A propos de "La blessure la vraie", de François Bégaudeau

S’écrire, dit-il*

Tout est dans le titre qui d’emblée annonce le jeu. Que sait-on avant d’entamer la lecture du dernier roman de Bégaudeau ? Ou plutôt, que croit-on savoir ?

On sait que l’histoire se déroule durant l’été 86. Et pourquoi celui là plutôt qu’un autre ? Parce que c’est celui d’un basculement : les étés qui ont précédé étaient ceux de l’enfance. On ne se préoccupait pas encore de poser.

Le 7 juillet 86, François, 15 ans, arrive à Saint-Michel-en-l’Herm avec un objectif : coucher. Perdre enfin une virginité traînée comme un boulet. Il n’est d’ailleurs plus question que de ça au sein de la petite bande de garçons qui se retrouvent chaque année au moment des vacances dans ce village de Vendée. Coucher, le dire ou tenter de le faire. Tout se réorganise autour de cette injonction émanant autant des corps que du monde où l’on ne doit plus trop tarder à occuper sa place. Et c’est bien le problème de François, éternel décalé, qui se regardait vivre alors comme il s’écrit aujourd’hui, communiste lettré quand d’autres ne sont que jouisseurs et pressés d’en découdre, plein de phrases à l’heure des baisers. Mais il est volontaire, sait que la vie s’emballe et que faire chou-blanc n’est pas une option. Il se jette dans le bain de la grossièreté, d’une misogynie bon enfant puisque ceux qui y nagent à l’aise sont, étrangement, les élus des filles même s’ils finissent toujours par les faire pleurer.

François emploie donc les mêmes mots, prend comme eux l’air de celui qui ne veut remplir que ses mains et s’en vante, mais au fond il a tendance à se pâmer, il rêve de partager plus que de la salive, succombe quand il sent les pensées irradier sous la peau.

Et l’on revient au titre qui insinue l’échec ou, en tout cas, une déception. Mais là encore, pas seulement. En affublant la blessure d’un « la vraie », l’auteur, dont on connait la précision, sème le doute. Ce qui s’affirme authentique est forcément douteux. C’est comme clamer partout qu’on est heureux.

Cela ne signifie pas qu’on ne trouvera aucune trace de blessure dans ce récit. Elles se ramassent même à la pelle et presque à chaque page, autant que le rire souvent voilé de nostalgie. Les vannes, les rejets, les chutes, les défaites, les trahisons dont le narrateur est tour à tour victime ou coupable font mille entailles qui ne cicatriseront pas. Elles sont le relief des individus, leur géographie.

N’est-ce pas finalement cela qu’observe Bégaudeau avec une justesse telle qu’après lecture on a le sentiment d’avoir vécu ces péripéties, porté ces habits connotés ? On était là quand les plaisanteries souvent lourdes, et vives, en même temps, gorgées de vitalité, fusaient au bar du village. On était là quand il fallait se lever et marcher jusqu’à l’eau, sur la plage, passer ainsi l’épreuve des regards. On était là quand un idiot, un sublime innocent était malmené par le groupe tandis qu’on se taisait. On était là, dans les conversations poussives et aussi dans l’évidence d’une ultime rencontre, sa promesse qui ne serait jamais tenue. On était dans ce rythme et ce décor daté, quasi disparu, dans ces lieux que la tempête, vingt ans plus tard, viendrait effacer.

On était là quand Bégaudeau, sous nos yeux, s’inventait écrivain. Et l’on en sait gré à la blessure quelle qu’elle soit.

© Carole Zalberg

* Article paru dans la revue BSC news de février 2001 (pages 56/57) à lire en ligne et dans la revue Vents Contraires, du théâtre du Rond-Point, en ligne .

A propos de Vers la douceur, de François Bégaudeau

A propos de Vers la douceur, de François Bégaudeau (qui sera mon invité le 11 juin 2009 à la Terrasse de Gutenberg; lectures par l’auteur et la comédienne et metteur en scène Cécile Backès)

Vous me conjuguerez  « vivre » au présent compliqué

Il ne fait pas dans le joli, Bégaudeau.

Nulle démonstration paysagiste dans ses phrases cadencées à l’oreille, composées comme on le dirait d’une stimulante salade d’été : sens et sons justement dosés pour former une symphonie non pas du réel mais de son écho. Et parce qu’il ne fait pas dans le joli, la beauté de son roman, logée dans la précision des images, la vitalité du rire et l’émotion sourde, brutale, même, dont la lecture est ponctuée,  se déploie avec d’autant plus de force qu’on ne l’attend pas.

Roman de trentenaires, nous dit-on. Chronique d’un désordre amoureux qui serait celui d’aujourd’hui.  Jules, journaliste sportif et vagabond du sentiment, recense, en vrac et sans embellissements, coucheries heureuses ou aussi peu satisfaisantes qu’un dialogue de sourds,  alliances et ruptures, trahisons et déceptions en tous genres.  Au coin de l’œil de Jules, l’actu, toujours. Plus qu’un arrière-plan à des pérégrinations contemporaines.  Le monde en mouvements, en formation et déformations ; dans lequel il faut bien le vivre le désir. S’en débrouiller.

Pour y parvenir, chacun sa route. Jules tente, cherche, rêve la paix et se réveille en sursaut : tout reste à faire pour enfin se poser. Peu importe, puisque c’est ainsi qu’il est vivant. Gilles couve sa dépression comme une poule ses œufs. Le connard adopte la panoplie complète du connard et dans ce déguisement se sent à l’abri. Cathy cultive la lucidité avec des soins de jardinier : à regarder d’avance les hommes la quitter elle en est moins blessée. Elle se l’était bien dit que celui-là aussi finirait par ne plus voir que son gros cul. Elle n’est donc ni trahie ni déçue.  Fabrice, Jeanne, Sophie, Bulle, tous avancent ainsi en funambules au dessus du vide où doit s’inventer leur vie. Tous sauf Flup et son prénom d’extraterrestre ou de dauphin gentil à faire fondre. Pour le jeune homme à qui l’on prête volontiers la grâce de ceux sur qui glisse la laideur, vivre consiste certes à embrasser le monde, mais littéralement.  Ce sublime farfelu qui offre à ses amis sa fragilité et leur donne ainsi l’impression d’être forts et utiles ne connaît qu’une forme d’élan : l’abandon, aux êtres et aux choses, à la poésie fugace des villes, à la saveur unique de l’instant présent.

C’est en le suivant, en collant à sa roue, qu’on ira vers la douceur.

Chronique également en ligne sur www.decitre.fr