par Alexandre Million
Critiqueslibres, Bruxelles, juin 2003
« Déraillement contrôlé, dans le marais »
Léa et les voix, roman de Carole Zalberg
L’embarcadère/Nicolas Philippe, 2002, Paris
Avec ce second roman, l’auteure montre ses talents de concertiste, son indéniable capacité à intérioriser ses personnages, au point d’en sortir un son propre à chacun, avec cette capacité d’orchestrer le tout pour en faire une harmonie, donc un style.
Antoine, médecin, vit dans « le marais », selon sa propre expression quand il redevient lucide. Ce n’est pas du quartier de Paris dont il parle, mais c’est ainsi qu’il qualifie lui-même son état cérébral, car il sombre lentement dans des absences, des troubles cognitifs de plus en plus fréquents, des trous de mémoire (et de vies) liés à des carences diverses, organiques, médicales, certes, mais aussi familiales. « Comprendrai-je un jour par quel terrible déraillement notre famille autrefois modèle a pu se retrouver réduite à ce pathétique inventaire : un mort intérimaire – Antoine parle ici de lui-même – son épouse esseulée, un mendiant mystique, une ex-activiste égocentrique et sa fille à la tête pleine de mots. Y-a-t-il quelque chose à comprendre d’ailleurs ? ».
Antoine a trois enfants. Denis, le mendiant errant en Inde. Christine, qui ne vient plus voir son père, ex-activiste et mère de la petite Léa à la tête pleine de mots.
Et enfin Alain qui est malade mental et qui va mourir dans un asile, où jusqu’à sa mort Léa sera presque la seule à lui rendre visite. Elle entretiendra avec l’oncle Alain un monologue, sur une ligne frontière dont nous ne savons plus où est délimité le normal de la folie, tant les normaux du monde nous prouvent chaque jour à travers l’actualité, à quel point ils sont fous et dangereux. Antoine est donc rongé par le remords, parce qu’il a placé Alain, son fils aliéné, un peu vite, il était médecin, il aurait pu nuancer les solutions, mais il avait été trop fier, trop soucieux des apparences, trop lâche.
Quand Carole Zalberg fait parler la petite Léa voilà ce qu’on peut lire : « Je devais avoir 5 ou 6 ans, pas plus …J’avais l’air d’un petit garçon… Un adolescent très pâle avec des airs de chat écorché c’était entiché de moi. Je l’aimais et je n’ai pas aimé plus fort depuis… lorsque je l’apercevais enfin, je courais immédiatement vers lui. C’est l’âge où on peut encore faire ça : montrer qu’on n’était absolument rien avant l’apparition de la personne aimée ». Le cerveau d’Antoine à commencé à perdre du terrain le jour où Léa est née, ainsi, par une sorte de translation, du Papy à la petite-fille, une mémoire passe, une culpabilité aussi, une rédemption, de la haine, de l’amour. Quelques piques bien senties, aussi, comme celle sur certains soixante-huitards ou sur La Famille.
Léa : « J’ai toujours eu l’impression d’être une pièce de puzzle rangée dans la mauvaise boîte ».
Alexandre Millon a publié Mer Calme à peu agitée, Le Dilettante, 2003