Dans l’écume des jours*
Le nouveau roman de Nathalie Kuperman s’annonce moins décalé et intimiste que les précédents. Nous étions des êtres vivants retrace en effet ce temps terrible où une entreprise attend d’être liquidée ou reprise. On est donc là face à l’un de ces sujets réalistes et sensibles qui occupent, à juste titre, les unes de nos journaux autant que les esprits et les conversations. Pourtant, c’est bien l’écrivain de l’invisible et des ombres que l’on retrouve ici avec émotion.
Nathalie Kuperman, fort heureusement, ne traite pas son sujet. Elle le laisse monter, telle une précipitation qu’elle seule sait provoquer. C’est ce qui touche si juste et profond. On aborde ce texte empli d’appréhension. Il va être question de violence en entreprise, d’êtres broyés par le système, d’exercice abusif du pouvoir, toutes choses d’autant plus familières qu’elles nous parlent d’un monde où l’on doit vivre. Or l’installation – c’est le mot qui vient, comme pour le travail d’une Sophie Calle ou d’un Boltanski utilisant détails et décor, attentifs à ce qu’on pourrait appeler la configuration des vies – de Kuperman n’a pas pour effet immédiat de nous horrifier.
En donnant voix non seulement à quelques-uns des salariés menacés par les diverses conséquences d’un rachat froidement financier mais aussi à ce chœur qui serait en quelque sorte l’âme de l’entreprise si toutefois elle en possédait une, Kuperman nous intéresse d’abord aux personnalités, aux travers et aux manies, aux failles et aux peurs derrière les apparences de compétence, de jovialité, d’assurance. Les personnages saisis dans leur intimité – mère célibataire luttant pour ne pas perdre l’admiration de ses enfants, cadre supérieure impuissante face à l’Alzheimer de son père, vieille fille folle d’habitudes – témoignent avant tout de l’universelle solitude humaine, de ce besoin de consolation que Stig Dagerman disait impossible à rassasier. Jusqu’ici, tout va bien, se répète-t-on vaguement surpris et plutôt soulagé. On suit et compatit sans effroi.
Puis la précipitation a lieu au détour d’une phrase ici ou là – celle magnifique du titre ou encore ce « retourner à l’espoir n’était pas chose simple » ˗ , d’une péripétie, telle la découverte par Ariane Stein de ce document terrible où le repreneur, Paul Cathéter, a consigné sans états d’âme le destin de cette simple ressource qu’est pour lui l’humain. C’est ainsi que nait le saisissement et, avec lui, un incommensurable chagrin.
Nous étions des êtres vivants n’est pourtant pas un roman désespérant. Il y est aussi question de courage et de résistance, de la manière dont l’adversité, parfois, réinvente les individus et jusqu’au lien entre eux. Il y est question des êtres vivants qui, parce qu’ils peuvent rire, pleurer, se mettre en colère, contrairement aux simples ressources, ne sont sans doute pas près de se laisser tarir.
Nous étions des êtres vivants, Nathalie Kuperman, Gallimard, 2010.
* article paru dans le Magazine des livres de septembre