A propos de « Du domaine des murmures » de Carole Martinez

Que les voix demeurent

 

Après le très beau et déjà très singulier « Le Cœur cousu », Carole Martinez convoque à nouveau dans « Du domaine des murmures » tous les éléments de notre monde, les invisibles comme les incarnés, pour redire la puissance et la vulnérabilité des femmes.
L’époque du récit est très éloignée : un XIIème siècle dont l’essence et plus concrètement l’ossature même semblent être les mille et un visages de la foi avec ce qu’elle implique de force et de bienveillance et aussi ses contraires, faiblesse des âmes s’en remettant au divin, intolérance face à ce qui diffère ou se veut libre.

Ainsi d’Esclarmonde qui, à 17 ans, préfère la réclusion à un mariage imposé. Le roman repose entièrement sur ce paradoxe, en déploie toutes les ramifications : c’est en s’enfermant que la jeune fille refuse les contraintes de son siècle, de sa lignée et se libère, c’est en entrant dans la tombe, et donc en quittant le vivant, qu’elle y accède, le ressent, l’invente jusqu’à la vérité.

Impossible de raconter cette histoire qu’on devine inspirée d’un goût de l’auteur pour ces temps où, se souvient la narratrice « le monde était poreux, pénétrable au merveilleux », impossible de dévoiler des éléments précis de ce conte tragique et fabuleux sans risquer de gripper, pour le lecteur, sa mécanique implacable,  son enchaînement quasi-organique.

On dira que les pères interdits de tendresse envers leurs filles y sont forcés à dévier, que la sensualité bridée remonte telle sueur sur la peau, se faufile par les voix et le vent, envahit l’espace et les mots. De même le dehors pénètre Esclarmonde à la faveur du vide où elle se tient, habite ses songes. Défilent alors, page après page d’une écriture précise et mélodieuse, des paysages familiers ou exotiques traversés de bruits et d’odeurs, l’absurdité et l’horreur très concrète des Croisades, le grand désordre de l’âge. Esclarmonde hallucinée dit les corps épanouis ou martyrs, fait entendre la musique du désir empêché ou assouvi et l’on ne peut douter que c’est de sa propre chair, en complicité avec ses propres fantômes que Carole Martinez extirpe le souvenir collectif des affronts faits à la femme qui, de son ventre, accède ainsi à l’univers. Ce pouvoir que, de tous temps, on lui a envié, c’est ce qu’aujourd’hui encore on cherche à empêcher. Lutter consiste, entre autres, à toujours discerner le murmure de ces femmes muselées, à réinventer la voix dont on les a privées. Carole Martinez, en deux romans habités, a su lever une armée de mots pour ce combat qui sûrement va durer.

« Le chant recoud ce que le cri déchire » dit-elle. Alors « Du domaine des murmures » est à la fois le cri et le chant.

 

 « Du domaine des murmures », Carole Martinez, Gallimard, Goncourt des lycéens 2011.

© Carole Zalberg