A propos de "Féroces tropiques", de Bellefroid et Pinelli

Peinture de guerre

Fruit singulier, capiteux et entêtant, de la rencontre entre un projet du dessinateur Joe G. Pinelli et la réactivité du journaliste et romancier Thierry Bellefroid, l’album Féroces tropiques n’est pas de ceux qui se consomment puis aussitôt s’oublient. Il se goûte, se parcourt, se contemple, se livre autant qu’il se dérobe. L’histoire, qui emprunte au carnet de voyage et au journal de guerre, restitue (ou forge de toutes pièces) le périple du peintre allemand Heinz von Furlau de 1913 aux lendemains de la Seconde guerre mondiale. Sur les traces de cet homme sensible, humaniste, tenant jusque là les questionnements artistiques pour essentiels et soudain confronté à la brutalité du monde, on se remémorera les grands mouvements picturaux du début du XXème siècle, on posera le pied sur une terre alors presque inexplorée : la Nouvelle Guinée allemande qui, suivant les points de vue, passe pour un enfer cannibale ou se révèle un éden qu’on n’aurait pas su rêver, on renoncera à une utopie pour une autre, on ira de grandes espérances en désillusions sans autre recours que l’ailleurs et l’oubli des normes, la perte volontaire de tous repères.

Féroces tropiques est une œuvre hybride et palpitante tant par le récit rythmé et ambitieux qu’elle déroule que par la force vive du trait et des couleurs. Succession de tableaux tenus ensemble par des mots économes plus qu’enchaînement de cases, elle exige du lecteur/spectateur l’abandon. Car le liant, ici, est la poésie. C’est elle qui inspire à Bellefroid un texte à la fois rude et délicat qui, s’il sait charrier le charnel, le trivial, le quotidien, fait aussi écho, par son fréquent décalage, au désarroi d’un héros contemporain de Dix et embarqué, comme lui, dans les horreurs de la guerre.
De même, la poésie imprègne les images très denses de Pinelli, ses couleurs et ses formes héritières du fauvisme et de l’expressionnisme, d’une beauté et d’une puissance littéralement sidérantes. Tel visage d’officier évoquant un masque mortuaire annonce le nazisme en marche. Tel chatoiement de rouges et de jaunes contredit l’appréhension, laisse entendre que la violence, la barbarie ne sont pas toujours où on les redoute. Telle invasion du gris rappelle qu’au champ de bataille, quelle que soit l’issue des combats, seule la mort est victorieuse. Tel bain de bleu longtemps attendu réinvente enfin l’irréductible liberté de l’esprit, l’espace qu’ouvre la création et avec elle, la seule véritable évasion toujours possible.
© Carole Zalberg

Féroces tropiques, Pinelli/Bellefroid, Aire Libre/Dupuis