– Ça ne veut rien dire du tout.
Mon petit-fils était rentré de l’école en larmes.
– Palissandre, y m’a traite juif. Puis, entre deux sanglots : c’est quoi juif, Papa ?
J’étais venu passer la soirée avec eux, comme chaque vendredi depuis la mort de ma troisième femme, et comme chaque vendredi, j’étais occupé à la cuisine puisque je tiens, quand mes enfants me reçoivent, à me charger du repas. J’en profite pour leur préparer des plats à base de légumes, de fruits, de viande au lieu des substituts qu’ils avalent toute la semaine sans y penser, chacun dans son coin de la maison. Je me suis raidi.
– Ça ne veut rien dire du tout, a répondu mon fils en guise de consolation. Et combien de fois faudra-t-il que je te répète qu’un verbe, ça se conjugue ? « Il m’a traité ». Tu as aussi mangé le « de », comme d’habitude. « Il m’a traité de juif ».
J’avais fermé le robinet et posé mon couteau afin de ne rien perdre de ce qui suivrait. J’étais immobile, craignais qu’un geste, un bruit, rappelle ma présence et influence leur conversation. J’attendais, donc, le poing crispé sur l’oignon que j’avais cessé d’éplucher.
Aucun autre mot n’est venu. Louriam, sans doute épuisé d’avance par le cours de syntaxe qui se profilait, a séché ses larmes et filé dans sa chambre jusqu’au repas. Ainsi, pour mon fils, en 2030, « juif » était devenu une simple insulte vide de sens. C’était en tout cas ce qu’il avait choisi de prétendre pour laver l’affront subi par son petit. On l’avait qualifié de « juif » par hasard et de la même manière qu’on aurait pu lui lancer « con » ou « pédé », deux termes qui, eux, avaient effectivement laissé depuis des lustres leur signification derrière eux. Qui savait encore ce qu’était un con ? Et qui s’offusquait aujourd’hui de préférences sexuelles quelles qu’elles soient ? Pratiquement personne. Le champ sexuel, à force de bouleversements, ne semblait plus devoir faire l’objet du moindre jugement. Seuls quelques centenaires ou au-delà cédaient parfois à de très anciens réflexes de rejet. Et encore, sans conviction, en marmonnant.
J’ai senti le malaise me gagner. Plus qu’un malaise, un grondement sourd, une vague où se mêlaient écœurement et culpabilité. N’avais-je pas, le premier, choisi de n’être rien d’autre qu’un Français de France, un citoyen laïc, engagé, décent et assez neutre, au bout du compte, pour ressembler à n’importe quel autre Français selon mon cœur : fruit de tant de mélanges successifs qu’on ne distinguerait plus chez lui ni origines ni appartenance à une quelconque communauté ? J’ai toujours détesté les communautés, qu’elles se forment autour d’une religion, d’un goût, d’une aptitude ou d’un quelconque gourou. Je n’aime pas l’énergie aveugle du groupe, sa capacité à agir dans le mouvement plutôt qu’à l’issue d’une réflexion. Je n’aime pas qu’on décide une fois pour toutes de faire cerveau commun. J’étais donc très mal placé pour reprocher à mon fils sa réaction sincère et bienveillante : c’était tout juste si lui-même savait encore ce qu’être juif avait signifié pour les générations avant lui. Je n’allais pas lui en vouloir de ce que j’aurais dû considérer comme une victoire ou au moins un soulagement : nous nous étions enfin débarrassés du fardeau de la persécution. Elle n’était plus une réalité, ni même le fantasme d’une menace oubliée que continueraient à se transmettre les familles en même temps que des meubles devenus étonnants, des œuvres patinées ou de drôles de bijoux. J’aurais dû me réjouir.
Pourtant, j’avais la nausée. Je voyais défiler mes ancêtres. Certains en guenilles et pieds nus dans la neige, apeurés, réduits à rien, oui. D’autres avec cette allure fière de grands bourgeois, parés de leur belle confiance qui ne les avaient pas protégés de la décimation. J’entendais leur chant désolé. Longtemps ce chant, lui aussi, s’était transmis, riche et grave mais tout vibrant des joies perdues, ainsi que le sont les flux nourris pas les voix de tous les disparus depuis le commencement. Or nous l’avions laissé s’éteindre car ce que nous voulions, c’était la légerté. La vie sans les ombres qui en sont pourtant la subtilité. Nions donc le malheur et peut-être qu’il renoncera. Nous triomphons peu à peu de tous les maux. La faim n’est plus qu’un plaisir pour qui se fatigue d’être toujours repu. L’idée de la guerre ne tient pas face à la puissance de nos technologies : tout affrontement serait fatal et pas seulement à l’ennemi. Nous nous prolongeons assez longtemps pour que, comme la faim, la mort quand elle advient soit la satisfaction d’un souhait. Nous allons dans ce monde enivré, nous nous serrons les coudes entre bien vivants.
Mais mon petit-fils demande ce que cette injure, juif, signifie et son père lui répond qu’elle n’est rien et les effacés en moi se révoltent et je sais qu’en oubliant nous avons gagné l’ignorance et non la paix.
Pour moi, dès lors, tout est changé. « Juif » est sorti de la bouche d’un enfant, le barrage a cédé dans un fracas : la mémoire des désastres maintenant me revient, ne me quittera pas. Nos morts n’ont jamais cessé de chanter. Simplement, je ne suis plus sourd et quelque chose me dit que je ne serai pas moins heureux.
© Carole Zalberg 2012
* Nouvelle commandée par Marc Cheb Sun, directeur de la rédaction de Respect Mag pour le numéro spécial 100% Juifs de France. Deux contraintes : la longueur (une page du magazine) et l’époque (2030).
Très très beau et très vrai aussi.
Merci!
Pour compléter, en effet, il est important de ne pas oublier, de transmettre pour que les générations futures se souviennent. Il faut le faire sans que cela soit un fardeau, un poids, mais il est important de savoir d’où on vient pour savoir qui on est et où on va.
Connaître son histoire, c’est donc se connaître soi-même et transmettre cette connaissance à ses enfants pour qu’ils la transmettent eux-mêmes est très important.
Transmettre, oui. Mais comment? C’est toute la difficulté…