A propos de "Où j’ai laissé mon âme", de Jérôme Ferrari

La fin et les moyens*

Jérôme Ferrari est un mineur de fond. Livre après livre il descend vers l’obscur, éclaire, paré de sa langue lumineuse et de sa compassion, les zones reculées où se cache le cœur de l’homme. On l’imagine écrire sous la dictée d’une fièvre, celle de creuser et creuser encore à la recherche de la vérité dans sa gangue de discours, de théories ou d’illusions.

Où j’ai laissé mon âme est, pour l’essentiel, un huis clos situé à Alger en 1957. Le capitaine André Degorce, ancien résistant déporté à 18 ans, détenu en Indochine, officier décoré, pratique la torture pour une cause qu’il veut croire juste. Après Buchenwald, ni la beauté des mathématiques, pour lesquels il était doué, ni une quelconque forme de légèreté n’étaient envisageables. Il s’est engagé non par désir d’en découdre mais, très sincèrement, pour maintenir autant que possible le mal hors du monde où il avait décidé de continuer malgré tout à vivre. Or dans ce bâtiment isolé où œuvre l’armée française, le mal circule, banal, brouillant les frontières entre victimes et bourreaux. Organisé, logique, Degorce s’accommode de ses actes en s’accrochant à leur nécessité. Certes une voix intérieure, lucide et lancinante, déchire par moments le cocon d’efficacité et de rigueur où il se réfugie pour ne pas se haïr. Pourtant les jours et les nuits s’accumulent, apportant leur lot de renseignements arrachés, de victoires à des lieues de la gloire des combats, et, sans être serein, le capitaine Degorce joue son rôle, ne sombre pas dans la folie.

Le roman le met en présence de deux frères d’armes, l’un de son camp, l’autre ennemi. Mais ces nuances n’ont plus cours lorsqu’on est à ce point familier de l’horreur, lorsque c’est elle qui relie. Doublant le récit par son monologue hanté, il y a le lieutenant Andreani, exécuteur impitoyable de basses œuvres, être tout d’un bloc autrefois révélé par un crime. Lui sait où son âme est restée. Elle a fini depuis longtemps de l’encombrer. Andreani est animé par une sorte de foi brutale en la beauté de sa mission. Compagnon de batailles et de détention de Degorce en Indochine, il lui pardonne d’autant moins ses  signes de faiblesse – qu’on pourrait qualifier d’humanité – qu’il l’a adulé. Andreani est à la fois la conscience implacable de Degorce, sa mémoire trop précise et un miroir incassable et grossissant. Quant à Tahar, le commandant de l’ALN, ce visage tout en haut de l’organigramme, une fois pris – incarcéré et brusquement incarné, donc –, il prive Degorce d’un objectif tolérable, l’oblige à des justifications morales qui toujours se dérobent.. Auprès de ce prisonnier calme et digne, apparemment sûr, lui, de la justesse de sa lutte et des moyens que, dit-il, on l’oblige à employer, le capitaine trouvera le répit. Sans doute imagine-t-il que Tahar seul peut le comprendre. Sans doute espère-t-il obtenir son pardon. C’est sans compter sur les rouages d’un système qui doit sa survie au mensonge et à la destruction des traces.

Jamais complaisant mais précis et inspiré, Ferrari nous enferme avec lui dans des geôles où le pire se déchaîne, où le peu de lumière vient des sursauts de l’âme humaine. Elle éclate quand un homme torturé et humilié trouve le courage de se donner la mort. Elle luit dans le regard bienveillant que pose Tahar sur son bourreau. Elle est presque aveuglante dans l’écriture haletante de Ferrari, ce flot lourd et puissant qu’on lui connaissait et qu’on retrouve ici comme un lieu de douleur et d’émotion. Car il sait ce qu’il y a dans l’homme et c’est ce qu’il écrit.

Carole Zalberg

* Article paru dans Le Magazine des livres n° 27

Je recevrai Jérôme Ferrari ainsi que Nathalie Kuperman et Stéphanie Hochet le 13 janvier à la Terrasse de Gutenberg.

Où j’ai laissé mon âme, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2010, 154 p, 17€.  Prix France Télévisions, Grand Prix Poncetton de la SGDL pour l’ensemble de l’oeuvre, Prix des librairies Folie d’encre.

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