain, pour qui l’on tremble un peu. Car si l’on a pu oublier en une ou deux décennies l’œuvre reconnue et célébrée d’Anne Philippe, qu’en sera-t-il des combats menés pour l’égalité ? Qu’en sera-t-il des libertés si douloureusement gagnées ? Une société qui ne sait pas se souvenir n’est-elle pas condamnée au recul, voire à la répétition du pire ?
On le voit, avec ce récit gracieux et intime, Pierrette Fleutiaux parvient  une fois encore à ouvrir des brèches jusqu’à l’humain. Sans discours et sans sommations. A sa façon, qui tient du merveilleux.

Bonjour, Anne de Pierrette Fleutiaux, Actes Sud, 236p, 20€

A propos de Jardin Blanc, de Laura Alcoba

Laura Alcoba sera mon invitée à la librairie La Terrasse de Gutenberg le jeudi 8 avril 2010 à 20h.

Cet article est paru dans le Magazine des Livres.

Croire aux fantômes

Dans Manèges, paru chez Gallimard en 2007, Laura Alcoba reconstituait par petites touches sensibles son enfance volée sous la dictature argentine. Vus à hauteur de petite fille les événements qui, de 1976 à 1983, endeuillèrent, et pour longtemps, le pays de ses origines s’y révélaient dans toute leur violence absurde, leur opacité. La « Guerre Sale » y était évoquée avec tant de justesse que le livre a trouvé un écho considérable et persistant en Argentine, en Espagne et ailleurs dans le monde.
Après ce récit autobiographique où l’on sentait déjà frémir l’écrivain, Laura Alcoba aurait pu poursuivre sur sa lancée et écrire la suite : son exil en France. Là encore elle aurait sans doute choisi les mots et l’angle justes. Jardin blanc n’est pourtant pas la mise noir sur blanc de son déracinement. Pas directement. L’auteur a fait cette fois œuvre de fiction. Et c’est bien la même voix, flutée, vive, celle d’une fée mi-Clochette mi-Carabosse, qui entremêle ici trois fils de vie. Alcoba a écrit son roman de l’exil, mais l’exil n’est pas le sien.
Dans le Madrid des années 60, une poignée de personnages vont se croiser autour d’un petit jardin blanc. Il y a Carmina, porteuse de ces secrets qui chassent les jeune filles hors des terres d’innocence. Carmina dont les silences et la sobriété rendent plus théâtrales encore les confidences d’Ava Gardner, son goût immodéré pour les sol y sombra, son amour assumé des beaux mâles. Comme si l’une était le contrepoint de l’autre. Dans le même immeuble donnant sur ce jardin que « Madame Gardner veut voir toujours plus blanc » vit – ou plutôt tourne en rond – le General Peron. Réduit à l’impuissance, à l’attente d’une hypothétique et humiliante convocation de Franco, il semble veillé sans relâche par un fantôme : celui de sa chère Evita emportée par un cancer à l’âge de 33 ans et dont le corps embaumé à disparu au moment du coup d’état militaire, en 1955. Les pages où sont chroniquées sa déchéance physique puis le rapport quasi amoureux qu’instaure son embaumeur avec celle qui devra être son chef d’œuvre sont parmi les plus belles du roman. Les plus singulières aussi. Car ces pages donnent à cette âme errante une présence plus charnelle et plus clairvoyante que celle des vivants. On repense alors à la petite fille de Manèges, hantée par les disparus, longtemps empêchée par l’interdiction de dire et l’impossibilité de comprendre. Cette petite fille là, celle de la dictature, à qui l’on intimait de se taire, cette petite fille qui vivait avec la peur comme d’autres avec l’espoir ou la joie, la petite Laura, donc, a sans doute souvent rêvé d’interroger les morts. Laura Alcoba, devenue écrivain, ne l’oublie pas, l’invisible cohorte ayant emporté avec elle des pans entiers de leur histoire commune.
Confiés à d’autres personnages, dans d’autres lieux, c’est un peu de cette violence, de ces déchirures et de cet exil que l’auteur met en scène dans Jardin Blanc. Sans bruit ni fureur mais avec force. Car c’est, entre autres, ce que réussit la littérature : recueillir et nous confier le murmure ininterrompu des revenants.

Jardin blanc, roman, Laura Alcoba, Gallimard, 2009.

A propos de Des corps en silence, de Valentine Goby

Valentine Goby sera mon invitée à la librairie La Terrasse de Gutenberg le 3 juin.

Article paru dans le Magazine des livres de Mars/Avril 2010

Quand le désir se retire

En juxtaposant le cheminement intérieur de deux femmes confrontées à la mort du désir, l’une de nos jours, l’autre au début du XXème siècle, Valentine Goby compose un chant paradoxal et poignant.

Claire est une jeune femme d’aujourd’hui, professionnelle experte et passionnée – elle fabrique des pianos –, mère charnelle, parfois débordée mais jamais vide face à Kay, sa fille. Le vide, c’est entre Claire et son compagnon, Alex, qu’il s’est peu à peu installé. Claire le pressentait sans doute mais elle ne l’admet, brutalement, qu’un matin, alors qu’elle regarde Alex attablé devant son petit-déjeuner. Leur appartement s’est peuplé d’objets, s’est paré de tissus, de teintes affirmant l’harmonie. A l’inverse les corps se sont peu à peu effacés, ont perdu de leur présence et de leur pouvoir, n’émettent plus ces vibrations profondes et irrégulières qui font l’urgence de se prendre. A la place du désir, Claire, quand elle s’interroge avec la lucidité de ceux qui n’ont pas renoncé à ce qu’ils attendaient du monde, ne trouve qu’une affection peinée. Qui lui fait honte. Elle sait dès lors qu’il lui faudra rompre. Des corps en silence accompagne l’errance de Claire et Kay juste avant que la rupture soit consommée. Le cadre démesuré de la Défense, la chaleur de juillet, ajoutent encore à l’oppression de ces heures engluées.
Sur l’autre rive du récit se tient Henriette et sa tragédie empruntée aux faits divers de l’époque. Le corps d’Henriette est né sous les mains de son amant, Joseph Caillaux, qu’elle a ensuite épousé. Mais Joseph n’est pas l’homme d’une seule femme, même si celle-ci, de son propre aveu et parce qu’elle ne saura plus se passer du plaisir enfin découvert, est prête à tout pour combler la faim de son époux. Pour lui, elle se veut femme-étoffe. Qu’il la plie et l’use à force de la toucher. C’est ainsi et seulement ainsi qu’elle sait désormais respirer. Joseph, pourtant, s’éloigne et le corps délaissé d’Henriette s’étiole, disparait. Le drame final arrimera certes Henriette à la vie, et Joseph à Henriette. Mais leur union est désormais un papillon épinglé. Une jolie chose morte.
Entre ces deux destinées de femmes résistantes, des ponts sont jetés : la musique est encore et toujours une force échappant à l’érosion ; un salut pour le corps et l’âme. Les enfants sont des miroirs mais aussi l’horizon. Le chagrin, parce qu’il dévaste, oblige à la réinvention. Montrant une capacité à étirer le temps qui n’est pas sans rappeler la Virginia Woolf de Mrs Dalloway, Valentine Goby réussit à se tenir en équilibre entre l’ode au désir et son oraison. Cette parfaite coïncidence avec la vérité des corps est sans doute ce qui rend son texte à ce point saisissant.
© Carole Zalberg

Des corps en silence, Valentine Goby, Gallimard, 2010, 143 p.

A propos de Démon, de Thierry Hesse

A propos de Démon, de Thierry Hesse, qui sera mon invité le 18 mars 2010 à 20h à la librairie La Terrasse de Gutenberg.

Voyage au centre de la guerre

Pour Stendhal, le roman était un miroir que l’on promène le long d’un chemin. Avec Démon, magistrale fresque construite autour d’une obsession – la guerre et ce qu’elle sème en l’Homme –  Thierry Hesse donne plutôt l’impression de tenir une caméra embusquée à l’intérieur des êtres. Et ce qui détermine les mouvements incessants de cette caméra d’une époque à l’autre, d’un personnage à l’autre, c’est le fil que suit le romancier –  une interrogation : où se loge la guerre en soi ?

Démon raconte la quête de Pierre Rotko à qui son père, Lev, révèle peu de temps avant de se pendre, l’assassinat par les nazis de ses parents Franz et Elena, des juifs russes. Le secret soudain dévoilé, et qui ne sera jamais discuté puisque Lev Rotko, semble-t-il, n’a pu survivre à sa révélation, jette un éclairage cru sur la manière dont Pierre a vécu jusque-là. Pierre, en effet, tourne depuis longtemps  autour du mal, recueille, en Afrique ou ailleurs, ses multiples  manifestations,  part lire aussi sur les visages ce que grave l’irruption brutale du malheur. C’est que Pierre obéissait sans le savoir aux injonctions de ce qu’il appellera désormais son démon juif.  Avant même de connaître le destin de ses grands-parents,  Pierre avait perçu, dans les silences de Lev, l’écho de leur cri. En entrouvrant la porte sur son histoire familiale Lev Rotko  permet enfin à son fils d’entendre le cri lui-même, celui de Franz et Elena, bien sûr, mais avec lui ceux de tous les Hommes broyés par la guerre. « Une idée me hantait, écrit Hesse, que les familles perdent toujours la guerre ». Et partout, en effet, à Grozny comme à Stavropol, en Angola comme en Bosnie, seuls les stratèges peuvent se dire victorieux.  Lorsque les combats cessent, lorsque la violence ouverte, « officielle » se retire telle une marée boueuse, les familles, quel que soit leur camp, comptent leurs pertes, cherchent une explication qui, la paix revenue, se refuse.

Avec Thierry Hesse, dans le sillage de sa caméra indiscrète, cruelle même parfois quand elle montre les pensées mesquines, les motivations minuscules, les élans égoïstes qui allument les plus grands feux, on contemple un peu sonné l’intimité de l’Histoire qui ici n’est pas un décor mais bien le personnage central et vibrant. Hesse, sans relâche, grâce à une écriture précise et dépourvue d’effets,  nous maintient dans les sales draps des Hommes.  C’est aussi suffocant qu’efficace. On a souvent envie de les fuir, ces lieux du crime. Mais c’est trop tard : Franz et Elena, Zeinap la Tchétchène, les dizaines et les dizaines de personnages, bourreaux, victimes ou les deux à la fois,  tous ces individus pris dans ces sales draps ne sont plus de simples chiffres, des images figées dans les livres d’Histoire ou celles, fugaces, de l’actualité. On les a vus vivre, tous, et leur souvenir a définitivement rejoint nos propres démons.

Démon,  Thierry Hesse, éditions de l’Olivier, 2009