Compte-rendu de la soirée du 13 janvier 2011

Résistances

à la fin

photos Jean-Paul Dayan

présentationJe vous dois la vérité : je ne vais pas prétendre que j’ai conçu cette soirée autour d’un thème commun.  En fait, dès le mois de mai, j’ai su que trois des auteurs que j’avais déjà reçus ici et dont le travail m’intéresse tout particulièrement publiaient en septembre. J’avais évidemment envie de les inviter mais trois auteurs, cela occupait trois mois de rencontres. ça laissait peu de place pour de nouvelles découvertes. Frédérique, avec qui je discutais de ce dilemme, m’a dit «tu n’as qu’à les inviter ensemble ! » et voilà. C’est vrai que c’était évident. Bon ça a été plus compliqué que prévu à mettre en place mais enfin, nous y sommes. Donc à l’époque, je n’avais lu que le Ferrari, qui m’avait bouleversée. Je connaissais vaguement le sujet du Kuperman mais je n’avais aucune idée de la façon dont elle l’avait abordé, et je ne savais rien sur le Hochet, qui est toujours très secrète.
La divine surprise, ça a été la découverte des titres qui, en plus d’être sublimes, reflètent une interrogation partagée sur ce qui fait l’Homme.
Et il est bien question de ça dans ces trois romans. A la lecture, bien sûr, le sujet commun qui saute aux yeux, c’est la violence : la violence en entreprise chez Nathalie Kuperman et donc celle de la société qui la produit, la violence politique et adolescente chez Stéphanie Hochet et la violence autorisée des temps de guerre chez Jérôme Ferrari. Mais finalement, il est aussi et heureusement question de résistance dans ces plongées en eaux troubles. La résistance active, concrète, par exemple d’une Ariane Stein décidant dans Nous étions des êtres vivants, d’investir physiquement avant de le perdre le lieu de son travail, d’y laisser sa trace, dans La Distribution des lumières celle de Pasquale au moyen de l’exil puis mentale, du fond de son enfermement ou encore celle d’Aurèle qui résiste au sordide de son milieu avec sa seule arme : son intelligence, dans Où j’ai laissé mon âme la résistance de Degorce pendant l’Occupation et de Tahar, bien sûr, face à l’armée française. Mais surtout, il me semble que ces trois textes tiennent droit et sont puissants parce que ce que vous allez chercher tous les trois, c’est ce qui, en l’homme, est irréductible. D’accord, vous mettez les mains dans le cambouis, mais c’est pour en rapporter une chose essentielle, une sorte de noyau : cette part de l’homme qui résiste, qu’elle se révèle humaine, ou, comme, tu le suggères Jérôme, qu’elle ne le soit pas. Mais on y reviendra.
Je vais commencer par présenter le livre de Nathalie, dont le roman se déroule au plus près de nous en termes d’actualité comme de géographie. Elle nous lira un extrait et on discutera ensuite. Puis ce sera le tour de Stéphanie, puis de Jérôme, toujours selon le même principe. Et surtout n’hésitez pas à intervenir.

dans la salle

Nathalie écouteDans l’écume des jours

Le nouveau roman de Nathalie Kuperman s’annonce moins décalé et intimiste que les précédents. Nous étions des êtres vivants retrace en effet ce temps terrible où une entreprise attend d’être liquidée ou reprise. On est donc là face à l’un de ces sujets réalistes et sensibles qui occupent, à juste titre, les unes de nos journaux autant que les esprits et les conversations. Pourtant, c’est bien l’écrivain de l’invisible et des ombres que l’on retrouve ici avec émotion.
Nathalie Kuperman, fort heureusement, ne traite pas son sujet. Elle le laisse monter, telle une précipitation qu’elle seule sait provoquer. C’est ce qui touche si juste et profond. On aborde ce texte empli d’appréhension. Il va être question de violence en entreprise, d’êtres broyés par le système, d’exercice abusif du pouvoir, toutes choses d’autant plus familières qu’elles nous parlent d’un monde où l’on doit vivre. Or l’installation – c’est le mot qui vient, comme pour le travail d’une Sophie Calle ou d’un Boltanski utilisant détails et décor, attentifs à ce qu’on pourrait appeler la configuration des vies – de Kuperman n’a pas pour effet immédiat de nous horrifier.
En donnant voix non seulement à quelques-uns des salariés menacés par les diverses conséquences d’un rachat froidement financier mais aussi à ce chœur qui serait en quelque sorte l’âme de l’entreprise si toutefois elle en possédait une, Kuperman nous intéresse d’abord aux personnalités, aux travers et aux manies, aux failles et aux peurs derrière les apparences de compétence, de jovialité, d’assurance. Les personnages saisis dans leur intimité – mère célibataire luttant pour ne pas perdre l’admiration de ses enfants, cadre supérieure impuissante face à l’Alzheimer de son père, vieille fille folle d’habitudes – témoignent avant tout de l’universelle solitude humaine, de ce besoin de consolation que Stig Dagerman disait impossible à rassasier. Jusqu’ici, tout va bien, se répète-t-on vaguement surpris et plutôt soulagé. On suit et compatit sans effroi.
Puis la précipitation a lieu au détour d’une phrase ici ou là – celle magnifique du titre ou encore ce « retourner à l’espoir n’était pas chose simple » ˗ , d’une péripétie, telle la découverte par Ariane Stein de ce document terrible où le repreneur, Paul Cathéter, a consigné sans états d’âme le destin de cette simple ressource qu’est pour lui l’humain. C’est ainsi que nait le saisissement et, avec lui, un incommensurable chagrin.
Nous étions des êtres vivants n’est pourtant pas un roman désespérant. Il y est aussi question de courage et de résistance, de la manière dont l’adversité, parfois, réinvente les individus et jusqu’au lien entre eux. Il y est question des êtres vivants qui, parce qu’ils peuvent rire, pleurer, se mettre en colère, contrairement aux simples ressources, ne sont sans doute pas près de se laisser tarir.

Nous étions des êtres vivants, Nathalie Kuperman, Gallimard, 2010, 203 p. 16,90 €

Article paru dans Le Magazine des livres.

Stéphanie lit

Chacun cherche son crime

Plusieurs lieux et voix se mêlent, dans le nouveau roman de Stéphanie Hochet : lieux habités ou quittés, voix entendues ou fantasmées. Le tout compose un paysage romanesque aux frontières mouvantes.
Offrant une première interprétation de son très beau titre, l’écrivaine met successivement en lumière ses quatre personnages ; trois des quatre plutôt, l’un d’eux, Anna, n’étant jamais éclairé qu’indirectement, par le regard ébloui des trois autres.
La première apparition – très brève mais il y en aura d’autres –, est celle d’Aurèle, adolescente monstre telle que  les affectionne Hochet. Elle ouvre le récit par une ode à Anna, ou plus exactement au nom d’Anna et dans ce déplacement, on sent aussitôt qu’Aurèle est de ces êtres qui dérobent, investissent réinventent l’objet de leur désir et, fatalement, le nient. L’annihilent. La menace est tapie dans ce début fiévreux, splendide.
Pasquale est à son tour convoqué dans le cercle lumineux. Se déploie avec lui l’un des thèmes du roman : le rapport paradoxal, chargé de culpabilité qu’entretient cet Italien cultivé, délicat avec sa terre natale. Dans ses réflexions sur la façon dont Berlusconi, qu’il exècre, avilit  le pays que Pasquale a préféré quitter, le langage occupe une place essentielle – celle, on le devine, que lui accorde l’écrivaine, ici fine observatrice des mœurs politiques contemporaines. On s’interroge aussi à travers lui sur l’opportunité de résister sur le lieu du crime quitte à en être souillé, ou de partir et s’interdire, du coup, toute autre intervention que l’observation et une critique comme diluée par la distance. Pasquale, qui n’a pas divorcé de son épouse italienne (pour rester arrimé, par ce lien officiel, à son pays et donc à son identité première ?) est épris d’Anna. Il est le deuxième personnage que Stéphanie Hochet place en gravitation autour de la jeune professeur de musique aux cheveux de soleil.
Quand on entre dans la tête de Jérôme, le frère lent d’Aurèle, on en a appris un peu plus sur l’adolescente. On sait qu’Anna est son professeur. Qu’elle en est amoureuse ou, en tout cas, obsédée et l’on pressent que cette obsession va constituer un danger pour Anna comme pour Pasquale. Or dès les premiers mots de Jérôme, on comprend que lui aussi est au bord d’un péril. Le jeune homme, grossier par innocence (en opposition à un Berlusconi grossier par inculture et par choix) est devenu avec les années une sorte de prolongement de sa sœur. A l’heure de la distribution, il n’a pas reçu les lumières de l’esprit. Il est en quelque sorte indéfini et Aurèle peut donc déverser en lui à sa guise tout ce qui, chez elle, menace de déborder. Ainsi, elle lui insuffle le désir qu’elle a de toucher Anna, de la posséder, de lui faire mal, aussi, puisqu’elle s’est donnée à un autre. Jusqu’au jour où Aurèle, volontairement ou pas, sème une graine de drame en évoquant la possibilité d’un crime. Car Jérôme est poreux. Son imagination sans cesse irriguée par Aurèle le ballotte entre hommes et femmes, entre victimes et proies, l’emporte dans des voyages intérieurs hallucinés, le corps lourd d’effroi et de plaisir.
Aurèle sait-elle ce qu’elle manipule, elle qui n’a pas été « éclairée » par des parents trop occupés d’eux-mêmes ? Enfant condamnée à l’invisibilité, elle a tôt fait d’en découvrir le pouvoir : celui d’agir sans que rien du réel, en apparence, ne soit changé, le seul objectif étant une satisfaction personnelle et immédiate. Très rapidement périssable. C’est donc le pouvoir d’être follement libre. Douloureusement aussi. Comment se construire quand on est si peu ou si mal gouverné ? Comment tisser un lien social responsable quand on n’a pas appris à attendre des autres ni à donner ? Dans un tel vide, seule la souffrance vécue ou infligée fait vibrer. Ancre au monde, aussi violent soit-il.
Avec ce roman subtil à l’écriture toujours aussi tendue, Stéphanie Hochet tente une fois encore d’éclairer le mal dans son effroyable banalité. Elle y parvient sans fanfare, sans jamais hausser le ton, grâce à une impeccable distribution des lumières.

La distribution des lumières, Stéphanie Hochet, Flammarion.

Le site de Stéphanie Hochet

Article à paraître dans La Revue Littéraire.

jérôme souritLa fin et les moyens

Jérôme Ferrari est un mineur de fond. Livre après livre il descend vers l’obscur, éclaire, paré de sa langue lumineuse et de sa compassion, les zones reculées où se cache le cœur de l’homme. On l’imagine écrire sous la dictée d’une fièvre, celle de creuser et creuser encore à la recherche de la vérité dans sa gangue de discours, de théories ou d’illusions.
Où j’ai laissé mon âme est, pour l’essentiel, un huis clos situé à Alger en 1957. Le capitaine André Degorce, ancien résistant déporté à 18 ans, détenu en Indochine, officier décoré, pratique la torture pour une cause qu’il veut croire juste. Après Buchenwald, ni la beauté des mathématiques, pour lesquels il était doué, ni une quelconque forme de légèreté n’étaient envisageables. Il s’est engagé non par désir d’en découdre mais, très sincèrement, pour maintenir autant que possible le mal hors du monde où il avait décidé de continuer malgré tout à vivre. Or dans ce bâtiment isolé où œuvre l’armée française, le mal circule, banal, brouillant les frontières entre victimes et bourreaux. Organisé, logique, Degorce s’accommode de ses actes en s’accrochant à leur nécessité. Certes une voix intérieure, lucide et lancinante, déchire par moments le cocon d’efficacité et de rigueur où il se réfugie pour ne pas se haïr. Pourtant les jours et les nuits s’accumulent, apportant leur lot de renseignements arrachés, de victoires à des lieues de la gloire des combats, et, sans être serein, le capitaine Degorce joue son rôle, ne sombre pas dans la folie.
Le roman le met en présence de deux frères d’armes, l’un de son camp, l’autre ennemi. Mais ces nuances n’ont plus cours lorsqu’on est à ce point familier de l’horreur, lorsque c’est elle qui relie. Doublant le récit par son monologue hanté, il y a le lieutenant Andreani, exécuteur impitoyable de basses œuvres, être tout d’un bloc autrefois révélé par un crime. Lui sait où son âme est restée. Elle a fini depuis longtemps de l’encombrer. Andreani est animé par une sorte de foi brutale en la beauté de sa mission. Compagnon de batailles et de détention de Degorce en Indochine, il lui pardonne d’autant moins ses  signes de faiblesse – qu’on pourrait qualifier d’humanité – qu’il l’a adulé. Andreani est à la fois la conscience implacable de Degorce, sa mémoire trop précise et un miroir incassable et grossissant. Quant à Tahar, le commandant de l’ALN, ce visage tout en haut de l’organigramme, une fois pris – incarcéré et brusquement incarné, donc –, il prive Degorce d’un objectif tolérable, l’oblige à des justifications morales qui toujours se dérobent.. Auprès de ce prisonnier calme et digne, apparemment sûr, lui, de la justesse de sa lutte et des moyens que, dit-il, on l’oblige à employer, le capitaine trouvera le répit. Sans doute imagine-t-il que Tahar seul peut le comprendre. Sans doute espère-t-il obtenir son pardon. C’est sans compter sur les rouages d’un système qui doit sa survie au mensonge et à la destruction des traces.
Jamais complaisant mais précis et inspiré, Ferrari nous enferme avec lui dans des geôles où le pire se déchaîne, où le peu de lumière vient des sursauts de l’âme humaine. Elle éclate quand un homme torturé et humilié trouve le courage de se donner la mort. Elle luit dans le regard bienveillant que pose Tahar sur son bourreau. Elle est presque aveuglante dans l’écriture haletante de Ferrari, ce flot lourd et puissant qu’on lui connaissait et qu’on retrouve ici comme un lieu de douleur et d’émotion. Car il sait ce qu’il y a dans l’homme et c’est ce qu’il écrit.

Où j’ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2010, 154 p, 17€.

Article paru dans Le Magazine des livres


devant la librairie

A propos de "Où j’ai laissé mon âme", de Jérôme Ferrari

La fin et les moyens*

Jérôme Ferrari est un mineur de fond. Livre après livre il descend vers l’obscur, éclaire, paré de sa langue lumineuse et de sa compassion, les zones reculées où se cache le cœur de l’homme. On l’imagine écrire sous la dictée d’une fièvre, celle de creuser et creuser encore à la recherche de la vérité dans sa gangue de discours, de théories ou d’illusions.

Où j’ai laissé mon âme est, pour l’essentiel, un huis clos situé à Alger en 1957. Le capitaine André Degorce, ancien résistant déporté à 18 ans, détenu en Indochine, officier décoré, pratique la torture pour une cause qu’il veut croire juste. Après Buchenwald, ni la beauté des mathématiques, pour lesquels il était doué, ni une quelconque forme de légèreté n’étaient envisageables. Il s’est engagé non par désir d’en découdre mais, très sincèrement, pour maintenir autant que possible le mal hors du monde où il avait décidé de continuer malgré tout à vivre. Or dans ce bâtiment isolé où œuvre l’armée française, le mal circule, banal, brouillant les frontières entre victimes et bourreaux. Organisé, logique, Degorce s’accommode de ses actes en s’accrochant à leur nécessité. Certes une voix intérieure, lucide et lancinante, déchire par moments le cocon d’efficacité et de rigueur où il se réfugie pour ne pas se haïr. Pourtant les jours et les nuits s’accumulent, apportant leur lot de renseignements arrachés, de victoires à des lieues de la gloire des combats, et, sans être serein, le capitaine Degorce joue son rôle, ne sombre pas dans la folie.

Le roman le met en présence de deux frères d’armes, l’un de son camp, l’autre ennemi. Mais ces nuances n’ont plus cours lorsqu’on est à ce point familier de l’horreur, lorsque c’est elle qui relie. Doublant le récit par son monologue hanté, il y a le lieutenant Andreani, exécuteur impitoyable de basses œuvres, être tout d’un bloc autrefois révélé par un crime. Lui sait où son âme est restée. Elle a fini depuis longtemps de l’encombrer. Andreani est animé par une sorte de foi brutale en la beauté de sa mission. Compagnon de batailles et de détention de Degorce en Indochine, il lui pardonne d’autant moins ses  signes de faiblesse – qu’on pourrait qualifier d’humanité – qu’il l’a adulé. Andreani est à la fois la conscience implacable de Degorce, sa mémoire trop précise et un miroir incassable et grossissant. Quant à Tahar, le commandant de l’ALN, ce visage tout en haut de l’organigramme, une fois pris – incarcéré et brusquement incarné, donc –, il prive Degorce d’un objectif tolérable, l’oblige à des justifications morales qui toujours se dérobent.. Auprès de ce prisonnier calme et digne, apparemment sûr, lui, de la justesse de sa lutte et des moyens que, dit-il, on l’oblige à employer, le capitaine trouvera le répit. Sans doute imagine-t-il que Tahar seul peut le comprendre. Sans doute espère-t-il obtenir son pardon. C’est sans compter sur les rouages d’un système qui doit sa survie au mensonge et à la destruction des traces.

Jamais complaisant mais précis et inspiré, Ferrari nous enferme avec lui dans des geôles où le pire se déchaîne, où le peu de lumière vient des sursauts de l’âme humaine. Elle éclate quand un homme torturé et humilié trouve le courage de se donner la mort. Elle luit dans le regard bienveillant que pose Tahar sur son bourreau. Elle est presque aveuglante dans l’écriture haletante de Ferrari, ce flot lourd et puissant qu’on lui connaissait et qu’on retrouve ici comme un lieu de douleur et d’émotion. Car il sait ce qu’il y a dans l’homme et c’est ce qu’il écrit.

Carole Zalberg

* Article paru dans Le Magazine des livres n° 27

Je recevrai Jérôme Ferrari ainsi que Nathalie Kuperman et Stéphanie Hochet le 13 janvier à la Terrasse de Gutenberg.

Où j’ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2010, 154 p, 17€.  Prix France Télévisions, Grand Prix Poncetton de la SGDL pour l’ensemble de l’oeuvre, Prix des librairies Folie d’encre.

Rencontre autour d'Un Dieu un animal, de Jérôme Ferrari, Actes Sud

Jérôme Ferrari : de la fureur à la désolation

Comme pour la rencontre avec Christina Mirjol, voici la trace de la soirée consacrée à Jérôme Ferrari le 6 février dernier.

Un Dieu un animal est le cinquième ouvrage de Jérôme Ferrari. Il a d’abord publié Variétés de la mort, un recueil de nouvelles, puis Aleph Zéro, chez Albiana. Dans le secret et Balco Atlantico sont parus ensuite chez Actes Sud.
Chacun de ses écrits semble être le résultat d’une parfaite alchimie : du mélange de crudité et de lyrisme nait la poésie, l’association de la fureur et d’une profonde bienveillance émeut. Sa musique est fougueuse, affirmée, ses phrases donnent une impression de jaillissement mais sont tenues d’une plume précise et puissante.
Certains thèmes traversent toute son œuvre : la mémoire et ses déformations, l’enchevêtrement du temps, l’exil sous toutes ses formes.
Aujourd’hui, Jérôme est venu parler d’Un Dieu un animal, son dernier roman peut-être un peu moins furieux mais plus désolé.

Jérome Ferrari - Un Dieu un animal

Jérome Ferrari - Un Dieu un animal

Après l’espoir

Tu es de retour chez toi mais rien n’est retrouvé, souffle le « je »de cette histoire sans début ni fin. Et par ce souffle « je » assène et caresse, veille comme d’en haut, semble se soucier, aimer même, mais sans protéger. Car rien ne peut empêcher l’avancée du désert dans le cœur des hommes qui l’ont arpenté. Or tu l’as arpenté, toi que le vide emplissait déjà quand tu es parti te livrer à des combats sans cause, te livrer, oui, corps et âmes, cherchant à chasser les fantômes de ton village, ou peut-être à les rejoindre, exalté par la perspective de ne plus espérer. Et que cesse enfin une attente d’autant plus lancinante et douloureuse qu’elle ignore son objet. Dans ta quête tu as même réussi à entraîner Jean-Do, ton meilleur ami, bien vivant lui, capable contrairement à toi de passer d’un jour à son lendemain sans rien renier de ses errances ni de ses projets ; des projets absurdes ou futiles mais des projets quand même, des scénarios abracadabrants lui tenant lieu de présent et d’avenir. Sources très simples de satisfaction. Il était vivant et sans doute heureux, mais c’était ton meilleur ami et il t’a suivi.

Tu ne t’imaginais aucun avenir ; c’est celui de Jean-Do qu’une bombe, sous tes yeux,  a dérobé. C’est lui qui n’est pas rentré. Et tu n’es plus chez toi nulle part puisque tu as survécu à la vérité du carnage.  Tu veux penser malgré tout qu’un peu de toi est resté pris dans les baisers de Magali, la « fille du Russe », dans son soupir posé au creux de ton cou alors que tu la tenais contre toi, un été d’autrefois, au village, et qui luit au fond de ta mémoire tel de l’ambre enfermant la clé d’un monde où tu pourrais être encore. Tu vas aller au bout de ce dernier espoir, rejoindre Magali désormais vouée, elle aussi, à des combats qui la dépassent, dans ce monde non moins violent de l’entreprise où se perpétue la nécessité des rites. Tu vas la rejoindre parce qu’après, tu le sais, il n’y a rien. « Je » le sait et pourrait t’éviter de recueillir cette ultime preuve. Mais c’est là que tu habites à présent, dans la vérité du vide et de la douleur. En t’amenant à le reconnaître, c’est vers la paix que « je » te conduit.

Le lecteur, lui, ne veut pas forcément d’une telle vérité. Il est libre de penser qu’elle n’est pas la sienne. Il a le droit de refuser une paix qui viendrait avec le renoncement. Il ne pourra pourtant pas se défaire en le refermant des traces laissées par ce roman d’une beauté aveuglante. Car l’écriture incantatoire et liquide de Jérôme Ferrari s’insinue partout où le doute est possible. Cette trame qu’il a su magistralement tisser en mêlant les intimités, en déroulant d’un même fil passé et présent, nous enveloppe en même temps que les personnages et leurs visions, dans le même vertige. Et ne répond, heureusement, à aucune question.

C Z

Entretien

En préambule,  j’aimerais raconter une anecdote. La dernière fois que je suis venue à la librairie, un livre m’a pour ainsi dire sauté dans les mains. Il s’agissait du magnifique texte de Stig Dagerman «Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ». En découvrant ce titre qui m’a étreint le coeur, je me suis dit qu’il pourrait être le sous-titre d’Un dieu un animal. On a même le sentiment que ce constat – déchirant – est le moteur de toute ton œuvre…

La narration à la deuxième personne que tu as choisie ici permet diverses interprétations plus ou moins consolidées par l’irruption du « je ». J’en ai plusieurs :
Celui qui parle incarne le souvenir, comme la trace de toutes les vies ; une sorte de fil qui relierait les hommes et les époques et correspondrait précisément à la structure de ton roman, sans début ni fin, sans passé ni futur ; juste un temps hybride, qui contient tous les temps.
Autre hypothèse : le narrateur est ce « tu » auquel il s’adresse mais depuis un lieu qui n’est plus la vie, où tout est su mais rien ne peut être transmis.  On aurait alors une sorte de personnification de l’exil…
As-tu forgé cette voix en fonction d’une identité et d’un statut bien arrêtés ou bien as-tu volontairement laissé au lecteur la possibilité de s’interroger et de choisir ?

D’un point de vue narratif, l’emploi de la deuxième personne permet d’identifier immédiatement le personnage sans qu’il soit nécessaire de le nommer. Mais cet aspect « pratique » n’est bien sûr pas la cause de mon choix. Le narrateur est en quelque sorte le petit dieu imparfait du roman, ce que serait l’auteur si les personnages avaient une existence réelle et qu’il devait se contenter de les regarder tristement accomplir leurs destins. Pour tout dire, c’est à peu près la sensation que j’ai quand j’écris. Mais j’ai voulu que plusieurs interprétations soient possibles et je suis toujours content quand on m’en livre une à laquelle je n’avais pas pensé.

Il se dégage en tout cas de ce « tu » un amour infini mais totalement impuissant qui correspond tout à fait au regard que « ce petit dieu imparfait »  porte sur les personnages.   Finalement, ce « je » qui veille mais ne protège pas, c’est la position exacte de l’écrivain…
Même si je n’ai pas envie de trop m’attarder sur les thèmes d’Un dieu un animal (abordés d’une façon si singulière que rien ne remplacera la lecture), j’aimerais juste revenir sur quelques « motifs ».
Le jeune homme de ton roman a toujours considéré son village comme un désert, comme un cimetière même, alors qu’il y a vécu tout ce qui constitue la vie : amour, camaraderie, apprentissages. Ce sentiment vient-il du village lui-même et dans ce cas, pourquoi ? Sinon, qu’est-ce qui fait que certains hommes portent le désert en eux ?
Je crois que ce que sont les villages corses en hiver qui ont largement influencé cette vision. Il y a des moments où l’on est forcé de comprendre que leur beauté est un symptôme mortel. Ce qui est vivant ne peut pas être aussi préservé. Cela dit, c’est vrai que je pourrais mettre en avant des aspects un peu moins sombres, comme l’amour ou la camaraderie, mais je dois avouer que cela ne me vient même pas à l’esprit. Ce qui m’a retenu, c’est l’idée que, depuis tant de décennies, le village est d’abord le lieu qu’il faut fuir.

Doit-on à ces hommes les guerres qui se livrent sur les champs de bataille ou par le biais de l’entreprise ? En sont-il les victimes, les instruments, les instigateurs. Tout cela à la fois ?

Dans le roman (je le précise parce que je ne suis pas sûr que ce soit une position que je pourrais défendre d’un point de vue purement intellectuel), les hommes sont innocents parce qu’ils ne sont pas réellement des individus. Ils sont pris dans quelque chose de plus grand qu’eux, de beaucoup trop grand pour eux, qui n’est pas humain. J’ai l’impression que le monde moderne a tissé un réseau tellement serré d’interdépendances gigantesques qu’il est devenu impossible de s’échapper ou de se révolter parce que la révolte a déjà sa place assignée dans ce réseau qui se nourrit même de ce qui le remet en cause ou le combat.

Autre « motif » particulièrement présent ici, l’exil ou le sentiment d’étrangeté. Tes propres séjours à l’étranger ont-ils changé ta perception de cet état, ta façon de l’aborder ?

Je ne mesure pas tout ce que je dois, et ce que mon écriture doit, à mes séjours à l’étranger. Aux origines de ce roman, il y a un magnifique mot allemand, qui n’a pas réellement d‘équivalent en français : unheimlich. Je n’aurais pas pu parler de ce sentiment sans le connaître mais, bizarrement, c’est quand je suis rentré en France que j’en ai vraiment fait l’expérience. Ne plus être chez soi. J’ai appris un peu plus tard que c’est quelque chose qui arrive à tous les expatriés qui rentrent d’un long séjour à l’étranger. On n’a rien vécu de spectaculaire, on n’a pas connu de bonheur inoubliable ou de tragédie, mais on se retrouve quand même, pendant un certain temps, à regarder les choses depuis une marge étrange d’où il est difficile de finir par s’extraire. Et, quoique ce ne soit pas particulièrement agréable à vivre, il y a là quelque chose de particulièrement fécond.

Parle-nous de la vérité…

« Un dieu un animal » est placé sous l’autorité de Hussein Ibn Mansûr el Hallâj, un mystique persan exécuté à Baghdad au Xème siècle pour avoir déclaré « Je suis la Vérité ». Il nous a laissé des poèmes dont la lecture m’a bouleversé. L’intuition qui les traverse, que je trouve à la fois démente et d’une grande beauté, est que l’amour et la haine, l’étreinte et l’abandon, la gloire et l’abjection, sont une seule et même chose. Mon personnage principal ne connaît pas l’œuvre de Hallâj mais il partage cette intuition que la vérité s’exprime dans une mystérieuse unité. C’est une idée à laquelle je suis moi-même très sensible. La vérité n’est pas seulement une affaire de logique et de raisonnement. Et c’est pourquoi je suis convaincu que tout roman réussi est, à sa manière, le lieu d’une manifestation de la vérité.


Jérôme Ferrari le 6 février à 19h30

A ne pas manquer

Dans le cadre de mes rencontres mensuelles à la librairie La Terrasse de Gutenberg, j’aurai l’immense plaisir, le 6 février à 19h30, de recevoir Jérôme Ferrari , dont le dernier roman, Un dieu un animal, accumule les éloges. Gageons que, dans la foulée, sont œuvre entière, déjà dense et essentielle, sera (re)découverte.

Quelques articles à propos de Un dieu un animal

Dans Télérama:

un-dieu-un-animal,37663.php

Sur Arte.fr :

2401358,CmC=2401504.html

Dans Lire (repris sur le blog de Léthée Hurtebise) :

article-26869688.html

Comme toujours, lectures, échanges et apéritif seront au programme de cette rencontre qui me tient particulièrement à cœur.

La Terrasse de Gutenberg
9 rue Emilio Castelar Paris 12eme
tel 0143074215 M° Ledru Rollin