Mot de l’éditeur
La petite Anna a six ans quand elle quitte la Pologne pour la France avec sa mère. Elle ne comprend qu’à demi ce qui se trame autour d’elle mais devine tout de même que la vie ne sera plus aussi belle qu’avant. On est en 1938, puis en 1939. Arrive une guerre. Quelle guerre ? Autour d’elle les grandes personnes parlent des » étrangers « , des » Juifs « . Elle ne se sent pas concernée. Mais bientôt il faut se séparer des siens, se cacher – c’est la guerre. On met Anna à l’abri chez des paysans de la Haute-Loire. Des gens qui travaillent dur et ne disent rien. Elle aussi apprend à se taire : à la ferme, à l’école. Un jour un monsieur à chapeau vient parler devant la classe. Il demande s’il y a des enfants » étrangers « . L’institutrice – elle s’appelle Cécile Tournon – répond que non. Le monsieur à chapeau interroge Anna, qui apprend ce jour-là qu’on ne doit pas tout dire.
Inspiré par l’enfance de la mère de l’auteur, un récit qui refuse résolument les facilités du genre, qui s’oblige à raconter sans tricher, sans appuyer sur la corde de l’émotion. Et l’émotion du coup est là. Nue et crue.
Carole Zalberg livre ici son troisième roman. Le premier (Les Mémoires d’un arbre, Le Cherche-Midi, 2002), salué par la critique, avait été remarqué cette année-là par le jury du Prix du Premier roman.
Extrait
La petite, au début, personne ne l’a aidée. Et surtout pas la mère Poulou qui n’a de mots que pour signaler, ordonner, rabrouer ; les mêmes pour hommes et bêtes. Oh ! ce n’est pas une méchante femme. Dire cela d’elle serait injuste, qui a recueilli Anna quand ailleurs on l’aurait probablement jetée au loup au mieux sans états d’âme, qui lui a offert un toit et de quoi rester en vie. Il lui vient même de temps à autre un bon regard quand, par exemple, elle pose la soupe grossière sur la table au repas du soir. Et là encore, c’est le même oeil pour tout le monde, brièvement enveloppant, d’une mère l’oie sur sa nichée. Elle essuie ensuite ses mains rougeaudes, déformées, sur le bas de son tablier – un geste qui clôt la tendresse comme on s’ébroue – et s’assoie à son tour.
– Merci Bon Dieu pour le pain et le reste, marmonne-t-elle en fusillant le père Poulou du regard : lui fait déjà des bruits gras en aspirant sa soupe.
Non, elle n’est pas méchante. C’est seulement qu’à son arc, il n’y a que la rudesse. Bien sûr la mère Poulou n’écrit pas, lit encore moins. Anna n’a donc eu d’autre choix que de s’ouvrir en grand, des oreilles, des yeux, du cœur, à sa nouvelle langue ; un fleuve puissant, magnifique qui allait lui devenir de moins en moins opaque à mesure qu’il entrerait en elle.
Très vite Mademoiselle Tournon, l’institutrice qui vomit la guerre et ce qu’elle fait aux enfants, a su voir l’exception chez cette petite fille qu’on dirait tombée du nid sur un lit de caillasses. Elle a lu dans ses yeux écarquillés – deux lacs bleu-vert tremblotants – les chemins ouverts avant l’arrachement.
Mademoiselle Tournon s’est donc occupée particulièrement d’Anna et chaque instant qu’elle lui consacre lui est mille fois rendu. L’enfant progresse vite, quitte la classe les joues rosies du bonheur qu’elle trouve à savoir, à comprendre, à s’élever au-dessus des journées grises et informes, rythmées seulement par la routine du labeur et cette délivrance passagère de l’école.
Oui, désormais, c’est une délivrance. Tout le contraire de ce cauchemar cacophonique du début…
Dans la ville ou Anna et sa mère avaient enfin revu Tata et Léna, on les avait assez vite envoyées en classe elle et sa sœur. Cette première année passée à ne rien comprendre de ce que l’on attendait d’elle, à entendre toute parole comme un vacarme fait autour d’elle, contre elle, Anna l’avait consacrée à s’enfuir aussi souvent qu’elle le pouvait. La maîtresse d’alors, la toute première de sa petite vie, une femme sèche et impatiente, avait en quelques minutes jugé que ces deux étrangères ne valaient pas toute cette peine qu’il faudrait se donner pour les aider à rompre leur silence forcé. Elle se contentait de les garder dans l’enceinte de l’école mais rarement dans la classe-même où leur présence muette et effrayée aurait contrarié l’enchaînement huilé de son programme. Et comme on fait avec les animaux parce qu’on ne peut pas les occuper autrement, et que ça débarrasse d’entre les pattes, elle les envoyait se fatiguer à d’interminables tours de cour.
– Ça au moins, vous savez faire ! Les jambes marchent pareil ici que chez vous !
Anna ne demandait qu’à courir ; remplacer l’affolement panique de l’âme par l’affolement mécanique du cœur. Mais pas entre ces murs qui jour après jour lui faisaient une prison vert-de-gris. Il y avait, sur le côté le plus reculé de l’espace de terre battue qui servait aux récréations et à l’éducation physique, une palissade et sa petite porte de bois par laquelle on sortait les poubelles. Anna y réussissait souvent des évasions sans gloire. En quelques foulées, elle gagnait un terrain vague aux marges de la ville. Une version pelée et sale de ces bois qui lui manquaient tant. Une fois là-bas, elle courait encore. Longtemps. En tous sens. En s’écorchant les jambes aux ronces et même en se cognant aux arbres pour avoir bien mal et beaucoup mieux pleurer. Que le noyau aussi gros et dur et âpre qu’une coquille de noix au fond de sa gorge soit emporté par la puissance torrentielle de vraies larmes. Après, il ne restait plus rien en elle. Ni force ni peur. Pas plus de colère. Elle s’effondrait hors d’haleine où qu’elle se trouvât – lit d’orties ou talus caillouteux – et se laissait étourdir par le déchaînement des sanglots. Quelqu’un finissait toujours par venir la débusquer jusque dans son nid de broussailles, parfois encore hoquetante, parfois endormie en boule bien serrée.
Elle traversait les heures suivantes recroquevillée au fond de son chagrin. Ses jambes faisaient ce qu’elles pouvaient pour la porter, sa tête pour mimer les « oui » et les « non » qu’il fallait. Il y avait, dans un moment doux, le parfum de sa mère venant caresser sa conscience assoupie. Et par-dessus, la voix de Tata, qui déguisait son inquiétude en colère parce qu’il ne fallait pas flancher.
– Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ? criait-il. Qu’est-ce qu’il y a dans ta fichue caboche pour que tu ne comprennes pas qu’il faut obéir ? Ici plus qu’ailleurs. On ne doit pas faire d’histoires tu entends ?
Il était le chef de famille, celui qui décidait pour les siens, se devait de les mettre à l’abri, de les faire passer d’un jour incertain vers un autre la vie sauve. On ne se défait pas de cela comme d’un habit que l’on sentirait mal taillé pour soi. Si Nathan s’était mis à vociférer à la moindre occasion, c’est qu’il était de plus en plus souvent au bord de l’égarement, à deux doigts de jeter l’éponge. Mieux valait faire un peu peur que montrer la sienne de peur, indécente. Plus que cela : absolument proscrite.
Anna, dans les tonnerres de son père, n’entendait qu’un mécontentement déçu. Une irritation croissante.
Le lendemain de ses escapades, on la reconduisait inexorablement sur les lieux du vacarme acéré, des tours de cour à soulever de la poussière.
La deuxième année s’éclaira un peu, le français commençant à perdre de son mystère pour les deux sœurs sans toutefois que quiconque, à l’école en tout cas, ait fait grand-chose pour cela.
Les derniers temps, juste avant qu’on la déplace encore, Anna commençait même à aimer certains mots de sa nouvelle langue, leur musique et aussi le pouvoir qu’ils avaient de la relier de façon certes encore ténue au monde des autres, de faire de ce monde un endroit au moins respirable.
Paru le 9 mars 2004
Genre : roman
128 p.
12 €
ISBN : 2859409718
Zones géographiques : Italie