Jérôme Ferrari : de la fureur à la désolation
Comme pour la rencontre avec Christina Mirjol, voici la trace de la soirée consacrée à Jérôme Ferrari le 6 février dernier.
Un Dieu un animal est le cinquième ouvrage de Jérôme Ferrari. Il a d’abord publié Variétés de la mort, un recueil de nouvelles, puis Aleph Zéro, chez Albiana. Dans le secret et Balco Atlantico sont parus ensuite chez Actes Sud.
Chacun de ses écrits semble être le résultat d’une parfaite alchimie : du mélange de crudité et de lyrisme nait la poésie, l’association de la fureur et d’une profonde bienveillance émeut. Sa musique est fougueuse, affirmée, ses phrases donnent une impression de jaillissement mais sont tenues d’une plume précise et puissante.
Certains thèmes traversent toute son œuvre : la mémoire et ses déformations, l’enchevêtrement du temps, l’exil sous toutes ses formes.
Aujourd’hui, Jérôme est venu parler d’Un Dieu un animal, son dernier roman peut-être un peu moins furieux mais plus désolé.
Après l’espoir
Tu es de retour chez toi mais rien n’est retrouvé, souffle le « je »de cette histoire sans début ni fin. Et par ce souffle « je » assène et caresse, veille comme d’en haut, semble se soucier, aimer même, mais sans protéger. Car rien ne peut empêcher l’avancée du désert dans le cœur des hommes qui l’ont arpenté. Or tu l’as arpenté, toi que le vide emplissait déjà quand tu es parti te livrer à des combats sans cause, te livrer, oui, corps et âmes, cherchant à chasser les fantômes de ton village, ou peut-être à les rejoindre, exalté par la perspective de ne plus espérer. Et que cesse enfin une attente d’autant plus lancinante et douloureuse qu’elle ignore son objet. Dans ta quête tu as même réussi à entraîner Jean-Do, ton meilleur ami, bien vivant lui, capable contrairement à toi de passer d’un jour à son lendemain sans rien renier de ses errances ni de ses projets ; des projets absurdes ou futiles mais des projets quand même, des scénarios abracadabrants lui tenant lieu de présent et d’avenir. Sources très simples de satisfaction. Il était vivant et sans doute heureux, mais c’était ton meilleur ami et il t’a suivi.
Tu ne t’imaginais aucun avenir ; c’est celui de Jean-Do qu’une bombe, sous tes yeux, a dérobé. C’est lui qui n’est pas rentré. Et tu n’es plus chez toi nulle part puisque tu as survécu à la vérité du carnage. Tu veux penser malgré tout qu’un peu de toi est resté pris dans les baisers de Magali, la « fille du Russe », dans son soupir posé au creux de ton cou alors que tu la tenais contre toi, un été d’autrefois, au village, et qui luit au fond de ta mémoire tel de l’ambre enfermant la clé d’un monde où tu pourrais être encore. Tu vas aller au bout de ce dernier espoir, rejoindre Magali désormais vouée, elle aussi, à des combats qui la dépassent, dans ce monde non moins violent de l’entreprise où se perpétue la nécessité des rites. Tu vas la rejoindre parce qu’après, tu le sais, il n’y a rien. « Je » le sait et pourrait t’éviter de recueillir cette ultime preuve. Mais c’est là que tu habites à présent, dans la vérité du vide et de la douleur. En t’amenant à le reconnaître, c’est vers la paix que « je » te conduit.
Le lecteur, lui, ne veut pas forcément d’une telle vérité. Il est libre de penser qu’elle n’est pas la sienne. Il a le droit de refuser une paix qui viendrait avec le renoncement. Il ne pourra pourtant pas se défaire en le refermant des traces laissées par ce roman d’une beauté aveuglante. Car l’écriture incantatoire et liquide de Jérôme Ferrari s’insinue partout où le doute est possible. Cette trame qu’il a su magistralement tisser en mêlant les intimités, en déroulant d’un même fil passé et présent, nous enveloppe en même temps que les personnages et leurs visions, dans le même vertige. Et ne répond, heureusement, à aucune question.
C Z
Entretien
En préambule, j’aimerais raconter une anecdote. La dernière fois que je suis venue à la librairie, un livre m’a pour ainsi dire sauté dans les mains. Il s’agissait du magnifique texte de Stig Dagerman «Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ». En découvrant ce titre qui m’a étreint le coeur, je me suis dit qu’il pourrait être le sous-titre d’Un dieu un animal. On a même le sentiment que ce constat – déchirant – est le moteur de toute ton œuvre…
La narration à la deuxième personne que tu as choisie ici permet diverses interprétations plus ou moins consolidées par l’irruption du « je ». J’en ai plusieurs :
Celui qui parle incarne le souvenir, comme la trace de toutes les vies ; une sorte de fil qui relierait les hommes et les époques et correspondrait précisément à la structure de ton roman, sans début ni fin, sans passé ni futur ; juste un temps hybride, qui contient tous les temps.
Autre hypothèse : le narrateur est ce « tu » auquel il s’adresse mais depuis un lieu qui n’est plus la vie, où tout est su mais rien ne peut être transmis. On aurait alors une sorte de personnification de l’exil…
As-tu forgé cette voix en fonction d’une identité et d’un statut bien arrêtés ou bien as-tu volontairement laissé au lecteur la possibilité de s’interroger et de choisir ?
D’un point de vue narratif, l’emploi de la deuxième personne permet d’identifier immédiatement le personnage sans qu’il soit nécessaire de le nommer. Mais cet aspect « pratique » n’est bien sûr pas la cause de mon choix. Le narrateur est en quelque sorte le petit dieu imparfait du roman, ce que serait l’auteur si les personnages avaient une existence réelle et qu’il devait se contenter de les regarder tristement accomplir leurs destins. Pour tout dire, c’est à peu près la sensation que j’ai quand j’écris. Mais j’ai voulu que plusieurs interprétations soient possibles et je suis toujours content quand on m’en livre une à laquelle je n’avais pas pensé.
Il se dégage en tout cas de ce « tu » un amour infini mais totalement impuissant qui correspond tout à fait au regard que « ce petit dieu imparfait » porte sur les personnages. Finalement, ce « je » qui veille mais ne protège pas, c’est la position exacte de l’écrivain…
Même si je n’ai pas envie de trop m’attarder sur les thèmes d’Un dieu un animal (abordés d’une façon si singulière que rien ne remplacera la lecture), j’aimerais juste revenir sur quelques « motifs ».
Le jeune homme de ton roman a toujours considéré son village comme un désert, comme un cimetière même, alors qu’il y a vécu tout ce qui constitue la vie : amour, camaraderie, apprentissages. Ce sentiment vient-il du village lui-même et dans ce cas, pourquoi ? Sinon, qu’est-ce qui fait que certains hommes portent le désert en eux ?
Je crois que ce que sont les villages corses en hiver qui ont largement influencé cette vision. Il y a des moments où l’on est forcé de comprendre que leur beauté est un symptôme mortel. Ce qui est vivant ne peut pas être aussi préservé. Cela dit, c’est vrai que je pourrais mettre en avant des aspects un peu moins sombres, comme l’amour ou la camaraderie, mais je dois avouer que cela ne me vient même pas à l’esprit. Ce qui m’a retenu, c’est l’idée que, depuis tant de décennies, le village est d’abord le lieu qu’il faut fuir.
Doit-on à ces hommes les guerres qui se livrent sur les champs de bataille ou par le biais de l’entreprise ? En sont-il les victimes, les instruments, les instigateurs. Tout cela à la fois ?
Dans le roman (je le précise parce que je ne suis pas sûr que ce soit une position que je pourrais défendre d’un point de vue purement intellectuel), les hommes sont innocents parce qu’ils ne sont pas réellement des individus. Ils sont pris dans quelque chose de plus grand qu’eux, de beaucoup trop grand pour eux, qui n’est pas humain. J’ai l’impression que le monde moderne a tissé un réseau tellement serré d’interdépendances gigantesques qu’il est devenu impossible de s’échapper ou de se révolter parce que la révolte a déjà sa place assignée dans ce réseau qui se nourrit même de ce qui le remet en cause ou le combat.
Autre « motif » particulièrement présent ici, l’exil ou le sentiment d’étrangeté. Tes propres séjours à l’étranger ont-ils changé ta perception de cet état, ta façon de l’aborder ?
Je ne mesure pas tout ce que je dois, et ce que mon écriture doit, à mes séjours à l’étranger. Aux origines de ce roman, il y a un magnifique mot allemand, qui n’a pas réellement d‘équivalent en français : unheimlich. Je n’aurais pas pu parler de ce sentiment sans le connaître mais, bizarrement, c’est quand je suis rentré en France que j’en ai vraiment fait l’expérience. Ne plus être chez soi. J’ai appris un peu plus tard que c’est quelque chose qui arrive à tous les expatriés qui rentrent d’un long séjour à l’étranger. On n’a rien vécu de spectaculaire, on n’a pas connu de bonheur inoubliable ou de tragédie, mais on se retrouve quand même, pendant un certain temps, à regarder les choses depuis une marge étrange d’où il est difficile de finir par s’extraire. Et, quoique ce ne soit pas particulièrement agréable à vivre, il y a là quelque chose de particulièrement fécond.
Parle-nous de la vérité…
« Un dieu un animal » est placé sous l’autorité de Hussein Ibn Mansûr el Hallâj, un mystique persan exécuté à Baghdad au Xème siècle pour avoir déclaré « Je suis la Vérité ». Il nous a laissé des poèmes dont la lecture m’a bouleversé. L’intuition qui les traverse, que je trouve à la fois démente et d’une grande beauté, est que l’amour et la haine, l’étreinte et l’abandon, la gloire et l’abjection, sont une seule et même chose. Mon personnage principal ne connaît pas l’œuvre de Hallâj mais il partage cette intuition que la vérité s’exprime dans une mystérieuse unité. C’est une idée à laquelle je suis moi-même très sensible. La vérité n’est pas seulement une affaire de logique et de raisonnement. Et c’est pourquoi je suis convaincu que tout roman réussi est, à sa manière, le lieu d’une manifestation de la vérité.