A propos de Démon, de Thierry Hesse, qui sera mon invité le 18 mars 2010 à 20h à la librairie La Terrasse de Gutenberg.
Voyage au centre de la guerre
Pour Stendhal, le roman était un miroir que l’on promène le long d’un chemin. Avec Démon, magistrale fresque construite autour d’une obsession – la guerre et ce qu’elle sème en l’Homme – Thierry Hesse donne plutôt l’impression de tenir une caméra embusquée à l’intérieur des êtres. Et ce qui détermine les mouvements incessants de cette caméra d’une époque à l’autre, d’un personnage à l’autre, c’est le fil que suit le romancier – une interrogation : où se loge la guerre en soi ?
Démon raconte la quête de Pierre Rotko à qui son père, Lev, révèle peu de temps avant de se pendre, l’assassinat par les nazis de ses parents Franz et Elena, des juifs russes. Le secret soudain dévoilé, et qui ne sera jamais discuté puisque Lev Rotko, semble-t-il, n’a pu survivre à sa révélation, jette un éclairage cru sur la manière dont Pierre a vécu jusque-là. Pierre, en effet, tourne depuis longtemps autour du mal, recueille, en Afrique ou ailleurs, ses multiples manifestations, part lire aussi sur les visages ce que grave l’irruption brutale du malheur. C’est que Pierre obéissait sans le savoir aux injonctions de ce qu’il appellera désormais son démon juif. Avant même de connaître le destin de ses grands-parents, Pierre avait perçu, dans les silences de Lev, l’écho de leur cri. En entrouvrant la porte sur son histoire familiale Lev Rotko permet enfin à son fils d’entendre le cri lui-même, celui de Franz et Elena, bien sûr, mais avec lui ceux de tous les Hommes broyés par la guerre. « Une idée me hantait, écrit Hesse, que les familles perdent toujours la guerre ». Et partout, en effet, à Grozny comme à Stavropol, en Angola comme en Bosnie, seuls les stratèges peuvent se dire victorieux. Lorsque les combats cessent, lorsque la violence ouverte, « officielle » se retire telle une marée boueuse, les familles, quel que soit leur camp, comptent leurs pertes, cherchent une explication qui, la paix revenue, se refuse.
Avec Thierry Hesse, dans le sillage de sa caméra indiscrète, cruelle même parfois quand elle montre les pensées mesquines, les motivations minuscules, les élans égoïstes qui allument les plus grands feux, on contemple un peu sonné l’intimité de l’Histoire qui ici n’est pas un décor mais bien le personnage central et vibrant. Hesse, sans relâche, grâce à une écriture précise et dépourvue d’effets, nous maintient dans les sales draps des Hommes. C’est aussi suffocant qu’efficace. On a souvent envie de les fuir, ces lieux du crime. Mais c’est trop tard : Franz et Elena, Zeinap la Tchétchène, les dizaines et les dizaines de personnages, bourreaux, victimes ou les deux à la fois, tous ces individus pris dans ces sales draps ne sont plus de simples chiffres, des images figées dans les livres d’Histoire ou celles, fugaces, de l’actualité. On les a vus vivre, tous, et leur souvenir a définitivement rejoint nos propres démons.
Démon, Thierry Hesse, éditions de l’Olivier, 2009