A propos des Hommes sirènes, de fabienne Juhel

Fabienne Juhel, une romancière à l’écoute du monde

Il y a du chaudron de sorcière dans le travail de Fabienne Juhel. Y mijotent à parts égales la ruralité et le béton, la grâce et le crime, des êtres dévitalisés et des arbres aux tympans fragiles, des rites ancestraux et des désastres contemporains, de l’immatériel et tous les états de la chair : délicatesse, voracité, décomposition. Le lecteur d’abord un rien dérouté cède vite au sortilège de ce mélange unique.
Ce pourrait être un poison tant le mal et l’ombre guettent entre les lignes, tant ils tapissent la trame des romans de Juhel. Dans Les bois dormants, la narratrice, éternelle égarée, errait entre vie et mort, le corps inerte et comme échoué dans un lit d’hôpital tandis que son esprit arpentait souvenirs et cauchemars. A l’angle du renard, Prix Ouest France/Etonnant voyageurs 2009, orchestrait la rencontre entre une fillette des villes, douée d’une confiance lumineuse et un taiseux des champs rivé à sa terre bretonne, hanté par ses secrets et ses fantômes, tour à tour inquiétant et sensible.
Les hommes sirènes retrace le cheminement singulier d’une renaissance. Un baptême, plutôt. Antoine, que Juhel appelle « l’homme » en attendant de lui rendre le prénom qui le reliera à sa lignée, a été adopté à deux ans – acheté, ce n’est pas anodin –  et élevé par Eli et Eve Eckert dans un vaste domaine bordelais. Jumeaux rescapés des camps, ces deux là ne croient plus en l’humain, ne sont plus que l’un pour l’autre et juste assez vivants pour transmettre à leur héritier choisi les mots et les images de l’horreur. Rien n’est épargné à l’enfant. Ni la description minutieuse des expériences pratiquées sur eux et beaucoup d’autres par le médecin du camp, ni la violence des chiens de garde, le danger qu’ils font planer, ni la mise à mort annuelle du cochon par un boucher qui a le même mot, « bonhomme », pour le petit garçon épouvanté et pour la bête qu’il s’apprête à égorger. C’est que le couple n’a pas voulu cet enfant pour donner ou recevoir de l’amour. Il est leur instrument au même titre que la meute de loups installée par Eli dans les bois du domaine. Chez eux, les Deux Ténébreux, ainsi que les désigne l’enfant, sont la loi, la règle. Une divinité bicéphale à qui tout devrait être sacrifié.
Ce pourrait être un poison, le spectacle d’un homme ainsi dépossédé de son identité et de son jugement, grandissant sans racines tel une fleur dans un vase d’eau croupie. Mais il y a Eugénie, la cuisinière et sa foi généreuse, le miel de ses paroles et de ses gestes, la douce rébellion de son affection pour l’enfant. Mais il y a le sorcier dans sa cabane aux confins du domaine. Lui est comme un relais vers le monde refusé à Antoine : celui de la mémoire et d’une sagesse qui ne serait pas du détachement. Un monde où l’enfant, par intermittence, entrevoit ce qu’il a été avant son adoption : Abhra, c’est-à-dire « nuage », l’incarnation de la liberté.
Ce pourrait être un poison, ce récit d’une vie volée et des épreuves nécessaires avant d’être enfin soi. Mais il y aura l’amitié sur le chemin, il y aura des corps aimants et des âmes bienveillantes logées dans un caillou ou le bruissement des feuilles dans le vent, il y aura le refuge des songes, ce lieu secret de la réunion.
Ce pourrait être un poison mais il y a la beauté d’une langue pétrie de ce que Fabienne Juhel sait entendre : le chant des éléments, les histoires confiées aux pierres et aux arbres, l’écho des existences que la terre couve.
Ce pourrait être un poison or c’est un puissant remède : une voix qui, parce qu’elle porte toutes les voix à travers le temps et l’éloignement, s’impose comme la vie même.

© Carole Zalberg

Les hommes sirènes, Fabienne Juhel, Editions du Rouergue.