A propos de « A défaut d’Amérique »

AU NOM DES FEMMES ET DE CE QU’ELLES ENDURENT…

« Vois-tu ma nièce, je regarde autour de moi, ce monde que mes propres rêves jamais trahis ont contribuer à façonner, ce monde qui n’est pas moins violent aujourd’hui qu’hier et guère plus juste. Je compte mes victoires et si je continue d’en être un peu fière puisque, c’est vrai, j’ai lutté et à quel prix ! voilà bien longtemps que je n’ai plus goûté à la saveur enivrante du triomphe. »

A défaut d’Amérique, le dernier roman de Carole ZALBERG, édité chez Acte Sud en 2012 et republié en livre de poche dans la collection Babel en 2013, est à l’image de l’extrait mis en exergue : un livre de transmission, de femme à femme.

L’auteure a en effet décidé de traverser le vingtième siècle guerrier et meurtrier en compagnie d’épouses, de mères, de tantes, de jeunes filles, de femmes vivant seules comme pour nous faire mieux ressentir toute l’absurdité d’une histoire d’abord et avant tout menée par la folie des hommes.

Dans ce livre, une fois de plus (voir ma critique de « Mort et vie de Lili Riviera ») magnifiquement écrit, l’intrigue se noue autour de la généalogie, de la recherche de l’origine si consubstantielle à notre identité, et fait de la littérature ce fantastique voyage intérieur que décrit notamment Musil dans la maison enchantée.

LA MEMOIRE CONTRE L’OUBLI

« Je l’entends, leur fatigue, je la ressens au point de porter la main à mon dos, de masser en vain mes jambes à l’endroit de leur douleur. »

L’écriture du souvenir n’est pas sans risque. Sa lecture non plus ! Notamment quand l’écriture, comme celle de Carole Zalberg, vous touche au plus profond de vous-même et vous interpelle sur des questions existentielles.

De quoi sommes-nous le fruit ? Quel bilan pourrons-nous tirer de nos vies ? Que désirons-nous transmettre à ce qui vient ? Saurons-nous nous opposer à ce qui revient ? Quels sont nos rêves et que faisons-nous pour les atteindre ?

Et la question se pose à tous les niveaux, individuel et collectif, de savoir ce que nous apprenons du passé.

Que nous a donc appris le vingtième siècle et toute sa violence déchaînée au coeur de l’Europe qui aujourd’hui s’ennorgueillit de ne plus connaître que la paix quand elle s’en va faire la guerre ailleurs, notamment à la remorque d’une Amérique belliqueuse ?

Y a-t-il aujourd’hui moins de femmes, d’enfants qui endurent les souffrances décrites par Carole Zalberg ?

Ainsi il semblerait que l’oubli gagne finalement la partie, peut-être parce que les témoins s’en vont, disparaissent sans avoir réellement transmis l’horreur éprouvée au combat, dans l’exode, dans les camps. L’horreur et les souffrances endurées au quotidien quand la barbarie s’impose. Rares finalement sont ceux qui se livrent, se livreront.

 » […] les déportés se taisent, mais on voit bien leur corps plus mort que vivant et surtout leur regard, comme brûlé par ce qu’ils ont vu. »

Ou encore :

« Regarder au fond du gouffre ce que l’imagination ne parvenait pas à concevoir. Mais ils se taisaient, les survivants, et très vite, dans les familles, on cessa de les interroger. On prit l’habitude du silence et des pas feutrés. »

Alors il faut en revenir aux photos, aux souvenirs. Pour ne pas oublier que ce qui est advenu peut revenir, que déjà l’histoire a repassé les plats.

« Les Croix-de-Feu reparties, il faudrait réfléchir à ce qui s’est passé mais puisqu’on a fait front, on ne se laisse pas aggripper par les vieilles terreurs. il n’y a que les anciens pour comprendre ce qui revient et s’en griffer les joues et interpeler. »

Entendons-nous ce cri sourd qui pourtant devrait nous alerter quand monte l’intolérance, la peur de l’Autre, de sa différence, quand les factions reviennent et menacent de faire éclater nos sociétés à toujours nous diviser pour mieux nous opposer, à saper toute possibilité d’avenir commun ?

L’EXPERIENCE COMME SOURCE DE TRANSFORMATION

La force du livre de Carole Zalberg réside dans le fait qu’il n’est pas un plaidoyer mais qu’il utilise pleinement toute la puissance évocatrice du roman pour nous faire toucher du doigt une réalité qui sinon se serait évaporée. Bien mieux qu’un livre d’histoire, elle nous fait revivre de l’intérieur, à travers le regard et la fragilité de ses personnages féminins toute l’horreur d’une humanité parfois perdue et que seul l’amour peut finalement sauver, l’amour des femmes, des mères prêtes à toujours se lever dans l’adversité.

Car elles se lèvent, érigent des remparts, se soutiennent, se débrouillent, se battent contre la maladie, la faim, la peur, la vieillesse, la mort, les conventions.

Et parfois, il leur faut renoncer à ce que la société attend d’elle pour enfin pouvoir se réaliser comme pour cette femme partie en Afrique du Sud mener le combat contre l’Apartheid !

Mais il n’y a finalement pas moins de courage à s’affronter aux difficultés du couple, du quotidien, de l’éducation des enfants…
Et de nous montrer qu’en dépit du destin tissé d’histoire familiale et de grande Histoire, quand les forces qui s’affrontent semblent nous dépasser, il nous est possible d’en réchapper, de prendre appui sur une expérience qui nous transforme.

Ce peut être un coup de foudre, une injustice, peu importe.

La déviation est là qui fera de notre chemin, le nôtre, le pas de plus, de travers et d’ajouter un point, une ligne, une épaisseur, une page au roman du monde.

Laissons à Carole Zalberg le mot de la fin qui vous servira peut-être de morale…

« La vie, à moins de n’être que contemplation, est un empilement de souvenirs, de plus en plus haut dans le ciel des rêves, des envies, des projections et tout cela, comme le ciel, à jamais insaisissable. Et l’on se tient là, à vaciller, entre passé enfui et avenir incertain. Mais ici, sur cette terre splendide que sa tante a autrefois élue, Suzan peut s’offrir le luxe de flotter sans pour autant se perdre puisqu’elle est ancrée. »

JP Lovichi

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