Les fugitifs
Entre France et Algérie, Arezki, Si Larbi, Ryeb, Riddah, quatre hommes hantés, tour à tour victimes et bourreaux au nom d’une même douleur : le désir empêché, interdit, souillé, confondu avec la faute.
Arezki, celui que « d’ordinaire, on n’appelle pas », dont le corps est « sans autre corps », est élevé par un absent, Si Larbi. Ce père de fortune passe son temps sur les routes et, lorsqu’il est là, se tait, a toujours refusé de révéler à Arezki de qui il est issu. Et pourquoi choisir le silence si ce n’est pour esquiver la honte, le malheur, l’indicible ? Arezki, vivant que personne n’a voulu, être de hasard, quasi invisible, à qui rien n’est jamais offert, a donc grandi avec le sentiment d’usurper. De là au crime, il n’y avait qu’un pas, qu’Arezki, au soir de réjouissances collectives dont il est exclu, franchira. C’est en prison que son chemin croisera celui de Riddah, le directeur de la prison qui veille sur les détenus comme sur autant d’enfants perdus, puis de Ryeb le gardien obsédé par sa mission : emporter dans les environs d’Alger, où est mort son père qu’il n’a pas connu, les cendres de sa mère.
Par son geste, Arezki, sans le savoir, a réveillé le souvenir d’un autre, collectif, commis trente ans plus tôt dans une Algérie où la sexualité était si contrainte, si réprimée qu’elle nourrissait en chaque homme la violence, la haine de soi et des femmes. Les fantômes, dès lors, sont en marche.
Autour de ce motif du saccage mainte fois perpétré, Kaoutar Harchi déploie un enchevêtrement de destins coupables mais conscients, en quête d’une rédemption peut-être impossible. Le dispositif est celui de la tragédie, le ton un lyrisme assumé et vibrant, l’atmosphère grave et étouffante mais traversée de moments d’amour : celui des fils pour leur mère même folle, même salie ; celui de Riddah et Si Larbi soudés par le secret ; celui des pères empêchés pour les fils qu’ils se sont choisis.
Le propos du très beau roman de Kaoutar Harchi n’est pas de condamner, ou alors les lois aveugles plutôt que les hommes qui les subissent. L’auteur, allant puiser par-delà sa jeunesse et son sexe – qui fait d’elle une cible presque obligée dans le monde de frustrations que dépeint « L’ampleur du saccage » – semble plutôt, comme on crie de douleur, écrire de chagrin pour ces hommes égarés. Et ce qu’elle nous offre, du coup, malgré la noirceur du propos, c’est certes le poison – le corps nié -–, mais autant, et heureusement, le remède – la parole et le lien.
© Carole Zalberg
« L’ampleur du saccage », Kaoutar harchi, Actes Sud, 2011.