Une réaction historico/coup de gueule de Frédéric Bourtayre

Il y a quelques mois, Carole m’a fait parvenir le manuscrit de « Chez eux ». Conscient de la valeur salutaire d’une lecture attentive mais néanmoins rapide sur les nerfs d’un auteur (je suis moi-même auteur !) je m’attelai aussitôt à mon devoir de lecteur.

Peu doué, et encore moins qualifié pour la critique littéraire, je pouvais seulement dire si j’aimais ou non. En l’occurrence j’aimais beaucoup. Cependant, historien par nature et par formation, je proposai quelques remarques purement informatives sur une scène ou deux, remarques qui ont je crois été introduites dans le texte. Et quand bien même elles ne l’auraient pas été que cela n’eut rien changé à sa qualité.

Nous avons continué nos échanges par mails et certains ont porté sur ce qui me semblait être l’absence d’un contexte historique, du moins en préface ou en postface. Je lui soumis donc cette idée. Elle refusa. Elle voulait, si j’ai bien compris, garder une certaine intemporalité à cette histoire qui lui était si proche. A bien y réfléchir, je crois qu’elle a eu raison. De tous temps et sous tous les horizons, des histoires comme celle-ci se répéteront à l’infini. Vivre dans la peur.

Mais je suis têtu.

Ainsi l’hiver de notre déplaisir dura quatre ans. On disait « à Berlin ! » On se retrouva à Bordeaux. Là, fébrilement, Marianne attendit Blücher. Ce fut Pétain. L’homme de Verdun faisait don de sa sénilité à un pays qui s’était jeté sur les routes, sonné par une défaite absente des pires cauchemars de nos fiers stratèges empanachés. Chaleur, peur, déroute, mort, 100 000 morts en un mois ! Défaite absolue. La 7ème compagnie n’a jamais existé ! Paris ville ouverte. Le moustachu dans sa benz benz benz qui expédie sa conquête en une matinée : Trocadéro, Tour Eiffel, tombeau de Bonaparte. Mein Fürher, j’abbrends que le Boulin Rouge est vermé ! Hach… Est-ce que tout cela ballait bien la peine. He bien rendrons. Efa doit s’inquiéter. Elle me croit engor à Tanzig !

Dans les rues, la vermine reprend des couleurs. Déjà ! Elle crie Dunkerque. Elle ne va pas tarder à dire Mers el Kebir. Elle suggère francs-Maçons ! Pense communiste. Crache juif !

La république s’est sabordée bien avant la flotte de Toulon en donnant les pleins pouvoirs à l’ancien ambassadeur de France auprès de la toute nouvelle Espagne de Franco. 1856 ! Il est né en 1856 ce Maréchal là. Déjà à la retraite en 1914. Un homme bien d’après ses contemporains. Républicain bien entendu. Et pas trop crotté par l’Affaire. Un soldat qui a rétabli la confiance dans les cagnas de Douaumont, fait tourné le pinard et pensé que le biffin, avant de mourir, l’avait peut-être comme ça un peut envie de vivre encore : double ration de perm. Et doucement sur les exécutions des mutins. Un gars qui comprenait la souffrance du troufion.

Juin 40. 6 millions d’anciens combattants qui voient leur fils se prendre le pied dans le drapeau. Et devant ceux à qui ils avaient botté le cul 20 ans auparavant. Où ça ? A Verdun monsieur ! Tenant pied à pied, lâchant nib du sol natal, crevant plutôt que de laisser le teuton souiller le charnier. Des hommes admirables. Des deux cotés. Courageux ? Très probablement. Ayant envie de vivre ? Définitivement.

Mais se faire botter le cul, ça laisse des traces. Sur l’amour propre bien sur. Aussi et surtout dans la tête de l’ami Fritz qui se dit : finalement, c’te foutue guerre, on l’a perdue en 18, en détalant devant les chars et les ricains. Il y a pt’être quelque chose à changer dans notre façon de conduire nos affaires militaires ! Pas bouger, creuser des trous, attendre que les marmites vous tombent sur la gueule avant de se lancer dans une course de fond d’environs 15 centimètres… Ca marche pas. Alors on va bouger ! Mettre des chenilles aux charrettes et foncer dans le tas. Blitzkrieg qu’on va appeler ça. Guerre de mouvement. Et tandis qu’à Berlin on pensait « on s’est planté en 18 », à Paris, grand-père Maréchal disait « on a gagné en 16, dans les tranchées ». A Hambourg on déclarait : « c’est les chars et les avions qui nous ont foutus dedans. Guerre de mouvement ! » A Paris, après l’armistice de juin 40 on dira, c’est à cause de « quai des brumes » qu’on l’a perdue celle-ci. On a les considérations stratégiques que l’on peut.

Pourquoi je dis ça moi ? Parce que… Parce que c’est le grand manitou des tunique bleues horizon, celui qui tire les ficelles des marionnettes enganachées qui se répandent dans les salons en glapissant « nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », le maître à penser de la défensive, le parrain de la ligne Maginot, qui justement fait don de sa personne à ce qui reste de la France en ce 16 juin 40. Philippe Pétain ! Père fouettard sûr de son droit. Va falloir ressaisir c’te caserne, nettoyer les écurie d’Augias. Laisser le Germain s’amuser avec ses pt’its soldats et remettre ce pays dans le bon sillon. C’est pas un caporal autrichien qui va faire la loi chez nous. Il veut des lois, on va lui en donner. Et des bétonnées. Du solide, avec une flopée de signature. Faut dire qu’il est pas tout seul le bougre. Le parlement lui donne blanc seing et va se coucher. Ces députés qui ont bradé la république c’étaient ceux du Front Pop.. Enfin pas tous. 40 ont refusé. 26 ont fui. Des noms qui claquent : Mandel, Mendes-France, d’autres moins reluisants : Daladier. Blum est en taule. Thorez à Moscou depuis 39 et Duclos expédie les affaires courantes, pacte germano-soviétique oblige. Puis il y a tous les autres, ceux qui ne se sentent plus chez eux depuis que la tête du gros Louis est tombé dans le panier, ceux qui pensent que c’était mieux avant, disons avant St Louis, des cagoulards qui mettent bas les masques, des admirateurs d’ordre et de défilés paramilitaires, des rancuniers de la politique aussi, poussés dehors par la vermine rouge, des comités des forges spoliés par le monde de la casquette, ceux qui appellent à régénérer la source d’où la Gaulle tire sa vigueur, des bouffeurs d’angliches. Des bouffeurs de juifs surtout. D’excellents Français comme disait la chanson.

Et tandis qu’à Paris, quelques décérébrés roulent des pelles goulues à Ziegfried tout en se pâmant sur les brumes mystiques de la Forêt Noire, à Vichy on s’organise. On taille dans le gras vite fait bien fait. Pétain pour l’image. Laval pour la mécanique. Et une clique de technocrates pour huiler le tout. Suppression du parlement, des syndicats, abolition de fait de la République remplacée par l’État Français. Un œil sur l’Empire qui s’étend au-delà de la Méditerranée, un autre sous les jupes des comices agricoles, le vieux s’amuse avec ses santons. Fait sauter les enfants sur ses genoux Papy. Et signe dans la foulée les premières lois anti-juives. Dès octobre 1940 ! L’avait encore rien demandé l’Adolf à se sujet. Bon c’est vrai fallait pas lui en promettre. Mais tout de même, pondre en France, dans la langue de Montesquieu, des lois qui en théorie sont encore plus restrictives que celles de Nuremberg, faut vraiment le vouloir. Ils ne l’ont pas seulement voulu. Ils l’ont fait. Et avec bonne conscience en plus. Histoire de devancer le Hun. De lui prouver qu’on n’avait pas besoin de lui pour rédiger des décrets. Et de mettre à l’abri les Français. Parce que ma bonne dame, on a beau dire, ces gens là, sont pas comme nous tout de même. Viennent des steppes ces canailles. Comme les Teutons me direz vous. Oui mais eux au moins ils sont corrects. Et puis avec leurs harengs, leurs papillotes, leurs grosses lèvres tout ça… Vous trouvez qu’ils font Français ? Pas entre octobre 1940 et août 1944 toujours, et selon le Code pénal. C’est comme ça ! Un coup de tampon et vous voilà par ordonnance rayé des cadres de la nation. Bon, un coup de crayon ça va, c’est pas dur à tracer. Mais une fois le carnet bien refermé, et les trois bordereaux expédiés, ben l’est toujours là le gars. L’existe plus. Mais l’existe encore. On lui a déjà tout interdit. On va tout de même pas lui interdire de… Ca faut voir avec les Boches. Seconde vertigineuse ou la civilisation bascule toute entière dans la barbarie.

Donc, pour faire bonne mesure à ces mesures nouvelles, au palais Berlitz on évalue scientifiquement l’influence de la juiverie sur les malheurs de la France, introducing Alphonse de Châteaubriant as the orateur : « amis de la science, regardez cette photo. Le port de cet homme, son profil, l’arête de son nez, sont le pur produit du ghetto.. Ah quoi ! On m’apprend qu’il s’agit là d’un pécheur breton.. Distraction bien excusable chez nous les scientifiques. Cette fois ci c’est la bonne.. » HONTE. Drieux est à la buvette, Brasillach au vestiaire et Céline bat la retape pour attirer le chaland. HONTE. J’ai beau chercher, je vois pas Guitry*.

Mais dans les cabinets du Maréchal, où se jouent les affaires de la France, on se dit tout de même que, même si ces simagrées ne manquent pas d’allure pour conditionner le pékin, il faudrait quand même faire quelque chose. Pourquoi faudrait-il faire quelque chose ? Ben pour ça ! Ça quoi ? Les Israélites voyons ! Bien sûr. Faites mon ami, faites. La loi, et rien que la loi. Mais essayez tout de même de ne pas séparer les familles. La loi dit tu n’existes plus. Ton chien existe. Il peut bouffer dans sa gamelle. Il peut allez chez le véto. Toi tu bouffes dans l’arrière cour de tes anciens appartements. Si t’es malade tu peux allez voir le docteur. Mais comme il y a un grand J sur tes papiers, alors tu peux te brosser, parce que soit le docteur il te dit casse toi, soit c’est son voisin, qui lorgne sa maison, sa femme et ses bijoux qui va aller voir les flics pour rapporter à la connaissance de monsieur le commissaire que le docteur untel, exerçant profession de médecin rue machin, compte parmi ses habitués et patients de nombreux israélites, mot générique qui évite de s’embrouiller dans les méandres d’une réglementation ou sont référencé juifs, demis juifs, quart de juif …. ah la lettre de dénonciation anonyme. Record du monde battu.

Et si tu passes outres la loi, que tu l’oublies l’étoile, alors là tu es hors la loi, hors d’une loi qui justement te dénie tout recours à la loi. Les juristes sont impayables.

Mais pas les marchands de misère. Ou les marchands tout cours. C’est leur métier. Et puis il faut bien manger. Faut dire que tout est hors de prix dans ces années là. Tout sauf la vie. 40 millions de crève la dalle, à compter et recompter leurs tickets de margarine, de pain, de tissu, à payer des fortunes pour un litre de lait. 40 millions de chie la trouille, un œil sur la relève, attendant le retour d’un père, d’un fils, d’un frère, un autre sur le ciel que traversent les Armadas de la liberté. 40 millions à gérer un quotidien encore plus pourri que la veille. Alors les israélites, français ou non…. On veut bien aider mais nous aussi on a nos problèmes. Alors on aidera. Du moins comme on le pourra. La France à un gouvernement de salauds, une avant-garde d’enfoirés prêts à passer tout ce qui ne s’appelle pas Dupont par les armes, une police au ordre et une administration douée d’une réelle efficacité lorsqu’il s’agit d’appliquer le règlement. La France est aussi un pays de Justes anonymes, qui par intérêt parfois, par empathie souvent, l’un allant de temps en temps avec l’autre ont sauvé des gens. Simplement parce que c’était des gens.

Et cela n’était pas acceptable. Il fallait trouver une parade. Rendre plus dur ce qui était déjà presque impossible. Donner preuve à l’occupant. Parce que ça s’organise aussi de l’autre coté de la Manche. Sans parler du front de l’Est. Fait toujours le matamore le Hulan, mais il y a comme un arrière goût « d’j’y crois plus trop » dans la propagande. Et forcément quand ça coince d’un côté, faut bien que ça paie de l’autre.

Wansee ! La question juive est expédiée en 5 heures. Conclusion : traitement spécial pour 11 millions de juifs européens et autres tziganes.

Laval avait été viré. L’était trop allemand comme président du conseil. Fallait faire dans l’odieux, mais dans l’odieux français monsieur. Mais là ça ne rigole plus. On rappelle Laval. Et on rafle. Si on leur donne satisfaction, vont bien nous foutre la paix pour notre Révolution nationale ces vert de gris. Et puis on nous dit que c’est pour les mettre au travail en Pologne. Z’ont jamais rien foutu de leur vie ces canailles. Ça va pas leur faire de mal de bosser un peu. Et puis surtout, ne séparez pas les familles. LES ENFANTS AUSSI. Les enfants aussi….. Pour aider la police, parce que ça doit rester entre les mains des autorités françaises tout de même, on va créer la Milice. C’est ces braves gars qui fusilleront Mandel et puis Marc Bloch. Z’avaient la loi pour eux. On vivait dans un autre monde. Et mon pays était devenu fou.

Jusqu’à la fin les convois partiront. Bourrés jusqu’à la gueule de désespérés de l’humanité, de pauvres ères qui croyaient en la France. Pour où ? Mais on ne savait pas ? On nous avait dit que ! C’est les Allemands qui !!!! Depuis fin 42 Churchill, Roosevelt et Staline savaient ce qui se passait à Treblinka, à Birkenau, et dans les autres camps de la mort. J’ai peine à croire que les autorités françaises aient pu ignorer le massacre.

Mais ce massacre n’était pas un but de guerre. Casser la gueule au Reich, lui briser les reins, l’anéantir, voila quels étaient les buts de guerre. Le crime contre l’humanité ne sera que le cinquième chef d’accusation à Nuremberg. Aujourd’hui on ne se souvient que du cinquième chef d’accusation, mais à l’époque… Tout cela venait après. L’impensable était difficile à digérer. Voir même à imaginer. On ne vivait pas dans le même monde. Une anecdote à ce sujet : Au cours de l’été 1944, les armée franco-américaines remontent le long du Rhône. Le général américain s’inquiète. Pourquoi les français n’avancent pas ? Il envoie sont ordonnance qui trouve l’état major français réuni devant une carte. Pourquoi on n’avance pas ? Hé bien voyez vous John, les Allemands sont là, nous sommes ici, et entre nous se trouvent tout les plus grand crus de Bourgogne. On va quand même pas ravager ces vignobles. Puis une estafette française est arrivée et a lancé, « on a trouvé un passage à travers un cru tout à fait moyen mon général ! » Et les soldats ont planté leurs godillots dans de la vigne à tout venant. A Auschwitz, quelques semaines auparavant, ils dépassaient les 10.000 par jour. La civilisation y avait gardé en bon goût ce qu’elle y avait laissé en honneur. Mais le monde était fou. Et mon pays aussi

Un mot encore. Le révisionnisme gagne chaque jour du terrain. Et il ne faut en aucun cas l’appeler ainsi. Ces gens là ont bien compris que ce terme, révisionnisme, est l’essence de toute science, et notamment la science historique : jusque dans les années 70, l’idée que l’on se faisait de la France de Vichy semblait figée dans le mythe du bouclier Pétain et de l’épée de Gaulle unis sans en avoir l’air en une même cause anti-allemande. Puis est arrivé un historien américain, Robert Paxton qui a révisé cette histoire, l’a étudiée sous un autre angle et qui a mis au jour la saloperie qu’était l’Etat français de 40 à 44. Ceux qui s’intitulent révisionnistes et qui ont même poussé le vice jusqu’à intituler leur revue « anales de l’histoire révisionniste » histoire de se raccrocher à la prestigieuse revue des anales d’histoire économique et sociale fondée par Lucien Fèvre et Marc Bloch (oui celui qui à été fusillé par la milice) ne sont en fait que de vulgaires négationnistes, qui refusent toute existence à une réalité. Ils nient l’histoire par conviction. Ils nient ainsi la mort de plus de 6 millions de nos semblables. Et en niant leur mort, ils essaient de nous faire croire qu’ils n’ont jamais existé. Mais il y a la petite fille en rouge de la Liste de Schindler. Et tous les souvenirs. Et tous les enfants. Et les livres. « Chez eux » en fait partie.

* Bien que sa constitution ne l’ait jamais rendu très résistant, Sacha Guitry n’a jamais rien commis qui puisse attenter à l’honneur d’un homme. D’une femme je dis pas. Mais c’est là une autre histoire.

Frédéric Bourtayre, historien, auteur de Tremblement de terre et autres complications, roman, Nicolas Philippe.
17 mars 2004

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