A propos de Jardin Blanc, de Laura Alcoba

Laura Alcoba sera mon invitée à la librairie La Terrasse de Gutenberg le jeudi 8 avril 2010 à 20h.

Cet article est paru dans le Magazine des Livres.

Croire aux fantômes

Dans Manèges, paru chez Gallimard en 2007, Laura Alcoba reconstituait par petites touches sensibles son enfance volée sous la dictature argentine. Vus à hauteur de petite fille les événements qui, de 1976 à 1983, endeuillèrent, et pour longtemps, le pays de ses origines s’y révélaient dans toute leur violence absurde, leur opacité. La « Guerre Sale » y était évoquée avec tant de justesse que le livre a trouvé un écho considérable et persistant en Argentine, en Espagne et ailleurs dans le monde.
Après ce récit autobiographique où l’on sentait déjà frémir l’écrivain, Laura Alcoba aurait pu poursuivre sur sa lancée et écrire la suite : son exil en France. Là encore elle aurait sans doute choisi les mots et l’angle justes. Jardin blanc n’est pourtant pas la mise noir sur blanc de son déracinement. Pas directement. L’auteur a fait cette fois œuvre de fiction. Et c’est bien la même voix, flutée, vive, celle d’une fée mi-Clochette mi-Carabosse, qui entremêle ici trois fils de vie. Alcoba a écrit son roman de l’exil, mais l’exil n’est pas le sien.
Dans le Madrid des années 60, une poignée de personnages vont se croiser autour d’un petit jardin blanc. Il y a Carmina, porteuse de ces secrets qui chassent les jeune filles hors des terres d’innocence. Carmina dont les silences et la sobriété rendent plus théâtrales encore les confidences d’Ava Gardner, son goût immodéré pour les sol y sombra, son amour assumé des beaux mâles. Comme si l’une était le contrepoint de l’autre. Dans le même immeuble donnant sur ce jardin que « Madame Gardner veut voir toujours plus blanc » vit – ou plutôt tourne en rond – le General Peron. Réduit à l’impuissance, à l’attente d’une hypothétique et humiliante convocation de Franco, il semble veillé sans relâche par un fantôme : celui de sa chère Evita emportée par un cancer à l’âge de 33 ans et dont le corps embaumé à disparu au moment du coup d’état militaire, en 1955. Les pages où sont chroniquées sa déchéance physique puis le rapport quasi amoureux qu’instaure son embaumeur avec celle qui devra être son chef d’œuvre sont parmi les plus belles du roman. Les plus singulières aussi. Car ces pages donnent à cette âme errante une présence plus charnelle et plus clairvoyante que celle des vivants. On repense alors à la petite fille de Manèges, hantée par les disparus, longtemps empêchée par l’interdiction de dire et l’impossibilité de comprendre. Cette petite fille là, celle de la dictature, à qui l’on intimait de se taire, cette petite fille qui vivait avec la peur comme d’autres avec l’espoir ou la joie, la petite Laura, donc, a sans doute souvent rêvé d’interroger les morts. Laura Alcoba, devenue écrivain, ne l’oublie pas, l’invisible cohorte ayant emporté avec elle des pans entiers de leur histoire commune.
Confiés à d’autres personnages, dans d’autres lieux, c’est un peu de cette violence, de ces déchirures et de cet exil que l’auteur met en scène dans Jardin Blanc. Sans bruit ni fureur mais avec force. Car c’est, entre autres, ce que réussit la littérature : recueillir et nous confier le murmure ininterrompu des revenants.

Jardin blanc, roman, Laura Alcoba, Gallimard, 2009.

A propos de Des corps en silence, de Valentine Goby

Valentine Goby sera mon invitée à la librairie La Terrasse de Gutenberg le 3 juin.

Article paru dans le Magazine des livres de Mars/Avril 2010

Quand le désir se retire

En juxtaposant le cheminement intérieur de deux femmes confrontées à la mort du désir, l’une de nos jours, l’autre au début du XXème siècle, Valentine Goby compose un chant paradoxal et poignant.

Claire est une jeune femme d’aujourd’hui, professionnelle experte et passionnée – elle fabrique des pianos –, mère charnelle, parfois débordée mais jamais vide face à Kay, sa fille. Le vide, c’est entre Claire et son compagnon, Alex, qu’il s’est peu à peu installé. Claire le pressentait sans doute mais elle ne l’admet, brutalement, qu’un matin, alors qu’elle regarde Alex attablé devant son petit-déjeuner. Leur appartement s’est peuplé d’objets, s’est paré de tissus, de teintes affirmant l’harmonie. A l’inverse les corps se sont peu à peu effacés, ont perdu de leur présence et de leur pouvoir, n’émettent plus ces vibrations profondes et irrégulières qui font l’urgence de se prendre. A la place du désir, Claire, quand elle s’interroge avec la lucidité de ceux qui n’ont pas renoncé à ce qu’ils attendaient du monde, ne trouve qu’une affection peinée. Qui lui fait honte. Elle sait dès lors qu’il lui faudra rompre. Des corps en silence accompagne l’errance de Claire et Kay juste avant que la rupture soit consommée. Le cadre démesuré de la Défense, la chaleur de juillet, ajoutent encore à l’oppression de ces heures engluées.
Sur l’autre rive du récit se tient Henriette et sa tragédie empruntée aux faits divers de l’époque. Le corps d’Henriette est né sous les mains de son amant, Joseph Caillaux, qu’elle a ensuite épousé. Mais Joseph n’est pas l’homme d’une seule femme, même si celle-ci, de son propre aveu et parce qu’elle ne saura plus se passer du plaisir enfin découvert, est prête à tout pour combler la faim de son époux. Pour lui, elle se veut femme-étoffe. Qu’il la plie et l’use à force de la toucher. C’est ainsi et seulement ainsi qu’elle sait désormais respirer. Joseph, pourtant, s’éloigne et le corps délaissé d’Henriette s’étiole, disparait. Le drame final arrimera certes Henriette à la vie, et Joseph à Henriette. Mais leur union est désormais un papillon épinglé. Une jolie chose morte.
Entre ces deux destinées de femmes résistantes, des ponts sont jetés : la musique est encore et toujours une force échappant à l’érosion ; un salut pour le corps et l’âme. Les enfants sont des miroirs mais aussi l’horizon. Le chagrin, parce qu’il dévaste, oblige à la réinvention. Montrant une capacité à étirer le temps qui n’est pas sans rappeler la Virginia Woolf de Mrs Dalloway, Valentine Goby réussit à se tenir en équilibre entre l’ode au désir et son oraison. Cette parfaite coïncidence avec la vérité des corps est sans doute ce qui rend son texte à ce point saisissant.
© Carole Zalberg

Des corps en silence, Valentine Goby, Gallimard, 2010, 143 p.

A propos de Démon, de Thierry Hesse

A propos de Démon, de Thierry Hesse, qui sera mon invité le 18 mars 2010 à 20h à la librairie La Terrasse de Gutenberg.

Voyage au centre de la guerre

Pour Stendhal, le roman était un miroir que l’on promène le long d’un chemin. Avec Démon, magistrale fresque construite autour d’une obsession – la guerre et ce qu’elle sème en l’Homme –  Thierry Hesse donne plutôt l’impression de tenir une caméra embusquée à l’intérieur des êtres. Et ce qui détermine les mouvements incessants de cette caméra d’une époque à l’autre, d’un personnage à l’autre, c’est le fil que suit le romancier –  une interrogation : où se loge la guerre en soi ?

Démon raconte la quête de Pierre Rotko à qui son père, Lev, révèle peu de temps avant de se pendre, l’assassinat par les nazis de ses parents Franz et Elena, des juifs russes. Le secret soudain dévoilé, et qui ne sera jamais discuté puisque Lev Rotko, semble-t-il, n’a pu survivre à sa révélation, jette un éclairage cru sur la manière dont Pierre a vécu jusque-là. Pierre, en effet, tourne depuis longtemps  autour du mal, recueille, en Afrique ou ailleurs, ses multiples  manifestations,  part lire aussi sur les visages ce que grave l’irruption brutale du malheur. C’est que Pierre obéissait sans le savoir aux injonctions de ce qu’il appellera désormais son démon juif.  Avant même de connaître le destin de ses grands-parents,  Pierre avait perçu, dans les silences de Lev, l’écho de leur cri. En entrouvrant la porte sur son histoire familiale Lev Rotko  permet enfin à son fils d’entendre le cri lui-même, celui de Franz et Elena, bien sûr, mais avec lui ceux de tous les Hommes broyés par la guerre. « Une idée me hantait, écrit Hesse, que les familles perdent toujours la guerre ». Et partout, en effet, à Grozny comme à Stavropol, en Angola comme en Bosnie, seuls les stratèges peuvent se dire victorieux.  Lorsque les combats cessent, lorsque la violence ouverte, « officielle » se retire telle une marée boueuse, les familles, quel que soit leur camp, comptent leurs pertes, cherchent une explication qui, la paix revenue, se refuse.

Avec Thierry Hesse, dans le sillage de sa caméra indiscrète, cruelle même parfois quand elle montre les pensées mesquines, les motivations minuscules, les élans égoïstes qui allument les plus grands feux, on contemple un peu sonné l’intimité de l’Histoire qui ici n’est pas un décor mais bien le personnage central et vibrant. Hesse, sans relâche, grâce à une écriture précise et dépourvue d’effets,  nous maintient dans les sales draps des Hommes.  C’est aussi suffocant qu’efficace. On a souvent envie de les fuir, ces lieux du crime. Mais c’est trop tard : Franz et Elena, Zeinap la Tchétchène, les dizaines et les dizaines de personnages, bourreaux, victimes ou les deux à la fois,  tous ces individus pris dans ces sales draps ne sont plus de simples chiffres, des images figées dans les livres d’Histoire ou celles, fugaces, de l’actualité. On les a vus vivre, tous, et leur souvenir a définitivement rejoint nos propres démons.

Démon,  Thierry Hesse, éditions de l’Olivier, 2009

A propos d’Une ardeur insensée, de Nathalie Azoulai

Regarde les femmes douter

A propos de Une ardeur insensée, de Nathalie Azoulai*

Dans Mère agitée, son premier roman, paru en 2002, Nathalie Azoulai, tenait une chronique de la maternité débutante puis de son évolution. L’auteur, économe et minutieuse, fouillait les joies et les peines des relations mère/enfant, observait les doutes, les tiraillements, les paradoxes qui sont la texture même de cette relation, qui font sa fragilité et sa force. Inlassablement, elle allait voir dans les recoins, soulevait des tapis pour dénicher les pensées honteuses, décortiquait aussi les bonheurs, comme un enfant gratte une croute, supportant la douleur pour le plaisir de trouver la peau rose en dessous, de voir perler le sang.
Azoulai, depuis, n’a pas lâché sa loupe d’entomologiste. Les manifestations, paru en 2005, passait au crible une amitié à trois née au temps des grands engagements étudiants des années 80. L’auteur en profitait pour disséquer la question infiniment délicate et paradoxale, là encore, de l’identité juive. Cela donnait un roman riche et bouleversant, chacun des trois personnages étalant sous nos yeux souvent tentés de se fermer, nos propres contradictions, nos attentes et nos désillusions.
Avec Une Ardeur insensée, Azoulai ne déroge pas. Elle emboite cette fois  le pas à Odile, pharmacienne quadra mariée à William, un chirurgien réputé.  Ensemble ils ont eu de belles carrières, trois enfants et deux maisons. Tout semble parfaitement huilé dans cette famille affichant les divers attributs du bonheur bourgeois. Le temps s’écoule, en un équilibre d’autant plus éclatant qu’il contraste avec les failles et les malheurs des autres : Annick la belle-sœur au deuil envahissant, Claire et Julien, couple de vieux amis pharmaciens qui ont toujours lorgné sur la suprématie d’Odile et de son médecin de mari.
Vient pourtant un jour où Odile, sans trop savoir pourquoi,  suit les conseils de Laurence, autre quadra pourtant jaugée et méprisée au premier coup d’oeil, et décide de prendre des cours particuliers de théâtre. Le grain de sable est dans la machine. Car devant Lewis, son brillant et peu aimable professeur, Odile est nue.  Un escargot sans sa coquille de conventions et de certitudes. A mesure qu’elle se laisse dépouiller de tout ce qu’elle prenait jusque là pour ses fondamentaux, les lignes de son existence bougent, sa perception change. Odile apprend l’ambivalence et les masques, se laisse pénétrer par une vérité dangereuse : celle qui se cache derrière les vers de Tchekhov ou de Molière  et que Lewis sait débusquer. Mais en s’ouvrant à cette nouvelle lecture du monde, en creusant loin en elle-même Odile s’éloigne inexorablement des siens.
Cette descente intérieure qui est aussi une renaissance, Azoulai la suit avec la précision crue, tranchante qui est sa manière. Qu’il s’agisse de maternité, thème récurrent chez elle, de sexualité ou du regard porté sur les autres, elle ne tourne pas autour des états d’âme de ses personnages mais s’y engouffre, en spéléologue aguerrie que suit la cohorte des lecteurs fascinés. Comme l’enseignement de Lewis, la progression n’est pas forcément aimable ni plaisante, mais on sort de cette lecture le regard plus affuté, la peau plus sensible aux frissons. Là est le plaisir.

©Carole Zalberg

* Nathalie Azoulai sera mon invitée le jeudi 7 janvier 2010 à la Terrasse de Gutenberg

Rencontres à la Terrasse de Gutenberg, c'est reparti!

A l’occasion de la sortie chez Gallimard  de son nouveau roman, Efina, Noëlle Revaz sera ma première invitée de la saison.

Le (mardi, exceptionnellement) 13 octobre 2009 à 20 h

Librairie La Terrasse de Gutenberg

9 rue Emilio Castelar

Paris 12ème

0143074215

M° Ledru Rollin

Au programme : présentation, lecture par l’auteur, entretien suivi du traditionnel verre « gourmand ».

A propos d’Efina, de Noëlle Revaz


A propos d’Efina, de Noëlle Revaz

A propos d’Efina, de Noëlle Revaz.

La romancière s’amuse

Dans Rapport aux bêtes, son premier roman, publié il y a sept ans, Noëlle Revaz avait inventé une langue pour dire un lien frustre, violent entre un paysan de nulle part en particulier et sa femme, Vulve. Ce prénom, à lui seul, dans le monologue terrible et hilarant du mari, nous cognait à chaque apparition.  Avec Efina, l’invention porte moins sur les mots eux-mêmes que sur la manière de mener cette histoire d’amour et d’illusion.

Impossible de raconter le pas de deux dans lequel Revaz engage Efina et T., ses personnages. Seul se laisse saisir le point de départ non pas de la relation mais, en quelque sorte, de sa réactivation. Efina voit jouer T. Lui revient alors le souvenir vague mais l’impression forte d’une lettre envoyée autrefois par l’acteur encore jeune homme.  On ne connaîtra ni le contenu de cette lettre ni le nom de T. Mais le programme de ces deux êtres est déclenché, le poison et la douceur de leur lien commence à se répandre à cet instant là, où Efina voit T., ne le reconnaît pas mais sait de nouveau qu’il lui a écrit. D’autres lettres seront rédigées, avec froideur ou frénésie, envoyées ou non, sincères ou mensongères, voulant caresser ou piquer, qu’importe : avec elles c’est l’histoire qui se tisse, Efina et T. se tenant chacun à un bout du métier et, au-dessus d’eux, Revaz, maîtresse du temps, du ton, des couleurs, chorégraphe jamais à cours de trouvailles pour nous garder captifs du ballet qu’elle crée.

Et l’on sent le plaisir que prend la romancière à installer ses pistes puis, dans la même phrase, parfois, à nous égarer. Ainsi croit-on avoir enfin saisi le caractère de l’un ou de l’autre, se laisse-t-on aller à imaginer des péripéties, un dénouement , que Revaz aussitôt reprend ses billes, les mélange, relance le récit, déplaçant à loisir ses personnages sur l’échiquier des sentiments.  Ils passent ainsi, et plus d’une fois, par les cases mariage, enfant, travail, mais rien ne semble s’ancrer en eux ni les ancrer eux au monde où il leur faut pourtant bien exister. Chacun flotte à sa façon. T. Pour se lester doit faire son plein de rôles : dire les mots des autres et, le temps de les héberger, en être densifié. En dehors de ça, T. ne se sent pas. Il confie ses contours  aux bons soins d’épouses successives qu’il s’empresse de tromper. T. est en effet le champion de la fugue, le roi de la trahison ; toujours cette manie de flotter. Efina, pour s’arrimer, promène des chiens interchangeables, essaie des maris, des styles, des occupations, élève un enfant, source de joie puis d’encombrement. Elle aussi joue, en fait,  mais sans jouir de la bénédiction des planches.  Et l’un et l’autre s’écrivent, comme on lancerait des grappins sur une paroi abrupte.  C’est ainsi qu’ils parviennent à ne pas disparaître dans le vide au-dessus duquel les promène Revaz non sans cruauté.

Il y a quelque chose de cauchemardesque dans ces êtres imprécis, échappant sans cesse à la définition, trempés dans un bain qui n’est pas le quotidien mais peut-être sa décomposition – frontières de lieu et de temps abolies pour mieux en montrer les effets et les dégâts. Car il est finalement beaucoup question du corps qui change et lâche dans Efina. Il est question du désarroi face à ce qu’aucun lien ne peut empêcher : vieillir jusqu’au cimetière, « la maison des oiseaux ».

Efina, Noëlle Revaz, Gallimard, 2009

Article paru dans Le magazine des livres de décembre 2009

A propos de Ce que je sais de Vera Candida, de Véronique Ovaldé

A propos de Ce que je sais de Vera Candida, de Véronique Ovaldé

L’invention de la vérité

Le titre du dernier roman de Véronique Ovaldé est celui d’une transmission annoncée.  L’auteure va nous confier ce qu’elle sait de Vera Candida. C’est à la fois modeste et péremptoire puisque de ces limites il faudra se contenter. Réserves et injonction  dans un même mouvement gracieux. Quel privilège aussi! On sera changé. On sera dépositaire des vies offertes par Ovaldé ; d’une vérité, donc. Et Dieu sait que c’est précieux, ça, la vérité, surtout lorsqu’il est question d’amour et de fatalité.

On s’en doute, ce n’est pas à force de réalisme qu’Ovaldé l’illusionniste montrera cette vérité même si tout est d’une justesse à rire et à pleurer dans ce roman dont la forme et la saveur évoquent un oignon rose : doux, piquant, composé de registres superposés, des pelures autonomes, mais à travers lesquelles ont peut croquer jusqu’au  goût le plus profond, le plus persistant.

La couche supérieure, immédiate, est la pellicule translucide du conte. L’époque y est à la fois contemporaine et intemporelle, les anachronismes, du coup, n’en étant pas mais des motifs nécessaires au récit ; la géographie  y est aussi précise (odeurs, textures, bruits, animaux et végétaux convoqués en nombre pour la camper) que fantasmée (chacun y retrouvera son village exotique et déserté, son continent sensuel et violent); les personnages des compositions charnelles et volatiles, abruptes et merveilleuses.

A l’abri de cette aile chatoyante – et comme irisée par ses brillances – se déploie la trame elle-même : ce que sait Ovaldé, donc, de Vera Candida, Violette et Rose Bustamente, trois générations de filles-mères tenues par la honte et ses secrets, maudites peut-être mais fières et puissantes au point de faire plier le destin pourtant acharné. Autour de ces trois-là, l’habituelle et poignante constellation des femmes malmenées, étonnamment déterminées à vivre, chair à viols de tous ordres. Les rares hommes à peupler cet univers sont de pauvres bourreaux trompant leur faiblesse dans l’excès, souillant avec frénésie pour crever leurs propre abcès de honte enfouie, pour partager leur inconsolable chagrin d’enfants délaissés. S’il existe un héros, il est forcément abîmé et c’est contre ses failles que la dureté des femmes méfiantes peut lentement s’émousser.

Sous ces deux épaisseurs réussissant ensemble le miracle de la légèreté – phrases qui respirent, palpitent, vivent leur propre vie, rythme si maîtrisé qu’il se confond avec la respiration du lecteur, sourires naissant de la surprise ou d’un heureux attendrissement, portée quasi magique des images – la Grande Histoire peut s’inviter. Percent ainsi quelques figures horrifiques et crédibles du nazisme ainsi que les cris de leurs victimes. En soulevant telles des cloques la peau fine du conte, elles font une brûlure qu’on n’attendait pas. Car Ovaldé, on l’a vu, ne restitue pas la vérité (dans ce cas, on s’en protègerait, on aborderait la lecture toutes défenses dehors). Elle l’invente, la mitonne avec ses mots de fée, sa poésie puisée à la sève des êtres et des choses, son regard tendre et aiguisé. C’est le poison et l’antidote dans une seule potion enivrante, têtue. C’est heureusement un baume, aussi, comme l’est toujours la justesse.

Ce que je sais de Vera Candida, Véronique Ovaldé, Editions de l’Olivier

Véronique Ovaldé sera mon invitée le 4 février 2010 à la librairie La Terrasse de Gutenberg.

Une version plus courte de cet article est paru dans le Service Littéraire d’octobre sous le titre :  Poison et antidote.

A propos de Vers la douceur, de François Bégaudeau

A propos de Vers la douceur, de François Bégaudeau (qui sera mon invité le 11 juin 2009 à la Terrasse de Gutenberg; lectures par l’auteur et la comédienne et metteur en scène Cécile Backès)

Vous me conjuguerez  « vivre » au présent compliqué

Il ne fait pas dans le joli, Bégaudeau.

Nulle démonstration paysagiste dans ses phrases cadencées à l’oreille, composées comme on le dirait d’une stimulante salade d’été : sens et sons justement dosés pour former une symphonie non pas du réel mais de son écho. Et parce qu’il ne fait pas dans le joli, la beauté de son roman, logée dans la précision des images, la vitalité du rire et l’émotion sourde, brutale, même, dont la lecture est ponctuée,  se déploie avec d’autant plus de force qu’on ne l’attend pas.

Roman de trentenaires, nous dit-on. Chronique d’un désordre amoureux qui serait celui d’aujourd’hui.  Jules, journaliste sportif et vagabond du sentiment, recense, en vrac et sans embellissements, coucheries heureuses ou aussi peu satisfaisantes qu’un dialogue de sourds,  alliances et ruptures, trahisons et déceptions en tous genres.  Au coin de l’œil de Jules, l’actu, toujours. Plus qu’un arrière-plan à des pérégrinations contemporaines.  Le monde en mouvements, en formation et déformations ; dans lequel il faut bien le vivre le désir. S’en débrouiller.

Pour y parvenir, chacun sa route. Jules tente, cherche, rêve la paix et se réveille en sursaut : tout reste à faire pour enfin se poser. Peu importe, puisque c’est ainsi qu’il est vivant. Gilles couve sa dépression comme une poule ses œufs. Le connard adopte la panoplie complète du connard et dans ce déguisement se sent à l’abri. Cathy cultive la lucidité avec des soins de jardinier : à regarder d’avance les hommes la quitter elle en est moins blessée. Elle se l’était bien dit que celui-là aussi finirait par ne plus voir que son gros cul. Elle n’est donc ni trahie ni déçue.  Fabrice, Jeanne, Sophie, Bulle, tous avancent ainsi en funambules au dessus du vide où doit s’inventer leur vie. Tous sauf Flup et son prénom d’extraterrestre ou de dauphin gentil à faire fondre. Pour le jeune homme à qui l’on prête volontiers la grâce de ceux sur qui glisse la laideur, vivre consiste certes à embrasser le monde, mais littéralement.  Ce sublime farfelu qui offre à ses amis sa fragilité et leur donne ainsi l’impression d’être forts et utiles ne connaît qu’une forme d’élan : l’abandon, aux êtres et aux choses, à la poésie fugace des villes, à la saveur unique de l’instant présent.

C’est en le suivant, en collant à sa roue, qu’on ira vers la douceur.

Chronique également en ligne sur www.decitre.fr

A propos de Petit déjeuner avec Mick Jagger, de Nathalie Kuperman

A propos de Petit déjeuner avec Mick Jagger, Nathalie Kuperman, L’Olivier, 2008.

La possibilité de Mick

Les romans de Nathalie Kuperman me font penser à ce qui guette de l’autre côté du mur quand on habite en haut d’une tour : la menace du vide. Cette menace est constante mais il faut se pencher par la fenêtre pour en percevoir la réalité. De la même manière,  Petit déjeuner avec Mick Jagger recèle mille dangers,  s’ouvre sur quantité de souffrances et de cris, mais si l’on veut les saisir,  il faudra  en quelque sorte traverser les phrases précises de Kuperman jusqu’à cet espace où plus rien n’est sûr ; il faudra accepter de suivre l’auteur dans un monde  où réel et imaginaire sont les fils tissés très serrés d’une trame unique ; il faudra renoncer à les démêler, ces fils, puisque dans leur enchevêtrement ils sont la matière même du récit et sa beauté ; il faudra accepter le vertige.

C’est alors seulement qu’on se tiendra avec émotion parmi les ombres qui hantent ce court roman aussi faussement léger que les précédents. On sentira l’absence floue d’une mère, sa folie jamais nommée, on assistera, empli d’une inutile rage, au viol subi par la narratrice à  huit ans,  on constatera la fuite du père dont les paroles d’amour ne parviennent pas à remplacer l’amour lui-même, qui serait d’être là pour son enfant. On saura qu’on est remonté à l’origine des maux quand on verra se diffuser le poison de la persécution.  Témoin ou conteuse,  Kuperman  écrit très précisément ces ombres et cela suffit à notre douleur.

Bienheureusement, Mick nous est donné.  Il est notre refuge autant que celui de Nathalie. Ses chansons des repères, une collection commune et vibrante à laquelle puiser pour se divertir et exulter. Aucune autre rock star n’aurait fait l’affaire. Il fallait Jagger et son hypersexualité qui, par un de ces miracles paradoxaux dont l’auteur a le secret, lave des souillures  et rachète tous les hommes ou presque. Il est un ange gardien déglingué qui oublie souvent de veiller. Un héros très imparfait rendant moins criante l’imperfection des êtres chers.  Il est l’expression même de la solitude et son antidote : l’imaginaire, l’invention d’une vie désirable. Il est l’écriture, donc, qui tient en vie tout en nous séparant du monde.

© Carole Zalberg

Je recevrai Nathalie Kuperman le jeudi 7 mai à 19h30 à la libraire La Terrasse de Gutenberg (cf la rubrique Agenda)

A propos de Les derniers feux, de Thomas B. Reverdy

Thomas B. Reverdy : la mémoire élémentaire

Dans Les derniers feux, son troisième roman après La Montée des eaux et Le Ciel pour mémoire, Thomas B. Reverdy explore encore – une ultime  fois ? – le pays âpre de la perte et du souvenir.

Au moment où Thomas, le narrateur, est sur le point de vendre la maison familiale, un grand vaisseau peuplé de fantômes qu’il se sent enfin prêt, après avoir sauvé quelques rares vestiges,  à abandonner aux eaux profondes, où nul ne plonge, à ce moment, donc, d’un possible renouveau, il apprend par  le journal la mort de son père. L’annonce de ce décès, c’est une main surgissant du passé pour l’y retenir. Ou plutôt l’y ramener puisque ce père, parti quand Thomas était trop petit pour avoir engrangé quoi que ce soit de lui, n’est qu’une absence ; un vide dans lequel s’est ensuite lovée la mort de sa mère et qu’il va lui falloir combler, ou au moins contempler en se rendant à son enterrement, dans le Sud.  Commence alors un voyage foutraque et tendre où Reverdy  embarque le lecteur en même temps que sa compagne, son fils et la bande de bras cassés qui fait corps autour de lui : ses amis.

Car à la douleur du deuil, à l’absurdité des destins, Thomas  le personnage – et sans doute, on le pressent, Thomas la personne – sait répondre : il s’entoure de tendresse,  laisse le désordre de son entourage lever comme une pâte moelleuse à l’intérieur de laquelle on sent moins les coups, un mur capitonné où la peur, à force d’être atténuée, se lasse, peut céder. C’est aussi en aimant que Thomas s’apaise, en distribuant caresses et pensées bienveillantes. Il a ce talent là, de ne pas juger, d’accueillir en lui tels qu’ils sont les êtres chers.  Ici l’amour et l’amitié ne sont pas des élans distincts mais une même façon d’être au monde. Marine, la compagne et Camille, le fils, sont emmaillotés dans les gestes et les actes du groupe. On pense et vit collectif non pour obéir à un principe mais par nécessité.  C’est l’ensemble qui respire, boit, pleure, agit dans une conscience partagée. Le roman de « potes », cher aux Américains notamment, trempé par Reverdy dans un bouillon où mijote ce que d’habitude on n’y trouve pas mélangé : la douceur et les divagations, les corps abîmés et leur beauté, l’ivresse et l’attention aux autres, le noyau familial que les éléments extérieurs protègent au lieu de menacer, ce genre qui montre habituellement la bande comme une persistance, quelque chose à dépasser pour commencer une « vraie » vie d’adultes responsables, s’en trouve singulièrement renouvelé.

Cette entité essentielle des proches, Thomas la contemple et la raconte comme les paysages traversés au long du récit ou ceux dont il se souvient, comme il contemplait sa mère autrefois, lorsque son corps à peine sorti d’un bain de mer, un temps perdu pour l’enfant plein d’effroi puis retrouvé dans l’éblouissement,  offrait ses reliefs, ses odeurs, son goût. Tout le roman repose sur cette perception unique portée par une écriture quasi organique : la matière réinventée où passé présent et futur s’avanceraient ensemble, où les éléments, surtout, ne seraient ni dedans ni dehors mais simplement là ; air, eau, feu se poursuivant en soi sans rupture, telle  une garantie d’appartenir au monde. D’être en vie.

Carole Zalberg

Les derniers feux, Seuil, 2008