Histoires de places
Pierrette : Attention. Vous, et vous, et vous. Vous êtes vus. Nous tous, nous avons été vus. Nous sommes entrés dans une boutique, une grande surface, un centre commercial. Nous sommes passés devant un œil, non pas celui d’une caméra, celui-là n’a rien à dire, mais l’œil vivant d’une sentinelle, le plus acéré qui soit, et drôle, et moqueur et profond. Et devant cet œil, quelles bizarres créatures nous sommes ! Nous, vous, eux, tous épinglés, vus, vus…
Carole : Et ce qu’on voit, c’est que chacun cherche sa place, à commencer par Ossiri, l’étudiant ivoirien arrivé sans papiers en France en 1990. Il sera vigile, autrement dit Debout payé, comme son père et tant d’autres avant lui. Et y a-t-il meilleur poste d’observation pour revenir, en brossant le portrait de travailleurs immigrés d’abord désirés puis plus ou moins haïs, sur un demi-siècle de relation entre la France et l’Afrique ? Y a-t-il meilleure place pour épingler les mille et un effets de notre inconsolable besoin de consommation ? Gauz, à travers des personnages plus vrais que nature, s’y attelle d’une écriture alerte et souvent hilarante – même si le rire se coince parfois dans la gorge –, répond à l’aliénation par l’invention.
Rien, en revanche, n’est à sa place dans Tram 83, de Fiston Mwanza Mujila. Tout déborde, dérape, transpire et s’échappe : sens, sons, sexe et sang. Dans ce bar-bordel d’une Ville-Pays monstrueuse et enjôleuse, l’écrivain dont la langue brasse large, du lyrique au grotesque en empruntant au slam, mais sous acide, fait vivre un monde à la fois codifié et cul par-dessus tête, organise avec gourmandise et un rien de cruauté le chaos planétaire et notre vertige.
Oui, nous allons être bousculés, triturés, malaxés, tabassés, caressés, nous aurons les polices politiques à nos trousses, nous causerons des émeutes, nous serons poète, éditeur, magouilleur, creuseur dans les mines, nous descendrons nos canettes de bière au milieu des filles-canetons, des filles aux seins-grosses-tomates. Fiston Mwanza Mujila fait de Tram 83 le nombril du monde, où la langue se réinvente, où la vie pulse à pleins tubes, c’est chaud, chaud…
Et maintenant c’est froid, froid. On se calme. Beaux quartiers de Paris, un immeuble qu’on appelle le Palais, habité par une Princesse moyen-orientale obèse et triste, par un Prince jouisseur, tyranniques tous deux, très riches, et dangereux.
C’est là que Dusan le Serbe, modeste héros du roman de Bruno Deniel Laurent, L’idiot du palais trouve sa place. De fil en aiguille et de vague cousin en connaissance louche, le voici agent de sécurité. En quelques années, l’homme que rien n’appelle à l’extérieur, vertigineusement corvéable, donc (c’est un prérequis pour l’embauche), y fera son chemin jusqu’à être responsable de La Porte. La place nécessite d’être à la fois l’idiot du titre, sans idées (politiques) , sans jugement (sur le physique et les capacités d’engloutissement et d’inertie de la princesse), sans mémoire (des frasques du prince), et assez vif et subtil pour que, quoi qu’il arrive, toutes les fourmis de cette fourmilière qu’est le Palais continuent de remplir leur tâche. Restent à leur place.
Dusan vit dans la peur, dans ce palais ultra-hierarchisé, où les ordres tombent d’en haut comme des couperets… dont il vaut mieux savoir se garer.
Dans une langue qui oscille entre rapport d’activité et chronique grinçante, l’auteur dissèque ce monde clos et ses excroissances. Entre ses lames, le cerveau d’une société malade.
« L’idiot du palais » est une parabole glaçante, parce qu’on la subodore d’une parfaite justesse.
Dans un pays très chaud, il peut faire très froid aussi. Surtout lorsqu’on est un enfant, un enfant « qui a vu des cadavres ».
Antoine Wauters, avec Nos mères, interroge un autre type de place, celle des enfants face à toutes les figures de la maternité. Avec ce pluriel superbe et génial, tout est dit de l’amour des mères, ambigu parce qu’il attend autant qu’il insuffle, parce qu’il est, dans un même élan, le poison et le remède. Tout est dit aussi d’un petit garçon transbahuté, déplacé de son insaisissable mère biologique à une mère adoptive au cœur miné par un passé d’abus.
Il lutte, cet enfant solitaire et enfermé, s’invente des frères et sœurs à qui parler, des alliés, des semblables, les multiplie. Et multiplie les mères aussi, qui finissent par dérailler toutes, c’est qu’elles ont connu trop de souffrances, Antoine Wauters compose ainsi un magnifique requiem pour les femmes.
Dans son texte rocailleux, explosif et pourtant tendre à pleurer, cette lamentation sans pathos, la guerre occupe finalement toute la place. Ancienne ou présente, larvée ou dévoreuse, toujours étrangère et toujours intime, elle n’est ni décor ni péripétie, mais le monde de l’enfant et de ses mères, avec pour seul refuge, la poésie des pierres, des corps, des mots.
Car l’enfant est aussi une éponge sensorielle, sa vie intérieure se mêle à la matière du monde, devient une matière romanesque étrange et si réelle, ponctuée d’onomatopées « pan, waouh, hop, pan, pan », parce qu’on reste un petit garçon, n’est-ce pas, même quand le monde perd tout sens.
Alma, la narratrice de L’oubli, est quant à elle à la mauvaise place au regard de l’ogresque Shoah : trop jeune pour l’avoir vécue et légitimement l’évoquer ou la taire, trop jeune même pour être fille de, et, cerise sur le gâteau rance, issue d’une famille qui a su s’exiler à temps. Ni touchée dans sa chair ni dans celle de sa lignée, Alma est pourtant prise dans cette trame de cauchemar comme une mouche à une invisible toile. Alma n’a rien à voir avec ça (ce marigot, ce gouffre), elle veut jouer, boire et danser.
Elle déambule dans Paris, accrochée à Daft Punk à son pepsi et ses donuts, dérisoires mais pas négligeables doudous au pays du non-sens. Son cerveau mouline non-stop, comme une balle de flipper renvoyée de ci de là, se tortillant pour échapper à l’obsession des nombres tragiques (6 ooo ooo), Alice désorientée errant dans un champ mental où ne poussent que des questions sans réponse.
Elle veut la paix et donc l’oubli. Mais son quotidien futile est hanté. Tout l’agrippe, la rattrape, lui jette au visage le naufrage de l’humanité. L’oubli se révèle impossible et ce roman insolent fait à sa manière hérissée et véhémente, œuvre de mémoire.
© Pierrette Fleutiaux, Carole Zalberg