A défaut d’Amérique

Grand prix Métis des Lycéens 2012

A défaut d’Amérique, Actes Sud, 8 février 2012

Mais les familles doivent s’arranger des morts. Mais la pensée doit composer avec la dévastation. On peut bien s’étourdir, équiper sa cuisine, faire fortune, fixer son pas sur celui des icônes, les vedettes de cinéma ou du music hall, rien ne fait taire la peur au fond de soi, rien ne colmate les brèches trop profondes, rien vraiment ne console.

ACTES SUD
CAROLE ZALBERG

A défaut d’Amérique

Roman, “domaine français”

2001/2020. De part et d’autre de l’Atlantique et par-delà les décennies, les pensées de deux femmes convergent vers une troisième, depuis peu disparue, Adèle, d’origine polonaise, qui a traversé le XXe siècle en survivant à l’exil et à deux guerres mondiales. D’outre-tombe, la personnalité complexe et lumineuse de la défunte infléchit les destins de Suzan en Amérique et de Fleur, en France, en les dotant à leur insu d’un cœur unique qui fait battre leurs vies respectives au rythme d’un passé qui les transcende et les féconde. Sur trois générations et sur trois continents, et de la grande Histoire à l’histoire familiale, Carole Zalberg tisse, à travers le portrait de quelques femmes inoubliables, le roman d’une humanité aussi fragile que résiliente, qui entraîne le lecteur dans un voyage au pays du souvenir et à la découverte de l’autre comme nécessaire instrument de la connaissance de soi.

“Tu es chez toi partout où tu peux tenir la main de l’un des tiens.”

Carole Zalberg, dans A défaut d’Amérique

Dans un cimetière parisien, on enterre une vieille dame. De loin, une femme observe la scène : Suzan a débarqué de Floride le matin même. A présent qu’Adèle n’est plus, l’Américaine se demande si elle a eu raison de détester cette femme qui avait séduit son père, Stanley, alors jeune soldat, pendant les folles journées de la Libération de Paris, en 1945. Pourquoi a-t-elle été irritée, voire jalouse, de l’exorbitante aptitude au bonheur qu’ont manifestée ces platoniques tourtereaux octogénaires qu’elle a tardivement réunis à Palm Beach pour tenter de consoler son père de son veuvage ? Peut-être parce que la vieillissante “Jewish American Princess” qu’est à présent Suzan n’a jamais été douée pour la vie, n’a jamais su aimer – seulement obéir ? Que, brillante avocate, elle a perdu foi en son métier, se shoote au jogging pour oublier ses frustrations, et que, divorcée, ayant fait le choix de ne pas avoir d’enfants, elle n’a rien à transmettre ? Adèle, au moins, c’était la vie, excessive, débordante. Une spectaculaire survivante – aux pogroms en Pologne, à l’exil en France, à deux guerres mondiales, à l’exode – même les camps l’avaient épargnée. Mais est-ce que cela donne tous les droits et surtout celui de la rendre elle, Suzan, encore plus malheureuse ?
Près de la tombe, une femme se tient un peu à l’écart du groupe : Fleur a aimé son arrière-grand-mère, Adèle, au moins autant qu’elle a fini par détester Sabine, sa mère dépressive, et toutes les autres femmes de sa lignée. Elle s’est fabriqué une famille à elle, résolument “inédite”, avec ses trois amours : son mari Julio venu d’Argentine et leurs deux fils. Adèle a toujours fasciné Fleur, avec son vouloir-vivre impérieux et presque tyrannique, son adaptabilité, depuis l’enfance, aux situations les plus tragiques, sa séduction dévorante (dont toutes les photos attestent) restée intacte, malgré les épreuves inhumaines de ces années passées à Paris – dans le quartier de Beaubourg où les réfugiés juifs avaient refondé leur communauté meurtrie et précaire –, avec sa capacité têtue, épuisante, à réaliser de petits miracles, à sauver des vies autour d’elle, à commencer par celle de l’amour de sa vie, son mari, Louis, auquel, jusqu’à la fin, elle est restée fidèle.
Cette personnalité rayonnante – ou écrasante, c’est selon – qui n’a cessé d’éblouir son vieux père, l’Américaine n’en a eu, à Palm Beach, qu’un bref aperçu, et de surcroît dans sa “version senior”. Si, comme Fleur (qui va bientôt s’y employer afin de prendre, à travers Adèle, la mesure de la seule hérédité qu’elle accepte de se reconnaître), elle se plongeait dans l’histoire individuelle d’Adèle et dans la grande Histoire que celle-ci a, plus que traversée, incarnée, elle en saurait davantage sur “la française”, sa “rivale”, et sur la communauté de souffrance et d’amour dont elle est issue et d’où elle a tiré sa force exceptionnelle. Elle saurait comment Etele est devenue Adèle. Mais, comprend-elle alors, elle a peut-être, elle aussi, “son” Adèle en la personne de Sophia, sa tante, la sœur de sa mère, mondialement célèbre pour avoir été la première femme blanche à militer contre l’Apartheid en Afrique du Sud où elle a fait le choix de s’installer, plus de cinquante ans auparavant. C’est donc par le truchement indirect de “la française” honnie que Suzan va, à la veille des attentats du 11 Septembre, rejoindre à Cape Town, cette autre vieille dame afin de renouer avec la vérité de son histoire de fille trop peu curieuse, et découvrir enfin en quoi sa propre mère, Lisa, a, forte de renoncements assumés, embrassé une autre forme d’héroïsme, plus modeste, auquel il convient sans doute de donner le nom d’amour.

Par delà sa faculté de nouer ensemble, sur trois générations et sur trois continents, les fils de l’histoire individuelle et collective, le roman de Carole Zalberg se signale par sa capacité à détourner, subtilement, le “roman de la filiation” de sa mécanique obligée, à en proposer une lecture ouverte. En confrontant l’exil subi (Adèle) ou choisi (Sophia), à l’errance, “sans étiquette”, d’une Américaine presque ordinaire (Suzan) ou au périlleux voyage dans l’interprétation du passé (Fleur), sans jamais instaurer, entre ses personnages, de suspecte hiérarchie, Carole Zalberg nourrit son roman d’une décision d’écriture qui en soutient admirablement l’ambition et la sensibilité. A nouveau crédités de l’humanité profonde qu’ils ont un jour eux aussi incarnée, les fantômes y gratifient l’existence de ceux qui prennent leur suite sur la scène du monde d’un legs d’amour et de souffrance. Un tel legs sans consoler quiconque de vivre ou de mourir, façonne l’authentique présence que les vivants sont tenus de s’accorder à eux-mêmes, faisant de la découverte de l’autre la condition d’une véritable connaissance de soi.

 

Quelques articles de presse pour ce livre :

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La Morsure

Roman, inédit. 1996

Ce fut en trichant avec elle-même autant qu’avec Marc que Marie réussit à faire un pas après l’autre vers la liberté. Quand elle en eut vraiment assez de toute cette laideur, quand elle eut la nausée de s’entendre vociférer et supplier ensuite qu’il la pardonne, quand elle sentit qu’il ne subsistait plus rien en elle de suffisamment épargné pour la protéger, quand elle se surprit à penser qu’elle souhaitait la mort de Marc et parfois la sienne, elle sut qu’elle allait trouver la force d’agir.
C’était juste avant l’été. Elle évita de prendre Marc de front. Elle préféra lui dire qu’elle avait besoin qu’ils se séparent un peu, le temps des vacances, pour réfléchir à leur relation qui, il ne pouvait le nier, ne tournait pas rond. C’était, quant à elle, tout ce qu’elle pouvait envisager. Il lui était impossible de s’avouer qu’elle voulait quitter Marc pour toujours. Elle ne savait plus comment penser sa vie sans lui. Il avait tout investi, y compris ses rêves qu’il avait contaminés avec des voeux de pacotille :
« Un jour, tu verras, on partira tous les deux sur une île déserte » lui susurrait-il lorsqu’ils étaient couchés l’un près de l’autre; « à Paris » comme disait Marc, parce qu’ils pouvaient voir les lumières de la ville à travers la baie vitrée contre laquelle était appuyé le lit d’enfant de Marie. Elle, frénétiquement docile, avait accroché dans sa chambre des photos de plages et de cocotiers, et elle prétendait qu’elle avait envie de se trouver là-bas avec lui. Elle n’avait que ce romantisme à deux sous pour s’évader.
Marc accepta la proposition de Marie, persuadé qu’elle ne tiendrait pas deux jours, qu’elle l’implorerait pour qu’il revienne et accepte de la reprendre. Mais ce fut exactement le contraire qui se produisit. Deux mois de soleil et d’insouciance propulsèrent Marie dans un univers qui lui avait été interdit jusqu’alors. On pouvait y tomber amoureux fou et se délecter de cet amour sans rien attendre de plus que quelques baisers tendres et timides. Elle réapprit la vie des gens de son âge, la fête, la joie et les confidences échangées jusqu’à l’aube. Elle fut un peu heureuse, quand elle parvenait à oublier tout ce savoir dont elle ne voulait pas, et l’Autre qui l’attendait à Paris.

Et qu’on m’emporte

Et qu'on m'emporte, chez Albin Michel 2009

Paru le 4 février 2009 chez Albin Michel

voir Albin Michel

Des heures – des jours ? – après être partie chasser, j’ai regagné la maison, où vous étiez, à vivre vos vies d’enfants délaissés, à m’attendre. J’ai rassemblé quelques affaires et je me suis enfuie.

Être une mauvaise mère, c’est ce que redoutent toutes les mères. Pas Emma qui sait l’avoir été. Au soir de sa vie elle assume l’abandon de ses enfants, surtout de sa fille aînée, et le désir de vivre qui ne l’a jamais quittée. Sans pathos ni culpabilité Emma invoque son droit à la liberté et au plaisir plus fort que tout sentiment maternel, raconte comment elle n’a pas su donner. Et peu à peu le souvenir d’un caillou rose que lui avait offert sa fille devient fil conducteur et obsession, son rosebud, à elle qui n’a guère eu de regrets.

Après La mère horizontale, Carole Zalberg poursuit dans Et qu’on m’emporte son étonnante remontée narrative dans une histoire familiale où les femmes sont incapables d’aimer.

Et qu’on m’emporte est le second volet de, la Trilogie des Tombeaux entamée avec La mère horizontale.

Quelques articles de presse:

Léa et les Voix

Léa et les voix, roman, Nicolas Philippe/L’embarcadère 2002.

Extrait

J’étais venue avec une amie. J’étais légère et malheureuse. Trop seule et gorgée d’hommes d’un soir. J’avais toujours cru choisir. J’étais libre, libre d’être le très beau souvenir d’une nuit unique dans la tête de mes amants. Mais à quoi me servait cette liberté qui m’éloignait chaque jour davantage du bonheur?
Avec les inconnus, cela commençait toujours par des regards, leurs regards sur moi. Je jouais à leur tourner le dos, à m’éloigner le plus possible; et même ainsi je pouvais sentir leur désir. Il accompagnait chacun de mes gestes. Je me laissais contaminer au fil de la nuit. Leur convoitise apprivoisait mon corps et mon visage. J’oubliais à quel point je me trouvais laide. J’aurais pu m’arrêter là; c’était immense. Mais je voulais occuper cette place à part dans leur mémoire. Je n’ai jamais pu résister à ce plaisir par anticipation. Etre celle dont l’époux se souviendra au plus fort de l’ennui, demeurer comme un îlot d’ardeur au milieu de sa vie monotone, un feu qu’il comparerait plus tard à la routine.

Femme nue, de Miles Hyman

Dessin emprunté à Miles Hyman dans Lorsque Lou, de Philippe Djian, Futuropolis, Gallimard.

Avec ceux que je connaissais déjà, c’était le hasard… une proximité qui soudain nous tordait le ventre, la complicité des confidences nocturnes, deux blues qui faisaient des étincelles.
Après c’était toujours pareil. L’amour était sauvage et puissant. Les paroles rares. Le matin laid : yeux cernés, visages blêmes, corps crus et fatigués. Une seule envie, dormir lavée et vêtue; oublier l’amant.

Je suis venue avec une amie et je l’ai vu. J’ai regardé ses mains sur le piano. Je l’ai écouté. Dans sa voix, il y avait une douleur, la même que la mienne. Je l’ai écouté.
Beaucoup plus tard, mon amie s’est levée.
– Je rentre. Je te ramène?
Je n’ai pas répondu et elle est partie.
Plusieurs fois, il s’était arrêté de chanter. Un verre l’attendait au bar. Il en demandait un deuxième. Il connaissait tout le monde mais il avait l’air seul lui aussi. J’ai eu l’impression qu’il me regardait un peu.
A la fin, quelqu’un nous a présentés.
– Léa, tu connais Laurent?
– Depuis quelques heures oui; je sais qu’il chante et qu’il joue du piano. Il boit du whisky, beaucoup, et il n’est pas très gai. Ce soir, en tout cas.
Laurent a souri. Le piano-bar fermait et nous sommes allés nous asseoir un peu à l’écart pendant que les serveurs rangeaient la salle. Quelques habitués restaient accrochés au comptoir.
Il était français, lui aussi, mais je ne l’avais jamais vu avant parce qu’il revenait de l’autre bout du pays, qu’il avait exploré pendant plusieurs mois. Il m’a expliqué qu’il voyageait ainsi depuis des années. Dès que ses poches étaient de nouveau vides, il se produisait quelque temps dans des endroits comme celui-ci. Jusqu’à ce qu’il ait envie de contempler d’autres paysages.
– Tu as de la chance. Moi, pour vivre, je fais le ménage dans un hôtel. Et je trouve des cartes postales porno dans l’enveloppe des pourboires.
Il a fermé les yeux et il a eu l’air de souffrir. Il trouvait ça moche et je me suis sentie chez moi avec lui. C’était la première fois depuis longtemps. Depuis la mort de l’oncle Alain.
Il a fallu partir. Dehors, la lumière du matin, le bruit des vagues et celui de la circulation renaissante, tout cela nous a un peu assommés. Nous n’avons plus parlé pendant quelques minutes.
Il n’a rien demandé mais je me suis retrouvée chez lui. C’était une chambre sur la mer. Tout traînait. Les draps était jetés au pied du lit qui, au milieu du désordre, ressemblait à une île vierge. Je m’y suis allongée en lui tournant le dos. Je n’ai pas pensé, je ne m’attendais à rien. J’étais bien et triste à la fois. Je crois que c’était l’aube derrière la baie qui me rendait triste. J’ai fermé les yeux.
– Je vais faire du café.
Il avait une voix rauque assortie à son visage et au petit jour.
Au bout de quelques minutes, je l’ai entendu s’approcher et je me suis mise à trembler. J’avais peur de me désintégrer s’il me touchait. Mais non. J’ai seulement tremblé plus fort tandis qu’il parcourait du doigt toutes les zones offertes de ma peau.
– Tu es belle.
J’ai pensé que pour lui, oui, je pouvais décider d’être belle; je pouvais être ce qu’il cherchait.
Il m’a déshabillée très lentement, comme s’il avait peur de me blesser. Je n’ai pas fait un geste pour l’aider. J’étais un enfant secoué de fièvre.
Lorsque le dernier de mes vêtements a rejoint les draps sur le sol, je me suis retournée sans ouvrir les yeux mais j’ai su qu’il pleurait.
Nous ne nous étions pas encore embrassés. J’ai entendu ses habits tomber un à un puis il fut tout entier contre moi. Alors, j’ai pris son visage mouillé de larmes entre mes mains.
Ensuite, il n’y a pas de mots. Peut-être un combat humide et brûlant. Peut-être une danse douce et sauvage. Peut-être une musique, un orage, une douleur.
Le tremblement n’a pas cessé. Nous nous sommes endormis dans le bruit des vagues qui s’amplifiait.

Pour commander, sur le site de l’éditeur

 

Quelques articles de presse pour ce livre :

Chez eux

Chez eux, roman, mars 2004, éditions Phébus

Chez eux, roman, mars 2004, éditions Phébus

Mot de l’éditeur

éditions Phébus

La petite Anna a six ans quand elle quitte la Pologne pour la France avec sa mère. Elle ne comprend qu’à demi ce qui se trame autour d’elle mais devine tout de même que la vie ne sera plus aussi belle qu’avant. On est en 1938, puis en 1939. Arrive une guerre. Quelle guerre ? Autour d’elle les grandes personnes parlent des  » étrangers « , des  » Juifs « . Elle ne se sent pas concernée. Mais bientôt il faut se séparer des siens, se cacher – c’est la guerre. On met Anna à l’abri chez des paysans de la Haute-Loire. Des gens qui travaillent dur et ne disent rien. Elle aussi apprend à se taire : à la ferme, à l’école.  Un jour un monsieur à chapeau vient parler devant la classe. Il demande s’il y a des enfants  » étrangers « . L’institutrice – elle s’appelle Cécile Tournon – répond que non. Le monsieur à chapeau interroge Anna, qui apprend ce jour-là qu’on ne doit pas tout dire.
Inspiré par l’enfance de la mère de l’auteur, un récit qui refuse résolument les facilités du genre, qui s’oblige à raconter sans tricher, sans appuyer sur la corde de l’émotion. Et l’émotion du coup est là. Nue et crue.
Carole Zalberg livre ici son troisième roman. Le premier (Les Mémoires d’un arbre, Le Cherche-Midi, 2002), salué par la critique, avait été remarqué cette année-là par le jury du Prix du Premier roman.

Extrait

La petite, au début, personne ne l’a aidée. Et surtout pas la mère Poulou qui n’a de mots que pour signaler, ordonner, rabrouer ; les mêmes pour hommes et bêtes. Oh ! ce n’est pas une méchante femme. Dire cela d’elle serait injuste, qui a recueilli Anna quand ailleurs on l’aurait probablement jetée au loup au mieux sans états d’âme, qui lui a offert un toit et de quoi rester en vie. Il lui vient même de temps à autre un bon regard quand, par exemple, elle pose la soupe grossière sur la table au repas du soir. Et là encore, c’est le même oeil pour tout le monde, brièvement enveloppant, d’une mère l’oie sur sa nichée. Elle essuie ensuite ses mains rougeaudes, déformées, sur le bas de son tablier – un geste qui clôt la tendresse comme on s’ébroue – et s’assoie à son tour.

– Merci Bon Dieu pour le pain et le reste, marmonne-t-elle en fusillant le père Poulou du regard : lui fait déjà des bruits gras en aspirant sa soupe.

Non, elle n’est pas méchante. C’est seulement qu’à son arc, il n’y a que la rudesse. Bien sûr la mère Poulou n’écrit pas, lit encore moins. Anna n’a donc eu d’autre choix que de s’ouvrir en grand, des oreilles, des yeux, du cœur, à sa nouvelle langue ; un fleuve puissant, magnifique qui allait lui devenir de moins en moins opaque à mesure qu’il entrerait en elle.
Très vite Mademoiselle Tournon, l’institutrice qui vomit la guerre et ce qu’elle fait aux enfants, a su voir l’exception chez cette petite fille qu’on dirait tombée du nid sur un lit de caillasses. Elle a lu dans ses yeux écarquillés – deux lacs bleu-vert tremblotants – les chemins ouverts avant l’arrachement.

Mademoiselle Tournon s’est donc occupée particulièrement d’Anna et chaque instant qu’elle lui consacre lui est mille fois rendu. L’enfant progresse vite, quitte la classe les joues rosies du bonheur qu’elle trouve à savoir, à comprendre, à s’élever au-dessus des journées grises et informes, rythmées seulement par la routine du labeur et cette délivrance passagère de l’école.
Oui, désormais, c’est une délivrance. Tout le contraire de ce cauchemar cacophonique du début…

Dans la ville ou Anna et sa mère avaient enfin revu Tata et Léna, on les avait assez vite envoyées en classe elle et sa sœur. Cette première année passée à ne rien comprendre de ce que l’on attendait d’elle, à entendre toute parole comme un vacarme fait autour d’elle, contre elle, Anna l’avait consacrée à s’enfuir aussi souvent qu’elle le pouvait. La maîtresse d’alors, la toute première de sa petite vie, une femme sèche et impatiente, avait en quelques minutes jugé que ces deux étrangères ne valaient pas toute cette peine qu’il faudrait se donner pour les aider à rompre leur silence forcé. Elle se contentait de les garder dans l’enceinte de l’école mais rarement dans la classe-même où leur présence muette et effrayée aurait contrarié l’enchaînement huilé de son programme. Et comme on fait avec les animaux parce qu’on ne peut pas les occuper autrement, et que ça débarrasse d’entre les pattes, elle les envoyait se fatiguer à d’interminables tours de cour.

– Ça au moins, vous savez faire ! Les jambes marchent pareil ici que chez vous !

Anna ne demandait qu’à courir ; remplacer l’affolement panique de l’âme par l’affolement mécanique du cœur. Mais pas entre ces murs qui jour après jour lui faisaient une prison vert-de-gris. Il y avait, sur le côté le plus reculé de l’espace de terre battue qui servait aux récréations et à l’éducation physique, une palissade et sa petite porte de bois par laquelle on sortait les poubelles. Anna y réussissait souvent des évasions sans gloire. En quelques foulées, elle gagnait un terrain vague aux marges de la ville. Une version pelée et sale de ces bois qui lui manquaient tant. Une fois là-bas, elle courait encore. Longtemps. En tous sens. En s’écorchant les jambes aux ronces et même en se cognant aux arbres pour avoir bien mal et beaucoup mieux pleurer. Que le noyau aussi gros et dur et âpre qu’une coquille de noix au fond de sa gorge soit emporté par la puissance torrentielle de vraies larmes. Après, il ne restait plus rien en elle. Ni force ni peur. Pas plus de colère. Elle s’effondrait hors d’haleine où qu’elle se trouvât – lit d’orties ou talus caillouteux – et se laissait étourdir par le déchaînement des sanglots. Quelqu’un finissait toujours par venir la débusquer jusque dans son nid de broussailles, parfois encore hoquetante, parfois endormie en boule bien serrée.
Elle traversait les heures suivantes recroquevillée au fond de son chagrin. Ses jambes faisaient ce qu’elles pouvaient pour la porter, sa tête pour mimer les « oui » et les « non » qu’il fallait. Il y avait, dans un moment doux, le parfum de sa mère venant caresser sa conscience assoupie. Et par-dessus, la voix de Tata, qui déguisait son inquiétude en colère parce qu’il ne fallait pas flancher.

– Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ? criait-il. Qu’est-ce qu’il y a dans ta fichue caboche pour que tu ne comprennes pas qu’il faut obéir ? Ici plus qu’ailleurs. On ne doit pas faire d’histoires tu entends ?

Il était le chef de famille, celui qui décidait pour les siens, se devait de les mettre à l’abri, de les faire passer d’un jour incertain vers un autre la vie sauve. On ne se défait pas de cela comme d’un habit que l’on sentirait mal taillé pour soi. Si Nathan s’était mis à vociférer à la moindre occasion, c’est qu’il était de plus en plus souvent au bord de l’égarement, à deux doigts de jeter l’éponge. Mieux valait faire un peu peur que montrer la sienne de peur, indécente. Plus que cela : absolument proscrite.

Anna, dans les tonnerres de son père, n’entendait qu’un mécontentement déçu. Une irritation croissante.

Le lendemain de ses escapades, on la reconduisait inexorablement sur les lieux du vacarme acéré, des tours de cour à soulever de la poussière.

La deuxième année s’éclaira un peu, le français commençant à perdre de son mystère pour les deux sœurs sans toutefois que quiconque, à l’école en tout cas, ait fait grand-chose pour cela.

Les derniers temps, juste avant qu’on la déplace encore, Anna commençait même à aimer certains mots de sa nouvelle langue, leur musique et aussi le pouvoir qu’ils avaient de la relier de façon certes encore ténue au monde des autres, de faire de ce monde un endroit au moins respirable.

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Paru le 9 mars 2004
Genre : roman
128 p.
12 €
ISBN : 2859409718
Zones géographiques : Italie

 

Quelques articles de presse pour ce livre :

Mort et vie de Lili Riviera

Mort et vie de Lili Riviera

Mort et vie de Lili Riviera, éditions Phébus, avril 2005

Lili l’enfant, réfugiée au plafond parmi les projecteurs, regarde Lili la pute faire son numéro. La boîte, un vestige des années 80 tout en boules à facettes, miroirs teintés et canapés en skaï, est pleine à craquer. L’atmosphère évoque à la fois celle d’un zoo, d’un cirque miteux et d’un cinéma porno. Les spectateurs serrés les uns contre les autres – une majorité d’hommes mais aussi quelques femmes, répliques moins exagérées de Lili – laissent fuser des plaisanteries et des rires gras. Ces sorties, parce qu’elles sont exprimées dans une langue que Lili ne comprend pas, lui font penser aux jets de vapeur s’échappant d’une cocotte minute. C’est exactement leur fonction : relâcher un peu de pression pour ne pas exploser d’excitation.

Sur la scène Lili est apparue, la moue figée des lèvres laquée de gloss, ses formes délirantes engoncées dans une combinaison de latex rouge, les jambes prises dans des cuissardes à talons tellement hauts qu’ajoutés au poids de ses seins on se demande comment elle est encore debout. La lumière des spots multicolores accentue sa matérialité de poupée boursouflée. La salle, changée en créature multiple et hurlante, est déjà au bord de la syncope. Ceux qui ont réussi à se placer au pied de l’estrade tendent des mains d’aveugles. Portée par une musique aussi synthétique qu’elle, dont le rythme répétitif est conçu pour la transe, Lili ondule, se penche et se dérobe. Elle prend son temps, manipule l’hystérie. Puis elle baisse très lentement la fermeture à glissière du vêtement qui la comprime. Les obus vont jaillir et quelques hommes se sont oubliés. A ce moment précis, aussi brutal et efficace qu’un tir, celui où elle libère les énormes globes d’un mouvement sec, Lili renoue brièvement avec le plaisir qui l’a conduite ici et dans ce corps-là. Mais Lili l’enfant ne la lâche pas et la sensation lui file entre les doigts. Elle exécute le reste de son show en vraie pro. Elle n’est plus que cambrures et écartèlement. Le public en aura pour son argent : on la verra jusqu’au trognon. A la fin du spectacle Lili fait ce qui est prévu, ce qu’on attend d’elle et qu’elle a fait cent fois. Elle se souvient même d’avoir aimé ce bain mouvant, l’ivresse du danger latent. Ce soir pourtant, elle traverse bien la salle, forme nue et grotesque que palpent des mains moites ; elle distribue ses sourires de suceuse, ses baisers de goulue, mais dans son ventre elle sent monter un vide qui la tue.

Présentation de l’éditeur

>Grandeur et dégringolade de Lili Riviera., ex-star du porno mondialement connue pour ses avantages mammaires hors normes : son enfance confinée dans la respectabilité rancie, son adolescence violemment travaillée au corps, sa jeunesse confisquée par divers amants qui comptent bien tirer profit de l’exhibition de ses appâts spectaculaires, la gloire de pacotille sur des podiums éclairés par le jour cru des projecteurs. les opérations chirurgicales qui en font bientôt une monstresse fellinienne, la déchéance… attendue, désirée presque… Carole Zalberg (Les Mémoires d’un arbre, Le cherche midi, 2002 : Chez eux, Phébus. 2004) ne cache pas qu’elle s’est inspirée ici d’un fait divers qui avait défrayé la chronique il y a quelques années  » A chaque apparition de ce phénomène. je me sentais partagée entre une répulsion effarée et un sourd mais obsédant sentiment de compassion : cette créature avait été autrefois une gamine bercée de rêves ; une petite fille souffrait dans la prison de ce corps difforme, cherchait à s’évader, quêtait l’amour… J’aurais pu en faire un reportage à ma façon, mener mon enquête sur la vie du personnage réel qui m’avait fascinée. J’ai préféré rester dans le registre où je me sens le plus à l’aise : celui de la fiction. A part les seins et les traits excessifs, j’ai tout inventé de Lili : son enfance. ses parents, ses rencontres, ses amants, sa splendeur et sa chute. Est-elle moins vraie pour cela ? Ce n’est plus à moi de le dire.

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Paru le 8 avril 2005
Genre : roman
128 p.
12 ¤ €
ISBN : 2752900716
Zones géographiques : Italie

 

Quelques articles de presse pour ce livre :

Les Mémoires d’un arbre

Les mémoires dun arbre, roman, au Cherche Midi

Finaliste du Prix Murat, un roman français pour l’Italie.

« Au plus profond que me ramènent mes racines emmêlées depuis des siècles à cette terre, au plus loin que m’emportent les retours du vent dans mes feuilles maintes et maintes fois tombées et repoussées, au plus bas de la chute où me précipite le creux qui s’est peu à peu formé en mon centre, n’épargnant que mon écorce grise, au plus haut que me guident celles de mes branches qui sont encore dressées vers les cieux inchangés, je me souviens des hommes et de leurs guerres. »

L’air était une force brutale. L’immobilité n’existait plus. Nulle part. Un mouvement féroce, tourbillonnant dans un désordre de bruit et de terre emportée l’avait remplacée, gagnant jusqu’à nos racines. C’était sans doute le plus effrayant, sentir des tiraillements et des déséquilibres là où d’habitude rien ne bougeait jamais. Que nos cimes oscillent au gré du vent, que nos branches se courbent en grinçant, que nos feuilles se détachent en suivant un courant tout d’un coup plus fort, que nos troncs, même, cèdent un peu sous l’assaut d’une rafale, tout cela était connu et accepté. Inquiétant certes, mais rarement fatal.
Ce qui se déchaînait-là, en revanche, était inacceptable. Comment le vent osait-il être une menace ? Comment ce compagnon de jeu, ce souffle complice et volontiers caressant pouvait-il devenir un tel danger ? Les plus chenus d’entre nous n’étaient pas à l’abri, au contraire. Le vent allait si bien fouiller le sol autour de leurs racines que celles-ci se laissaient emporter, ressortaient à l’air libre avec obscénité. On ne comptait plus les géants à terre, condamnés à exhiber ainsi leurs parties les plus secrètes tandis que la vie finissait de les abandonner. Ce serait d’abord leur feuillage qui se dessècherait, passant d’un vert profond au marron sombre avant de s’effriter tout à fait. Puis leurs branches vireraient au gris, contaminant peu à peu tout l’être de sève qu’une ou deux saisons plus tard on viendrait débiter en tronçons.
Après seulement quelques heures de cette tourmente désertée par toute vie animale, la forêt sembla écrasée sous des pas gigantesques. Au milieu des dépouilles se dressaient si peu de survivants que leur présence verticale choquait. On luttait contre la rancœur de les savoir encore debout. On aurait voulu les convaincre de se coucher à leur tour. Je faisais partie de ce bataillon clairsemé, de ces épargnés offensant la décence.
Au nombre des victimes gisait un étrange couple. Un homme et la représentation d’un autre sculptée dans un arbre. Les deux formes humaines étaient allongées côte à côte, racines et pieds dénudés émergeant de la terre, corps à moitié ensevelis, masque de bois et masque de chair figés dans la même absence d’expression.

 

Quelques critiques de presse

La mère horizontale

Roman

Sélectionné pour le Prix Lilas, le Prix du roman de la SGDL et le Prix Landernau (ex-Leclerc).

« Je n’ai de ma mère que des souvenirs horizontaux. Je ne vois guère ma mère autrement que couchée, étendue, jetée à terre. Je ne me la rappelle qu’échouée. »

Fleur vit auprès d’une mère irresponsable. A l’âge de 12 ans, son père la reprend et sa mère va devenir SDF. Quand elle réapparaîtra, méconnaissable et moribonde, ce sera dans une chambre d’hôpital.

Le poids intolérable de la culpabilité et de la tendresse, l’impuissance de l’enfant à aider sa mère, à faire qu’elle se redresse conduisent le récit de Fleur.

Au travers de 3 générations de femmes -mères qui ne savent pas être mères, qui cherchent avant tout leur liberté (en particulier dans les années post-68), de filles qui aiment leur mère sans pouvoir le leur montrer, c’est une histoire d’aujourd’hui, de familles recomposées, de vies gâchées, d’amour inexploité.

Une romancière qui creuse un chemin singulier, une sensibilité féminine qui refuse pathos et stéréotype, et prend en compte l’Histoire et ses débordements sans juger ni condamner.

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