Thomas B. Reverdy le 5 mars à la Terrasse de Gutenberg

« La langue est splendide, qui sait quand il le faut prendre son temps, opposer à la vogue des phrases taillées à la serpe une errance assumée, une lenteur propice à l’envoûtement. Ici les mots respirent, vagabondent, sont un fleuve qui emporte et se laisse aller à sortir de son lit. » écrivais-je à propos du deuxième roman de Thomas Reverdy Le ciel pour mémoire publié au Seuil.
Les derniers feux, son troisième roman, est forgé dans la même matière souple et palpitante. On y voyage encore au gré de la mémoire. Mais moins pour goûter la saveur du retour que pour préparer l’envol.
J’aurai le plaisir de recevoir cet auteur discret et élégant le jeudi 5 mars à 19h30, dans le cadre de mes rencontres mensuelles à la Librairie La Terrasse de Gutenberg. Au programme : lecture, discussions et apéro.

La Terrasse de Gutenberg
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Rencontre autour d'Un Dieu un animal, de Jérôme Ferrari, Actes Sud

Jérôme Ferrari : de la fureur à la désolation

Comme pour la rencontre avec Christina Mirjol, voici la trace de la soirée consacrée à Jérôme Ferrari le 6 février dernier.

Un Dieu un animal est le cinquième ouvrage de Jérôme Ferrari. Il a d’abord publié Variétés de la mort, un recueil de nouvelles, puis Aleph Zéro, chez Albiana. Dans le secret et Balco Atlantico sont parus ensuite chez Actes Sud.
Chacun de ses écrits semble être le résultat d’une parfaite alchimie : du mélange de crudité et de lyrisme nait la poésie, l’association de la fureur et d’une profonde bienveillance émeut. Sa musique est fougueuse, affirmée, ses phrases donnent une impression de jaillissement mais sont tenues d’une plume précise et puissante.
Certains thèmes traversent toute son œuvre : la mémoire et ses déformations, l’enchevêtrement du temps, l’exil sous toutes ses formes.
Aujourd’hui, Jérôme est venu parler d’Un Dieu un animal, son dernier roman peut-être un peu moins furieux mais plus désolé.

Jérome Ferrari - Un Dieu un animal

Jérome Ferrari - Un Dieu un animal

Après l’espoir

Tu es de retour chez toi mais rien n’est retrouvé, souffle le « je »de cette histoire sans début ni fin. Et par ce souffle « je » assène et caresse, veille comme d’en haut, semble se soucier, aimer même, mais sans protéger. Car rien ne peut empêcher l’avancée du désert dans le cœur des hommes qui l’ont arpenté. Or tu l’as arpenté, toi que le vide emplissait déjà quand tu es parti te livrer à des combats sans cause, te livrer, oui, corps et âmes, cherchant à chasser les fantômes de ton village, ou peut-être à les rejoindre, exalté par la perspective de ne plus espérer. Et que cesse enfin une attente d’autant plus lancinante et douloureuse qu’elle ignore son objet. Dans ta quête tu as même réussi à entraîner Jean-Do, ton meilleur ami, bien vivant lui, capable contrairement à toi de passer d’un jour à son lendemain sans rien renier de ses errances ni de ses projets ; des projets absurdes ou futiles mais des projets quand même, des scénarios abracadabrants lui tenant lieu de présent et d’avenir. Sources très simples de satisfaction. Il était vivant et sans doute heureux, mais c’était ton meilleur ami et il t’a suivi.

Tu ne t’imaginais aucun avenir ; c’est celui de Jean-Do qu’une bombe, sous tes yeux,  a dérobé. C’est lui qui n’est pas rentré. Et tu n’es plus chez toi nulle part puisque tu as survécu à la vérité du carnage.  Tu veux penser malgré tout qu’un peu de toi est resté pris dans les baisers de Magali, la « fille du Russe », dans son soupir posé au creux de ton cou alors que tu la tenais contre toi, un été d’autrefois, au village, et qui luit au fond de ta mémoire tel de l’ambre enfermant la clé d’un monde où tu pourrais être encore. Tu vas aller au bout de ce dernier espoir, rejoindre Magali désormais vouée, elle aussi, à des combats qui la dépassent, dans ce monde non moins violent de l’entreprise où se perpétue la nécessité des rites. Tu vas la rejoindre parce qu’après, tu le sais, il n’y a rien. « Je » le sait et pourrait t’éviter de recueillir cette ultime preuve. Mais c’est là que tu habites à présent, dans la vérité du vide et de la douleur. En t’amenant à le reconnaître, c’est vers la paix que « je » te conduit.

Le lecteur, lui, ne veut pas forcément d’une telle vérité. Il est libre de penser qu’elle n’est pas la sienne. Il a le droit de refuser une paix qui viendrait avec le renoncement. Il ne pourra pourtant pas se défaire en le refermant des traces laissées par ce roman d’une beauté aveuglante. Car l’écriture incantatoire et liquide de Jérôme Ferrari s’insinue partout où le doute est possible. Cette trame qu’il a su magistralement tisser en mêlant les intimités, en déroulant d’un même fil passé et présent, nous enveloppe en même temps que les personnages et leurs visions, dans le même vertige. Et ne répond, heureusement, à aucune question.

C Z

Entretien

En préambule,  j’aimerais raconter une anecdote. La dernière fois que je suis venue à la librairie, un livre m’a pour ainsi dire sauté dans les mains. Il s’agissait du magnifique texte de Stig Dagerman «Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ». En découvrant ce titre qui m’a étreint le coeur, je me suis dit qu’il pourrait être le sous-titre d’Un dieu un animal. On a même le sentiment que ce constat – déchirant – est le moteur de toute ton œuvre…

La narration à la deuxième personne que tu as choisie ici permet diverses interprétations plus ou moins consolidées par l’irruption du « je ». J’en ai plusieurs :
Celui qui parle incarne le souvenir, comme la trace de toutes les vies ; une sorte de fil qui relierait les hommes et les époques et correspondrait précisément à la structure de ton roman, sans début ni fin, sans passé ni futur ; juste un temps hybride, qui contient tous les temps.
Autre hypothèse : le narrateur est ce « tu » auquel il s’adresse mais depuis un lieu qui n’est plus la vie, où tout est su mais rien ne peut être transmis.  On aurait alors une sorte de personnification de l’exil…
As-tu forgé cette voix en fonction d’une identité et d’un statut bien arrêtés ou bien as-tu volontairement laissé au lecteur la possibilité de s’interroger et de choisir ?

D’un point de vue narratif, l’emploi de la deuxième personne permet d’identifier immédiatement le personnage sans qu’il soit nécessaire de le nommer. Mais cet aspect « pratique » n’est bien sûr pas la cause de mon choix. Le narrateur est en quelque sorte le petit dieu imparfait du roman, ce que serait l’auteur si les personnages avaient une existence réelle et qu’il devait se contenter de les regarder tristement accomplir leurs destins. Pour tout dire, c’est à peu près la sensation que j’ai quand j’écris. Mais j’ai voulu que plusieurs interprétations soient possibles et je suis toujours content quand on m’en livre une à laquelle je n’avais pas pensé.

Il se dégage en tout cas de ce « tu » un amour infini mais totalement impuissant qui correspond tout à fait au regard que « ce petit dieu imparfait »  porte sur les personnages.   Finalement, ce « je » qui veille mais ne protège pas, c’est la position exacte de l’écrivain…
Même si je n’ai pas envie de trop m’attarder sur les thèmes d’Un dieu un animal (abordés d’une façon si singulière que rien ne remplacera la lecture), j’aimerais juste revenir sur quelques « motifs ».
Le jeune homme de ton roman a toujours considéré son village comme un désert, comme un cimetière même, alors qu’il y a vécu tout ce qui constitue la vie : amour, camaraderie, apprentissages. Ce sentiment vient-il du village lui-même et dans ce cas, pourquoi ? Sinon, qu’est-ce qui fait que certains hommes portent le désert en eux ?
Je crois que ce que sont les villages corses en hiver qui ont largement influencé cette vision. Il y a des moments où l’on est forcé de comprendre que leur beauté est un symptôme mortel. Ce qui est vivant ne peut pas être aussi préservé. Cela dit, c’est vrai que je pourrais mettre en avant des aspects un peu moins sombres, comme l’amour ou la camaraderie, mais je dois avouer que cela ne me vient même pas à l’esprit. Ce qui m’a retenu, c’est l’idée que, depuis tant de décennies, le village est d’abord le lieu qu’il faut fuir.

Doit-on à ces hommes les guerres qui se livrent sur les champs de bataille ou par le biais de l’entreprise ? En sont-il les victimes, les instruments, les instigateurs. Tout cela à la fois ?

Dans le roman (je le précise parce que je ne suis pas sûr que ce soit une position que je pourrais défendre d’un point de vue purement intellectuel), les hommes sont innocents parce qu’ils ne sont pas réellement des individus. Ils sont pris dans quelque chose de plus grand qu’eux, de beaucoup trop grand pour eux, qui n’est pas humain. J’ai l’impression que le monde moderne a tissé un réseau tellement serré d’interdépendances gigantesques qu’il est devenu impossible de s’échapper ou de se révolter parce que la révolte a déjà sa place assignée dans ce réseau qui se nourrit même de ce qui le remet en cause ou le combat.

Autre « motif » particulièrement présent ici, l’exil ou le sentiment d’étrangeté. Tes propres séjours à l’étranger ont-ils changé ta perception de cet état, ta façon de l’aborder ?

Je ne mesure pas tout ce que je dois, et ce que mon écriture doit, à mes séjours à l’étranger. Aux origines de ce roman, il y a un magnifique mot allemand, qui n’a pas réellement d‘équivalent en français : unheimlich. Je n’aurais pas pu parler de ce sentiment sans le connaître mais, bizarrement, c’est quand je suis rentré en France que j’en ai vraiment fait l’expérience. Ne plus être chez soi. J’ai appris un peu plus tard que c’est quelque chose qui arrive à tous les expatriés qui rentrent d’un long séjour à l’étranger. On n’a rien vécu de spectaculaire, on n’a pas connu de bonheur inoubliable ou de tragédie, mais on se retrouve quand même, pendant un certain temps, à regarder les choses depuis une marge étrange d’où il est difficile de finir par s’extraire. Et, quoique ce ne soit pas particulièrement agréable à vivre, il y a là quelque chose de particulièrement fécond.

Parle-nous de la vérité…

« Un dieu un animal » est placé sous l’autorité de Hussein Ibn Mansûr el Hallâj, un mystique persan exécuté à Baghdad au Xème siècle pour avoir déclaré « Je suis la Vérité ». Il nous a laissé des poèmes dont la lecture m’a bouleversé. L’intuition qui les traverse, que je trouve à la fois démente et d’une grande beauté, est que l’amour et la haine, l’étreinte et l’abandon, la gloire et l’abjection, sont une seule et même chose. Mon personnage principal ne connaît pas l’œuvre de Hallâj mais il partage cette intuition que la vérité s’exprime dans une mystérieuse unité. C’est une idée à laquelle je suis moi-même très sensible. La vérité n’est pas seulement une affaire de logique et de raisonnement. Et c’est pourquoi je suis convaincu que tout roman réussi est, à sa manière, le lieu d’une manifestation de la vérité.


Jérôme Ferrari le 6 février à 19h30

A ne pas manquer

Dans le cadre de mes rencontres mensuelles à la librairie La Terrasse de Gutenberg, j’aurai l’immense plaisir, le 6 février à 19h30, de recevoir Jérôme Ferrari , dont le dernier roman, Un dieu un animal, accumule les éloges. Gageons que, dans la foulée, sont œuvre entière, déjà dense et essentielle, sera (re)découverte.

Quelques articles à propos de Un dieu un animal

Dans Télérama:

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Sur Arte.fr :

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Dans Lire (repris sur le blog de Léthée Hurtebise) :

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Comme toujours, lectures, échanges et apéritif seront au programme de cette rencontre qui me tient particulièrement à cœur.

La Terrasse de Gutenberg
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Christina Mirjol : la collectionneuse

Christina Mirjol : la collectionneuse

Je recevais hier Christina Mirjol à la Terrasse de Gutenberg pour la première de ces rencontres qui auront lieu un jeudi par mois. A l’issue de chacun de ces rendez-vous, je consignerai ici les mots échangés.

Christina Mirjol est une collectionneuse. Qu’il s’agisse de ses romans ou de ses « Cris » – près de 200 textes plus ou moins brefs conçus pour le théâtre et publiés sous forme de recueil ou en revue -, l’auteur s’attache à recueillir  inlassablement travers et lâchetés ordinaires, élans et aspirations, fragments de beauté, aussi ; bref tout ce qui fait nos vies.  Dans Dernières lueurs, ce sera Joseph qui ne vit plus que pour les repas, se régale de bâtonnets de poisson et d’un « riz très bon », d’un « gros morceau de gruyère ».  Micheline qui redoute le retour de Joseph parce qu’elle, elle ne dérange rien,  au contraire de lui.  Les enterrements qui rassurent sur sa propre force vitale jusqu’à un certain âge, où ils sont une terrifiante répétition.  L’effet est incroyablement poignant car on est aussitôt dans l’intimité des êtres et des choses. Il y a bien sûr de la nostalgie face au temps qui file, des envies de révoltes contre l’existence qui, vue d’un peu loin, est toujours étriquée quoi qu’on en fasse. Mais la  saveur si particulière de l’œuvre de Christina Mirjol vient du fait que, malgré la gravité du propos, on rit. Beaucoup et  souvent, avec tendresse ou un brin d’agacement, avec humanité toujours. C’est sans doute la plus grande force de ses textes, le rire qui fait comme un écrin à l’effroi.

Dans Suzanne ou le récit de la honte, on assistait à la fin brutale d’un mode de vie et à ses conséquences. Dans Dernières lueurs, on est témoin d’une fin de vie, celle de Micheline, une veille dame de quatre-vingt huit ans…
Oui, et dans les deux cas le récit se termine par la mort de ces deux femmes. Une mort programmée et violente dans le cas de Suzanne et, au contraire, la mort ordinaire d’une vieille dame dans Dernières lueurs, annoncée d’ailleurs dès le début du livre.

Très peu de temps avant sa mort, Micheline avait eu un projet d’abord conçu avec son mari, Joseph, puis seule…
La question de la solitude, et à un stade ultime de la solitude devant la mort est je crois au cœur du récit. Micheline projette de faire un voyage au Spitzberg avec son mari. Le fait que le mari ne puisse pas venir au dernier moment pour des raisons médicales ne pèse pas ou peu dans la décision de Micheline de partir seule à quatre-vingt huit ans. Dans le fond, son désir d’être seule est permanent. Son rêve de voyage signifie exactement son rêve de vivre encore, et de réaliser ce « vivre encore » dans la solitude. A cet âge très avancé, dans l’esprit de Micheline, vivre encore ce n’est pas continuer, ce n’est pas durer, et, d’ailleurs, est-ce bien même réaliser ce rêve de voyage ? Je crois que ce qui entretient ce « vivre encore », par ailleurs extrêmement fragile, c’est l’imaginaire, le seul qui rende encore possible l’existence, voilà ce qu’il reste ; et ce qui reste à Micheline à cet instant-là de sa vie c’est « se rêver » seule dans la neige à dix mille kilomètres.

Or elle va y renoncer au tout dernier moment. Par peur ? Par réalisme ? Ou par culpabilité vis-à-vis de Joseph ?
Les premières lignes du roman préviennent en effet déjà le lecteur de cet abandon :
« Le 30 janvier 2006, entre 15 heures et 16 heures, à côté de Joseph, son mari, et de sa fille Annie, Micheline meurt dans sa chambre.
Peu de temps avant sa mort, elle avait projeté un voyage au Spitzberg. Et puis, elle y avait renoncé ».
Les causes rationnelles de ce renoncement nous échappent totalement et ne sont pas du tout élucidées à la toute fin du livre, au sujet desquelles on ne peut émettre que des hypothèses. Le roman pour autant n’évacue pas la question, et au contraire ne cesse, je crois, de tâtonner et de tourner autour de ce point aveugle.
Savoir si à quatre-vingt huit ans un tel voyage était envisageable effleure bien évidemment Micheline. A plusieurs reprises elle le dit : « je suis trop vieille pour partir ».
La culpabilité aussi, de façon récurrente, la taraude « je ne peux pas laisser Joseph, il ne voit presque plus » dit-elle encore…
Mais de toute évidence, il y a autre chose de plus essentiel : Micheline prépare une autre aventure. Un autre voyage. Et cet autre voyage, c’est sa propre mort.

A propos de Joseph, on est frappé par le vocabulaire que Micheline emploie pour s’adresser à lui. Entre autres, elle l’appelle « Petit ». Cela va plus loin que cette tendance souvent constatée chez les vieux couples à s’infantiliser mutuellement. Il semble que Micheline, parce que, de son propre aveu, elle a toujours été vieille, et aussi parce qu’elle a laissé passer sa chance de sortir un peu des rails, est réduite à sa dimension de mère, même maintenant que ses enfants sont des adultes eux-mêmes vieillissants…
Il y a ce fait, oui, qu’elle se voit et se vit vieille depuis toujours : « J’ai été vieille tout le temps » dit-elle. Et puis, le lecteur est pris dans l’intimité des personnages et aussi de leur langage, des « petits mots » qu’on se dit quand on est tout seuls et qui appartiennent à la sphère privée de la maison.

En même temps, il y a une tendresse infinie entre ces deux là, qui imprègne tous les échanges, y compris les reproches ou l’irritation…
Oui, il y a de la tendresse et de l’amitié. Ce sont des personnes qui ont partagé cinquante ans de vie. Leur vie est tissée dans le même tricot, si je puis dire, qui les rend dépendants, solidaires l’un de l’autre. Et puis, ils sont terriblement fragilisés par la vieillesse et par leur proche disparition. Face à de telles échéances, les personnes ont je suppose un besoin extrême de protection qui relève non seulement du contrat moral mais de la nécessité. A deux, semble-t-il c’est plus facile. Il y a donc un contrat tacite d’entraide mutuelle qui, là, de plus, est exacerbé par la maladie et l’imminence de la séparation.

Ton récit est traversé par d’autres thèmes. Il en est même comme déchiré :
Le statut des femmes de cette génération, leur dépendance et leur enfermement, l’amertume qu’elles peuvent en concevoir. Jusqu’à découvrir – dans le cas de Micheline à la faveur de l’hospitalisation de Joseph – un besoin vital d’être seule. Et une fois qu’on a goûté à cette solitude, la chérir et mesurer le fossé entre son conjoint et soi. Micheline, un temps très bref, devient égoïste. Mais la liberté n’est-elle pas la plus étrangère des terres ?

Il y a des dates dans le texte, il y a la date de la mort (30 janvier 2006), et compte tenu de l’âge de Micheline, on sait quelle époque elle a traversé. Pourtant, je n’ai pas voulu qu’elle soit représentative ni de sa génération, ni même de son statut de femme. C’est-à-dire que la question de la place de la femme dans les couples de cette génération n’est, pour moi, pas posée. En revanche, Micheline est la mère, c’est vrai. Mais, plus radicalement, j’aime oser penser aussi que Micheline pourrait être un homme. Une espèce d’« homme-mère ». Je pense qu’elle est enfermée très secondairement dans sa condition de femme (je ne veux pas empêcher qu’on pense qu’elle puisse être aussi victime de sa génération, même si la question, je le redis, ne s’est pas posée pour moi –c’est pourquoi je dis « secondairement »). Par contre, elle est principalement enfermée dans sa condition d’être humain. Tragiquement prise dans cette contradiction topique dans laquelle le désir s’oppose perpétuellement au devoir. Joseph, le père, lui aussi, est enfermé. Seulement, Joseph, semble-t-il, n’a que de tout petits désirs : « C’est un être simple, dit Micheline, il se contente d’une pomme ».
Quant à la liberté – être un oiseau, avoir encore vingt ans – elle est impossible à trouver, et il s’agit là encore pour Micheline – de la même manière d’ailleurs que dans la métaphore du voyage – de « se rêver ».
Elle dit par exemple :
« Et je me vois chaque jour monter sur la passerelle. Plus libre qu’un oiseau. Et de fait, dit Micheline, je ne peux empêcher mon esprit de rêver ni mes rêves de voler ».
Et un peu plus loin :
« Libre et seule, et froidement, comme à vingt ans, eh oui ».
Froidement. Oui. Et plus loin encore :
« N’ai-je pas trop attendu pour faire ce voyage et que ne l’ai-je tenté le cœur jeune et léger, et encore dédaigneux ? ».

Autre thème, déjà abordé dans Suzanne ou le récit de la honte : la violence sociale, la dépersonnalisation. On est malmené, nié, infantilisé, notamment face au monde mystérieux, indéchiffrable et arrogant des soins médicaux et des services dits sociaux…
Il y a effectivement tout un chapitre là-dessus qui place Micheline dans un laboratoire quelques heures avant sa mort. Envoyée par un médecin de nuit pour faire des examens d’urine et de sang. Alors là, je me sens tout à fait libre pour en parler car, si le roman est largement imaginaire, sur ce point précis il relate un fait réel (celui de la mort de ma mère dans des conditions à peu près semblables). On est dans l’hyper technicité de la médecine où, en effet, la personne n’est plus qu’un amas d’organes. Le roman néanmoins met en cause le système, l’organisation de la médecine, plutôt que les personnes, car les médecins semblent eux-mêmes dépassés par leurs outils.
Quant à la dernière partie du roman, au moment de l’attente insupportable du Samu, qui ne vient pas, puis qui vient trop tard, puis au moment de l’arrivée du corps médical (je ne dirais même pas arrogant, mais omnipotent), effectivement les bras nous en tombent. Comme le dit Annie, la fille de Micheline, ils sont « effarants de métier », et en face de ce professionnalisme asséché les gens n’ont pas d’autre choix que de redevenir des enfants.

Et bien sûr, une interrogation court tout au long du récit : à quoi bon vivre si tout s’enfuit, si tout finit ? La réponse, me semble-t-il, est dans la poésie qui se dégage de chaque description, qu’il s’agisse de celle d’un paysage, de la sensation du vent dans les quelques cheveux de Micheline, ou même de son  dernier instant, recueilli dans un mélange de terreur et d’émerveillement par sa fille Annie. Le sentiment que j’ai eu en lisant ce passage magnifique, c’est qu’avec tes mots comme le long d’une corde menaçant à tout instant de se rompre, tu avais suivi le plus loin possible ton personnage dans la mort…
C’est ce dernier chapitre, pourtant très court, qui m’a demandé peut-être le plus gros effort, un effort considérable. A la différence de tout le reste, la tache était immense pour moi de transcrire les deux heures pendant lesquelles j’ai été au chevet de ma mère mourante, et de trouver les mots – de pauvres mots je dois dire par rapport à l’étendue de ce que j’ai vu – rendant compte de sa disparition et des dernières lueurs aperçues dans son regard avant qu’il ne soit plus qu’une noix sans vie.
Alors oui, comme tant d’autres, j’ai assisté à ce départ, à la fois comme un événement personnel, dramatique, mais surtout (c’est-à-dire après, lorsqu’il s’est agi d’écrire le roman), comme une interrogation sur l’être. Grave interrogation sur l’instant, sur le passage, sur la brièveté inouïe de ce passage au cours duquel l’être passe d’un état à l’autre, et de vivant devient mort.

Il faut parler de ta langue justement. Tu travailles sur l’oralité, ici comme dans Suzanne ou dans tes « Cris ». Mais tu ne restitues pas fidèlement les voix. On n’est pas dans la réalité, même si tu sais aborder les détails, les moments les plus triviaux de l’existence, mais dans un réel distordu, complété, étiré. Enrichi de ce que tu as collectionné des êtres.
La langue, donc, dans
Dernières lueurs, n’est pas celle de la parole, ou alors celle de la toute petite enfance, quand on se plaît à s’entendre, quand le son de sa propre voix qui répète encore et encore la même idée, les mêmes phrases, est un talisman.
Je travaille sur l’oralité depuis longtemps. Disons que les voix constituent ma première source d’inspiration, comme si en quelque sorte je les entendais. Le rythme en particulier de ces voix est essentiel à la construction de mon récit. Celui-ci est ainsi un récit au présent, à la première personne et sans narrateur. Ce sont toujours les personnages qui parlent. Malgré tout je joue toujours avec la troisième personne. Dans Les Cris, cette troisième personne prend le masque de « L’écrivain », à tel point qu’on est en droit de se demander s’il n’est pas le témoin et le passeur de tous les autres personnages qui semblent parler (ou « crier ») en leur propre nom.
Dans Suzanne ou le récit de la honte Comme dans Dernières lueurs qui utilise le même procédé, le jeu de la troisième personne est encore plus repérable. Il n’y a que des prises de paroles, un « je » au présent soit, mais qui se réfère à une parole rapportée. Cette dernière, par ailleurs, est systématiquement suivie d’une modalité narrative presque obsédante : « dit Suzanne », « dit Micheline », « dit Joseph », etc..

La langue aussi est toujours du « parler » quand les personnages sont placés au niveau du dialogue. Pour les monologues, c’est moins systématique, et je fais volontiers une place au lyrisme. Mais là encore je fais comme si c’était du « parler ». C’est un parler fictif naturellement, qui n’existe pas dans la nature, mais c’est à partir de ce parler-là, imaginaire, que je compose le récit.
Enfin, je suis contente que tu me parles d’un « parler » de petite enfance, soit de « balbutiements », car ce côté délabré de la parole m’est très cher.

Enfin, dans les dernières pages, lorsque survient le naufrage de celle qui avait tant rêvé de naviguer, sa voix se tait et c’est celle de sa fille qui nous emmène jusqu’à l’issue. Du coup, celle de Micheline, toute décousue et ténue qu’elle était, manque au lecteur. On a perdu un être cher, par la magie de ton écriture. On pense à tous ses morts passés ou à venir. Et Micheline, grâce à toi, en fait désormais partie.
A la toute fin, Annie, la fille de Micheline prend effectivement le relais et c’est elle qui parle. Sa parole court sur deux chapitres extrêmement brefs, de quelques pages. Et, comme « L’écrivain » des Cris, elle devient pour ainsi dire la troisième personne témoignant de la mort de sa mère qui, étant morte, ne peut plus parler.
Par ailleurs, il m’importait beaucoup de faire en sorte que le lecteur se retrouve à la toute fin comme orphelin, séparé, placé devant le silence brutal et irrévocable de Micheline et le vide soudain laissé par elle à ce moment-là. Et, en effet, la voix s’éteint et le lecteur est contraint de continuer sa lecture sans cette voix.

A propos de Combat de l’amour et de la faim de Stéphanie Hochet, Fayard

Le monde entier est un cactus

(article paru dans Service Littéraire N°19, Mai 2009)

Combat de l’amour et de la faim de Stéphanie Hochet, Fayard

Combat de l’amour et de la faim de Stéphanie Hochet, Fayard

Dans l’Amérique du début du XXème siècle où le puritanisme a durablement installé la perversion, Marie (un homme, une vierge à la pureté préservée par une faute imputée à tort), trahi et rejeté par sa mère adulée, se réinvente au fil de ses pérégrinations. Dépossédé de l’amour maternel, ce bien originel, nécessaire entre tous, il se fait dépossédeur des femmes qu’il rencontre et séduit presque malgré lui. Une seule force le gouverne, le forge : le souffle hurlant d’une faim présente ou, quand elle est comblée, la hantise de son souvenir.

Car le combat du titre n’est pas tant celui que livrerait Marie Shortfellow (petit gars, enfant dans un corps grandi) pour l’amour et contre la faim mais bien la lutte acharnée, titanesque, entre ces deux puissances, ces deux énergies. Dans le monde selon Marie, fait de manque et d’amnésie, l’amour serait la faim assouvie, un état de contentement et d’hébétude dont, finalement, il ne veut pas puisqu’il rend immobile, prive de tout élan. Or c’est l’élan qui le fonde, à l’image de ce pays tout entier voué à la démonstration de la force, à la volonté de grandir quel qu’en soit le prix. Dans la foulée des êtres sont broyés, des fois piétinées, des innocences salies. Qu’importe : il faut gravir.

Aucune douceur dans ce monde-là,  aucune tendresse qui ne soit entachée d’intentions.  Le corps non plus n’est pas un havre.  Au mieux un objet de fantasmes plus cérébraux que sensuels, au pis, l’enveloppe passée au crible de vies souvent résumées à leurs faiblesses, comme un discours involontaire et traître que traînerait chaque individu avec soi.

On retrouve des thèmes chers à l’auteur : la jubilation de la maîtrise, la jouissance du dominé, la frontière floue entre ces deux états.  Les rencontres qui sont toujours des collisions.

L’écriture de Stéphanie Hochet est à l’avenant : phrases sèches et  ramassées aux  tonalités d’accordéon, aux aigreurs de citrons verts.  Et dans les pliures de ces phrases serrées, toute la puissance de ce qui n’est pas dit.

Carole Zalberg, à propos de Combat de l’amour et de la faim, Stéphanie Hochet, Fayard, 2009

Pour suivre l’actualité de Stéphanie Hochet, rendez-vous sur son site : http://stephaniehochet.net/