« Feu pour feu » par Lou Garion

Ce roman atteint le cœur, la chair, par la force de son évidence, c’est donc délicat de l’aborder sans dissiper sa densité en commentaires. On fera de notre mieux…

 Au commencement est la dédicace:

   » A Solal, Anton, Ilan, mon pays, mon voyage et ma foi ».

 C’est merveilleux. cette source d’amour intarissable d’où découle le reste. Cet écrin d’humanité      qui contient l’œuvre. De l’eau pour les orphelins. De l’eau pour le lecteur et la longue traversée qui l’attend…

 Le roman s’ouvre sur l’adresse d’un père à sa fille désormais en prison pour avoir déclenché un incendie meurtrier.

Le père lui conte enfin le massacre d’où elle a survécu bébé et l’exil périlleux qui a suivi, et tout au long du roman s’entremêle cette voix à celle de la fille, adolescente, échouée par bribes incandescentes au milieu des mots de son père.

 La force de » Feu pour Feu » est de mener de front les deux voies, celle de l’intact, de la source innocente de l’humanité, et celle de son éclatement chaotique. La voix du père est absolument poignante, et aussi sa description de cette bébé survivante qui s’accroche après le massacre et fertilise la sécheresse du voyage de ses quelques éclats de joie.

  Un clair-obscur se met en place. Jaillit l’espoir au milieu du sombre. Le lecteur se retrouve en peau à peau avec l’errance, parce que Carole Zalberg propose une telle force d’incarnation, une écriture d’auteur-acteur. On  l’avait déjà vue à l’œuvre dans la voix des femmes ( cf A Défaut d’Amérique), et ici, on découvre une nouvelle langue, modifiée par un personnage masculin en exil, « virilisée ».

Puis investie d’une autre énergie, brisée, lorsqu’elle réinvente le verbe des adolescentes dont les fulgurances nous font tanguer sur les rives complices de l’angoisse et du rire:

 » et au début Zora elle voulait pas la croire et elle m’a regardée du genre elle délire, hein, Nabila elle mytho? Moi je lui ai juste serré le bras et j’ai vu la flotte dans ses yeux d’un coup mais pas longtemps, comme quand on se prend l’orage et qu’on est trempé en deux minutes et après tout redevient bleu et calme et si tes fringues te collaient pas genre t’as fait piscine tout habillée,t’as rêvé tu croirais. Ouais, dans les yeux de Zora, ça a vrillé pareil, du déluge au gun. »

 la romancière se propulse,  en un lieu et une époque non définie, dans les maillons de drames intemporels aux vastes  échos,

cf l’incendie des boîtes au lettres par des adolescentes , fait divers que Carole Zalberg a relié à une image saisie au journal télévisé  d’un bébé passant de bras en bras au-dessus des eaux, lors d’un sauvetage de clandestins à Lampedusa, elle imagine ensuite que ce bébé serait devenu l’une des adolescentes, association intuitive à l’origine de Feu pour Feu.

Les voix, au sein d’un roman sciemment privé de dates et dont on ne nomme pas les lieux, prennent une ampleur universelle et nous plongent dans une genèse qui sonde non pas les origines, mais l’Origine, la provenance et le devenir.

Adama a été arrachée de sous le ventre mort de sa mère, Adama, la terre, même racine hébraïque  que adom: la couleur rouge, (rouge-feu, rouge-sang). Ce nom contient aussi l’évocation biblique d’Adam, qui sépare le fruit de l’arbre, et instaure ainsi l’exil primordial, cette petite est le fruit arraché… ( Et si le père se permet de l’appeler  » vermisseau », On se permet l’expression, Pomme de terre prodigieuse!!)

  » j’en fais le serment alors: une fois là où nous pourrons être en vie sans avoir à justifier, détailler, exhiber la moindre seconde nous ayant conduits, avec tant d’autres, à l’exil, plus jamais je n’emprunterai le chemin des mots qui me ramène au drame. Nous serons neufs et tu auras le droit de croire aux promesses du monde. »

Il est difficile d’admettre la possibilité du « crime » de sa fille en voyant se déployer la figure d’un père si aimant, selon qui la faute aurait été de taire, l’on souhaiterait que cet amour suffise à protéger l’enfant, même après que se  » glisse le monde entre » eux.

Obscurcie sans doute par le silence de son père, Adama, enfermée dans sa prison, l’est aussi dans ce que son corps a subi de cendres et de feu, et cette écriture organique nous montre comment le corps porte en lui un souvenir,  et semble se dédier à une température.

Le père en exil clandestin refuse de se brûler les doigts pour y effacer ses empreintes digitales, car, dit-il  » c’est que je tiens à ces fins sillons où s’est inscrit, de caresses en étreintes, le souvenir de ta mère assassinée. » Et Adama, ignorant, et son chaos originel et la portée meurtrière de l’incendie, se brûlera les doigts au moment même de mettre le feu aux boîtes aux lettres, effaçant sa genèse en la rejoignant, et se soumet ainsi par les flammes,

 à sa cellule.

Lors d’un entretien, L’auteur nous a confirmé, dans un élan authentique, qu’elle n’y serait pas allée si elle n’y avait pas vu de l’espoir. Espoir du Phénix que nous gardons en nous tout en sachant le massacre, l’incendie, le crime commis et Adama en prison…

Et c’est ainsi, portés par le souffle empathique et la vision de Carole Zalberg,  comme  devant  une photographie de Salgado,que nous traversons les cendres le cœur chargé, attentifs à la lumière.

© Lou Garion, comédienne et auteur.

Texte d’introduction à l’After WIP, au Pitch Me, le 9 décembre 2014

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