Requiem pour les Reines
Les mères sont des phares. Les mères sont des temples. Les mères sont des idoles de pierre et des marbres en sang. N’est-ce pas la marotte de l’art et de l’imaginaire collectif de stocker ses mères debout ? C’est surtout le chiqué et l’Alpha chrétien que de les aimer dressées dans la douleur : Stabat mater dolorosa disent le Cantique et l’Oraison. Et tout le monde de l’art se sent bien après ça. Et les enfants aussi après le baiser du soir.
Carole Zalberg ne voit pas de cette manière. Elle écrit sur le ravage de ces mères échouées. Celles qui ne sont ni portées par l’instinct, ni cernées par le devoir, ni formées pour la sainteté. Femmes pour le plaisir, pour la liberté, pour l’oubli et l’idéal d’elles-seules, la romancière ouvre le coeur de ces mères coupables sans culpabilité. Mais qui vous aiment bien sûr ! Que les filles qui ne se sont pas construites sur la dévastation d’un « Je t’aime. Pas maintenant » ne lisent pas La mère horizontale et Et qu’on m’emporte. Je gage qu’il y en aura peu. Carole Zalberg réussit magistralement ce pari si rarement osé en littérature depuis Electre.
Deux romans d’une trilogie. Trois générations de femmes, toutes les trois mères et filles. Des trois, seule la petite dernière, comme par miracle, tient debout. Dans La Mère Horizontale, Fleur, de son prénom vertical, s’adresse à sa mère défunte, Sabine, emportée par la drogue et le cancer. La plus horizontale c’est elle, la camée, qui cherche des extases dans des verticalités de seringue. Comment grandir avec « une mère toujours renversée, une mère que, même petite fille on n’a jamais regardé que de haut » ?
La deuxième horizontale, c’est Emma. C’est elle qui, à son tour gisante, prend la parole dans Et qu’on m’emporte. Femme légère, aux emportements de lionne, star à demi aux ambitions totales, ce qu’Emma veut « c’est qu’on (l)’emporte, qu’on (la) fasse décoller .» Pour cette génération d’après-guerre, le plaisir c’est l’affranchissement de tout. Et pour s’élever, il faut niveler, surtout ses enfants. Chaque roman est ainsi le contre-champ de l’autre. Il n’est pas fait de voix, il est en voix. Polyphonie de voix individuelles ou stances omniscientes, à la manière sublime des tragédies, quand les voix des héroïnes croisent sans se toucher celles du choeur antique.
Toutes ces voix surgissent et se construisent autour d’un silence, celui de Sabine. Pourtant, nul secret à lever, nulle résolution à espérer. Pas de polichinelle, de cadavre, ni de coups de théâtre oedipien. Qu’on se le dise : les mères de Carole Zalberg ne sont pas des « Desperate Housewives ». Si vous l’espériez, « Rien ne peut être réparé. Pas dans cette vie », vous répondra Emma. Nul autre drame que la trame ordinaire de la vie et son dépliage tragique de conséquences. Le récit ne suit pas l’ordre chronologique, il obéit à la nécessité de ces voix qui émergent comme des souffles et livrent une parcelle de l’histoire, une partie du chaînon quand le battement de coeur, celui de l’écriture, coïncident avec l’élan du drame. Les romans reconstruisent le passé, déplient le rouleau de leurs voix, par vagues sensibles, comme un puzzle d’eau.
Oui, les femmes de Carole Zalberg sont raciniennes. Nul autre drame que le silence celé de l’amour, nulle expulsion possible autre que son aveu, nul salut qui ne le jette au tombeau. Elles sont aussi très vieilles, ces enterrées vives, parce que l’aveu d’amour lui-même est un aveu fait aux morts. Aux mortes. Et elles sont jeunes, pourtant. Elles sont Nous, parce qu’il faut s’échouer pour que la parole surgisse enfin, pour ne trouver d’écho que dans le silence. A 5 ans ou à deux-mille ans, Elles ne se disent jamais « je t’aime » que séparées par 6 pieds de terre.
Carole Zalberg, à plusieurs reprises, et pour chacune des mères et des filles que nous sommes trouve la faille. Nulle ici encore qui ne se retrouve : « Je n’ai pas su t’apprendre ça : à rentrer dans le rang, mais dans le rang, régner. » Voilà sur quelle balançoire chaque mère enjoint à sa fille d’être son Dieu. Sois Dieu et une bonne fille, dans le rang. Dépasse et accomplis mes frustrations mais avec un mari lourd et ta marmaille. Sois indomptable mais à moi. Sois insoumise et rangée . Sois Dieu mais moi !
Et qu’on m’emporte, et La mère horizontale peuvent se lire indépendamment et dans n’importe quel ordre, de la même manière qu’on n’a pas besoin de suivre l’ordre généalogique des héros pour lire les grandes tragédies. L’écriture dit l’essentiel, va à l’essentiel. Dans sa proximité distante, elle est nucléaire. Dieu, d’en haut, caresse la peau des mères et ce qui dans chaque mère se transmet uniquement à sa fille. Alors, de bien loin, nous parvient ce souffle horizontal et familier, à peine immiscé entre la peau et la caresse. Indescriptible trajectoire que cette Ecriture-Autel.
Enigmatique et profane. Reine.
©Amélie ROUHER. Professeur de lettres, critique au Magazine des Livres.
Le 19/01/2009.