Christina Mirjol : la collectionneuse
Je recevais hier Christina Mirjol à la Terrasse de Gutenberg pour la première de ces rencontres qui auront lieu un jeudi par mois. A l’issue de chacun de ces rendez-vous, je consignerai ici les mots échangés.
Christina Mirjol est une collectionneuse. Qu’il s’agisse de ses romans ou de ses « Cris » – près de 200 textes plus ou moins brefs conçus pour le théâtre et publiés sous forme de recueil ou en revue -, l’auteur s’attache à recueillir inlassablement travers et lâchetés ordinaires, élans et aspirations, fragments de beauté, aussi ; bref tout ce qui fait nos vies. Dans Dernières lueurs, ce sera Joseph qui ne vit plus que pour les repas, se régale de bâtonnets de poisson et d’un « riz très bon », d’un « gros morceau de gruyère ». Micheline qui redoute le retour de Joseph parce qu’elle, elle ne dérange rien, au contraire de lui. Les enterrements qui rassurent sur sa propre force vitale jusqu’à un certain âge, où ils sont une terrifiante répétition. L’effet est incroyablement poignant car on est aussitôt dans l’intimité des êtres et des choses. Il y a bien sûr de la nostalgie face au temps qui file, des envies de révoltes contre l’existence qui, vue d’un peu loin, est toujours étriquée quoi qu’on en fasse. Mais la saveur si particulière de l’œuvre de Christina Mirjol vient du fait que, malgré la gravité du propos, on rit. Beaucoup et souvent, avec tendresse ou un brin d’agacement, avec humanité toujours. C’est sans doute la plus grande force de ses textes, le rire qui fait comme un écrin à l’effroi.
Dans Suzanne ou le récit de la honte, on assistait à la fin brutale d’un mode de vie et à ses conséquences. Dans Dernières lueurs, on est témoin d’une fin de vie, celle de Micheline, une veille dame de quatre-vingt huit ans…
Oui, et dans les deux cas le récit se termine par la mort de ces deux femmes. Une mort programmée et violente dans le cas de Suzanne et, au contraire, la mort ordinaire d’une vieille dame dans Dernières lueurs, annoncée d’ailleurs dès le début du livre.
Très peu de temps avant sa mort, Micheline avait eu un projet d’abord conçu avec son mari, Joseph, puis seule…
La question de la solitude, et à un stade ultime de la solitude devant la mort est je crois au cœur du récit. Micheline projette de faire un voyage au Spitzberg avec son mari. Le fait que le mari ne puisse pas venir au dernier moment pour des raisons médicales ne pèse pas ou peu dans la décision de Micheline de partir seule à quatre-vingt huit ans. Dans le fond, son désir d’être seule est permanent. Son rêve de voyage signifie exactement son rêve de vivre encore, et de réaliser ce « vivre encore » dans la solitude. A cet âge très avancé, dans l’esprit de Micheline, vivre encore ce n’est pas continuer, ce n’est pas durer, et, d’ailleurs, est-ce bien même réaliser ce rêve de voyage ? Je crois que ce qui entretient ce « vivre encore », par ailleurs extrêmement fragile, c’est l’imaginaire, le seul qui rende encore possible l’existence, voilà ce qu’il reste ; et ce qui reste à Micheline à cet instant-là de sa vie c’est « se rêver » seule dans la neige à dix mille kilomètres.
Or elle va y renoncer au tout dernier moment. Par peur ? Par réalisme ? Ou par culpabilité vis-à-vis de Joseph ?
Les premières lignes du roman préviennent en effet déjà le lecteur de cet abandon :
« Le 30 janvier 2006, entre 15 heures et 16 heures, à côté de Joseph, son mari, et de sa fille Annie, Micheline meurt dans sa chambre.
Peu de temps avant sa mort, elle avait projeté un voyage au Spitzberg. Et puis, elle y avait renoncé ».
Les causes rationnelles de ce renoncement nous échappent totalement et ne sont pas du tout élucidées à la toute fin du livre, au sujet desquelles on ne peut émettre que des hypothèses. Le roman pour autant n’évacue pas la question, et au contraire ne cesse, je crois, de tâtonner et de tourner autour de ce point aveugle.
Savoir si à quatre-vingt huit ans un tel voyage était envisageable effleure bien évidemment Micheline. A plusieurs reprises elle le dit : « je suis trop vieille pour partir ».
La culpabilité aussi, de façon récurrente, la taraude « je ne peux pas laisser Joseph, il ne voit presque plus » dit-elle encore…
Mais de toute évidence, il y a autre chose de plus essentiel : Micheline prépare une autre aventure. Un autre voyage. Et cet autre voyage, c’est sa propre mort.
A propos de Joseph, on est frappé par le vocabulaire que Micheline emploie pour s’adresser à lui. Entre autres, elle l’appelle « Petit ». Cela va plus loin que cette tendance souvent constatée chez les vieux couples à s’infantiliser mutuellement. Il semble que Micheline, parce que, de son propre aveu, elle a toujours été vieille, et aussi parce qu’elle a laissé passer sa chance de sortir un peu des rails, est réduite à sa dimension de mère, même maintenant que ses enfants sont des adultes eux-mêmes vieillissants…
Il y a ce fait, oui, qu’elle se voit et se vit vieille depuis toujours : « J’ai été vieille tout le temps » dit-elle. Et puis, le lecteur est pris dans l’intimité des personnages et aussi de leur langage, des « petits mots » qu’on se dit quand on est tout seuls et qui appartiennent à la sphère privée de la maison.
En même temps, il y a une tendresse infinie entre ces deux là, qui imprègne tous les échanges, y compris les reproches ou l’irritation…
Oui, il y a de la tendresse et de l’amitié. Ce sont des personnes qui ont partagé cinquante ans de vie. Leur vie est tissée dans le même tricot, si je puis dire, qui les rend dépendants, solidaires l’un de l’autre. Et puis, ils sont terriblement fragilisés par la vieillesse et par leur proche disparition. Face à de telles échéances, les personnes ont je suppose un besoin extrême de protection qui relève non seulement du contrat moral mais de la nécessité. A deux, semble-t-il c’est plus facile. Il y a donc un contrat tacite d’entraide mutuelle qui, là, de plus, est exacerbé par la maladie et l’imminence de la séparation.
Ton récit est traversé par d’autres thèmes. Il en est même comme déchiré :
Le statut des femmes de cette génération, leur dépendance et leur enfermement, l’amertume qu’elles peuvent en concevoir. Jusqu’à découvrir – dans le cas de Micheline à la faveur de l’hospitalisation de Joseph – un besoin vital d’être seule. Et une fois qu’on a goûté à cette solitude, la chérir et mesurer le fossé entre son conjoint et soi. Micheline, un temps très bref, devient égoïste. Mais la liberté n’est-elle pas la plus étrangère des terres ?
Il y a des dates dans le texte, il y a la date de la mort (30 janvier 2006), et compte tenu de l’âge de Micheline, on sait quelle époque elle a traversé. Pourtant, je n’ai pas voulu qu’elle soit représentative ni de sa génération, ni même de son statut de femme. C’est-à-dire que la question de la place de la femme dans les couples de cette génération n’est, pour moi, pas posée. En revanche, Micheline est la mère, c’est vrai. Mais, plus radicalement, j’aime oser penser aussi que Micheline pourrait être un homme. Une espèce d’« homme-mère ». Je pense qu’elle est enfermée très secondairement dans sa condition de femme (je ne veux pas empêcher qu’on pense qu’elle puisse être aussi victime de sa génération, même si la question, je le redis, ne s’est pas posée pour moi –c’est pourquoi je dis « secondairement »). Par contre, elle est principalement enfermée dans sa condition d’être humain. Tragiquement prise dans cette contradiction topique dans laquelle le désir s’oppose perpétuellement au devoir. Joseph, le père, lui aussi, est enfermé. Seulement, Joseph, semble-t-il, n’a que de tout petits désirs : « C’est un être simple, dit Micheline, il se contente d’une pomme ».
Quant à la liberté – être un oiseau, avoir encore vingt ans – elle est impossible à trouver, et il s’agit là encore pour Micheline – de la même manière d’ailleurs que dans la métaphore du voyage – de « se rêver ».
Elle dit par exemple :
« Et je me vois chaque jour monter sur la passerelle. Plus libre qu’un oiseau. Et de fait, dit Micheline, je ne peux empêcher mon esprit de rêver ni mes rêves de voler ».
Et un peu plus loin :
« Libre et seule, et froidement, comme à vingt ans, eh oui ».
Froidement. Oui. Et plus loin encore :
« N’ai-je pas trop attendu pour faire ce voyage et que ne l’ai-je tenté le cœur jeune et léger, et encore dédaigneux ? ».
Autre thème, déjà abordé dans Suzanne ou le récit de la honte : la violence sociale, la dépersonnalisation. On est malmené, nié, infantilisé, notamment face au monde mystérieux, indéchiffrable et arrogant des soins médicaux et des services dits sociaux…
Il y a effectivement tout un chapitre là-dessus qui place Micheline dans un laboratoire quelques heures avant sa mort. Envoyée par un médecin de nuit pour faire des examens d’urine et de sang. Alors là, je me sens tout à fait libre pour en parler car, si le roman est largement imaginaire, sur ce point précis il relate un fait réel (celui de la mort de ma mère dans des conditions à peu près semblables). On est dans l’hyper technicité de la médecine où, en effet, la personne n’est plus qu’un amas d’organes. Le roman néanmoins met en cause le système, l’organisation de la médecine, plutôt que les personnes, car les médecins semblent eux-mêmes dépassés par leurs outils.
Quant à la dernière partie du roman, au moment de l’attente insupportable du Samu, qui ne vient pas, puis qui vient trop tard, puis au moment de l’arrivée du corps médical (je ne dirais même pas arrogant, mais omnipotent), effectivement les bras nous en tombent. Comme le dit Annie, la fille de Micheline, ils sont « effarants de métier », et en face de ce professionnalisme asséché les gens n’ont pas d’autre choix que de redevenir des enfants.
Et bien sûr, une interrogation court tout au long du récit : à quoi bon vivre si tout s’enfuit, si tout finit ? La réponse, me semble-t-il, est dans la poésie qui se dégage de chaque description, qu’il s’agisse de celle d’un paysage, de la sensation du vent dans les quelques cheveux de Micheline, ou même de son dernier instant, recueilli dans un mélange de terreur et d’émerveillement par sa fille Annie. Le sentiment que j’ai eu en lisant ce passage magnifique, c’est qu’avec tes mots comme le long d’une corde menaçant à tout instant de se rompre, tu avais suivi le plus loin possible ton personnage dans la mort…
C’est ce dernier chapitre, pourtant très court, qui m’a demandé peut-être le plus gros effort, un effort considérable. A la différence de tout le reste, la tache était immense pour moi de transcrire les deux heures pendant lesquelles j’ai été au chevet de ma mère mourante, et de trouver les mots – de pauvres mots je dois dire par rapport à l’étendue de ce que j’ai vu – rendant compte de sa disparition et des dernières lueurs aperçues dans son regard avant qu’il ne soit plus qu’une noix sans vie.
Alors oui, comme tant d’autres, j’ai assisté à ce départ, à la fois comme un événement personnel, dramatique, mais surtout (c’est-à-dire après, lorsqu’il s’est agi d’écrire le roman), comme une interrogation sur l’être. Grave interrogation sur l’instant, sur le passage, sur la brièveté inouïe de ce passage au cours duquel l’être passe d’un état à l’autre, et de vivant devient mort.
Il faut parler de ta langue justement. Tu travailles sur l’oralité, ici comme dans Suzanne ou dans tes « Cris ». Mais tu ne restitues pas fidèlement les voix. On n’est pas dans la réalité, même si tu sais aborder les détails, les moments les plus triviaux de l’existence, mais dans un réel distordu, complété, étiré. Enrichi de ce que tu as collectionné des êtres.
La langue, donc, dans Dernières lueurs, n’est pas celle de la parole, ou alors celle de la toute petite enfance, quand on se plaît à s’entendre, quand le son de sa propre voix qui répète encore et encore la même idée, les mêmes phrases, est un talisman.
Je travaille sur l’oralité depuis longtemps. Disons que les voix constituent ma première source d’inspiration, comme si en quelque sorte je les entendais. Le rythme en particulier de ces voix est essentiel à la construction de mon récit. Celui-ci est ainsi un récit au présent, à la première personne et sans narrateur. Ce sont toujours les personnages qui parlent. Malgré tout je joue toujours avec la troisième personne. Dans Les Cris, cette troisième personne prend le masque de « L’écrivain », à tel point qu’on est en droit de se demander s’il n’est pas le témoin et le passeur de tous les autres personnages qui semblent parler (ou « crier ») en leur propre nom.
Dans Suzanne ou le récit de la honte Comme dans Dernières lueurs qui utilise le même procédé, le jeu de la troisième personne est encore plus repérable. Il n’y a que des prises de paroles, un « je » au présent soit, mais qui se réfère à une parole rapportée. Cette dernière, par ailleurs, est systématiquement suivie d’une modalité narrative presque obsédante : « dit Suzanne », « dit Micheline », « dit Joseph », etc..
La langue aussi est toujours du « parler » quand les personnages sont placés au niveau du dialogue. Pour les monologues, c’est moins systématique, et je fais volontiers une place au lyrisme. Mais là encore je fais comme si c’était du « parler ». C’est un parler fictif naturellement, qui n’existe pas dans la nature, mais c’est à partir de ce parler-là, imaginaire, que je compose le récit.
Enfin, je suis contente que tu me parles d’un « parler » de petite enfance, soit de « balbutiements », car ce côté délabré de la parole m’est très cher.
Enfin, dans les dernières pages, lorsque survient le naufrage de celle qui avait tant rêvé de naviguer, sa voix se tait et c’est celle de sa fille qui nous emmène jusqu’à l’issue. Du coup, celle de Micheline, toute décousue et ténue qu’elle était, manque au lecteur. On a perdu un être cher, par la magie de ton écriture. On pense à tous ses morts passés ou à venir. Et Micheline, grâce à toi, en fait désormais partie.
A la toute fin, Annie, la fille de Micheline prend effectivement le relais et c’est elle qui parle. Sa parole court sur deux chapitres extrêmement brefs, de quelques pages. Et, comme « L’écrivain » des Cris, elle devient pour ainsi dire la troisième personne témoignant de la mort de sa mère qui, étant morte, ne peut plus parler.
Par ailleurs, il m’importait beaucoup de faire en sorte que le lecteur se retrouve à la toute fin comme orphelin, séparé, placé devant le silence brutal et irrévocable de Micheline et le vide soudain laissé par elle à ce moment-là. Et, en effet, la voix s’éteint et le lecteur est contraint de continuer sa lecture sans cette voix.