En attendant la vidéo…
Pierrette Fleutiaux : Carole ? L’un de tes fils a-t-il déjà dû remplir un arbre généalogique pour sa maîtresse à l’école ?
Carole Zalberg : Non, mais si j’avais dû le faire, j’aurais sûrement eu autant de surprises et rencontré autant d’écueils que la narratrice du roman de Sylvie Tanette, Amalia Albanesi, chez Mercure de France.
PF : Le passé, la narratrice s’en souciait peu jusque là. Mais son fils la questionne. Et la voilà à essayer de reconstituer, à partir de presque rien, la vie de son arrière-grand-mère Amalia. Fillette née dans un rude village d’Italie du Sud, où la poussière rouge envahit tout. Arrive d’on ne sait où le beau Stepan Iscanderini, qui s’appellait plus probablement Iskenderoglu, ou Iskandar, on ne saura jamais. Amalia, contre l’avis de tous, l’épouse. Elle a 15 ans. On les retrouvera à Alexandrie. Puis c’est 1917, le beau Stepan disparaît, sans doute vers la Russie pour construire le socialisme, exit l’arrière-grand-père. Mais pas les autres…
Comme entraînée par une flûte magique issue des blancs de son histoire, la jeune maman court après des bribes de phrases, des souvenirs sans suite, des fragments énigmatiques, se retrouve plongée dans l’histoire de l’Europe, ses migrations de populations, ses guerres et révolutions, le fameux arbre généalogique plonge des racines partout, au gré du hasard, destins extraordinaires de gens ordinaires, non-dits et oubli des familles, une véritable épopée dans un court livre plein d’allant, qui, mine de rien, met à mal les fantasmes de pureté raciale et d’identité nationale.
CZ : On peut se demander pourquoi ce roman est si poignant. Ce qu’on entend, à travers les phrases courtes de Sylvie Tanette, des notes oui, courant comme autant de pas vers le passé, c’est la béance et donc la fragilité que portent tous ceux dont la généalogie conservera à jamais des zones d’ombre, des pans entiers d’un silence vertigineux. Tous ceux qui ne pourraient répondre à la demande apparemment anodine d’une institutrice.
PF : Novembre 87. Russie Centrale. Une jeune femme rêve. Elle s’appelle Léna, et c’est le titre du roman de Virginie Deloffre, chez Albin Michel.
Au cœur de l’interminable patience russe, Léna est une femme en attente, une femme entre passé et avenir.
Sa vie est ponctuée par les visites de son mari, cosmonaute, qui vit au loin, et par les lettres qu’elle écrit à Mitia et Varia, son unique famille.
Ces deux-là vivent ensemble, dans le nord de la Sibérie, près du cercle polaire, et ils sont aussi peu appariés que possible. Varia est une bonne vieille volumineuse et ronchonneuse, haute en couleurs, aveuglément dévouée au Parti. Mitia est un intellectuel taciturne, géographe en résidence surveillée chez Varia, et voilà, c’est le décor de Léna, son histoire.
Car ce qui unit ces deux vieilles personnes, c’est Léna, qu’ils ont recueillie enfant et aimée et protégée. Cette Léna aujourd’hui mariée à un cosmonaute, mais figée dans les glaces d’un atroce souvenir d’enfance.
Quatre personnages au travers desquels transparaît l’histoire de la Russie, ses archaïsmes et sa modernité technologique, portés et comme assourdis de neige par la douce voix de Léna, comme un air de balalaika dans les lointains…
CZ: Avec toute la délicatesse qu’impose son héroïne immobile, flamme vacillante menaçant à tout instant de s’éteindre, Virginie Deloffre suggère que le deuil a fait comme un rempart invisible autour de Léna. Dans cette URSS où survit pour quelques années encore le culte du collectif, la jeune femme silencieuse ne se mêle pas vraiment mais laisse sa solitude constituer un chainon entre des êtres disparates. Et à force de les relier, de les entendre, sans doute comprendra-t-elle qu’elle rêve les mêmes rêves d’envol et qu’en cela, elle fait partie de ce tout malmené et plein d’espoir.
PF : Maintenant tambours et trompettes, nous entrons dans la Zonzon, c’est-à-dire la prison, La Zonzon d’Alain Guyard au Dilettante. Et ça chauffe fort.. Entre en scène un gars qui n’a pas froid aux yeux, pour qui la philosophie, ça ne se pratique pas en boudoir, mais sur le terrain. Il n’est tout de même pas très fiérot lorsqu’il va faire son premier cours en maison d’arrêt, il passe une nuit fiévreuse à chercher un sujet qui n’entraîne pas une émeute, trouve celui-ci en écoutant les Rita Mitsouko « les histoires d’amour finissent mal ». L’amour, donc. Hélas, ses deux seuls auditeurs ont dézingué l’un une prostituée et l’autre sa femme. Malgré tout notre gars gonfle ses muscles mentaux, persiste et se débrouille plutôt bien jusqu’au jour où un inquiétant M. Riccioli demande à le voir, où une certaine Leila, apparemment intervenante à la Zonzon, se profile dans son paysage.
Et alors…
Non, je ne vais pas vous raconter. Vous filerez de secousse en secousse sur les rails d’une langue bousculée, dans une surenchère d’ expressions argotiques pêchées on ne sait où, savoureuse à souhait,
CZ : Ce livre est comme les trains d’autrefois : ça secoue, ça grince, ça empeste, c’est plein à craquer de destins qui se croisent, de joies et de chagrin. Le lecteur embarqué découvre ce paysage étranger et navrant qu’est la prison. Les cahots du langage inventif et gouailleur déclenchent des déflagrations. Avec le narrateur, on se laisse aller à croire que les mots sont des clés, qu’ils libèrent même là, dans ces lieux qui semblent conçus pour casser de l’homme comme on broie les ordures.
PF : Tout autre tonalité avec Eux sur la photo d’Hélène Gestern, chez Arléa. Hélène est à la recherche de ce qui a pu arriver à sa mère, effacée de sa vie lorsqu’elle n’avait que trois ans. Tout part d’une vieille photo. Hélène met une annonce, Stéphane lui répondra. C’est le début d’une correspondance assidue par lettres, courriels, sms, entre ces deux personnes, inconnues l’une de l’autre, mais semblables au moins par l’intérêt qu’elles portent aux traces. Stéphane est spécialiste d’ADN végétal et Hélène est archiviste en charge de documents iconographiques. La correspondance est rythmée par de brèves descriptions de photographies anciennes, retrouvées au fur et à mesure.
CZ : Mystères et secrets des albums de famille, les photos révèlent tout autant qu’elles cachent. Eux sur la photo, qui étaient-ils réellement ?
PF : A ce propos, j’ai pensé fortement à l’essai récemment paru d’Anne-Marie Garat « Album de famille ».
A leur manière pudique et réservée, au fur et à mesure que le suspense prend corps, les deux correspondants vont aussi progresser dans leur relation, piano, pianissimo, oui ce serait du piano.
CZ : L’écriture d’Hélène Gestern est comme une eau limpide et vive qui fouille la vase et lave la mémoire, une rivière charriant à mesure qu’elle avance les mille fragments d’une histoire.
PF : Nous avions besoin de cette respiration plus calme pour aborder L’art français de la guerre, Chez Gallimard, qui dans le concert de notre sélection, a recours à presque tous les instruments.
CZ : Un narrateur trentenaire, velléitaire et mollement rebelle, y rencontre dans la région de Lyon, de nos jours, Victorien Salagnon, pilier de bar et vétéran de la Seconde guerre mondiale, de l’Indochine, de l’Algérie, bref, un ancien de ce que l’auteur nomme « la guerre de vingt ans ». Peintre de talent, aussi, « probablement le seul de toute l’armée coloniale », écrit Jenni. A ses côtés, le narrateur n’apprendra pas seulement à peindre mais à voir et surtout à montrer.
Le projet était ambitieux: il s’agissait, non pas de faire le récit des guerres modernes mille fois racontées, ni même de simplement les romancer. Alexis Jenni, s’il ne dédaigne pas la reconstitution haletante, à hauteur d’homme, des batailles, a plus singulièrement entrepris de traquer ce qui dans la langue en témoigne, ce qui, en quelque sorte, perpétue la guerre et installe ses mécanismes dans nos vies. L’écriture est précise, attentive à la matière. L’auteur révèle une capacité admirable à voir le tableau d’ensemble (ces vingt ans de guerre) et ce qui, dans le détail, s’y est joué. On se croyait en temps de paix. Jenni, brillamment, nous détrompe.
PF : Cinq romans de tonalité si différente : Un concert de la langue française?
© Pierrette Fleutiaux, Carole Zalberg, Septembre 2011.
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