Conférence d’Antony Soron sur « Feu pour feu »

Feu pour feu de Carole Zalberg

ou

Le cri de la littérature monde

 

Plan

I] Le feu sacré du « je »

II] Ecrire sur la ligne de crête

III] « je » ne suis qu’un cri

 

I] Le feu sacré du « je »

 

Carole Zalberg donne ici la parole à un migrant vraisemblablement originaire de l’Afrique subsaharienne, rescapé d’un massacre avec sa fille alors nouveau né. Le récit de ce « damné de la terre », pour reprendre le titre du célèbre essai de Frantz Fanon, rend compte de quinze années d’errance et de survie : depuis l’extraction de la masse des cadavres éventrées dans le pays d’origine jamais nommé jusqu’à la veille de la probable condamnation de sa fille pour incendie volontaire dans le pays rejoint (l’allusion à TF1 p.35 laisse supposer qu’il s’agit de la France).

Sur le plan narratif, nous nous situons donc dans un récit rétrospectif dont on a tout loisir d’imaginer qu’il a été celui du père lors de son témoignage à la barre.  Il est important, pour analyser une œuvre littéraire qui peut être apparentée en première analyse au genre romanesque de se donner deux axes : l’axe narratif donc et l’axe énonciatif, qui, dans le cas présent, nous ramène à la présence du « je » qui aiguille le lecteur (et peut-être aussi les jurés) vers les faits saillants d’une décennie et demi d’épreuves.

Toutefois, le texte de Carole Zalberg se singularise par le système d’écho qu’il instaure ou si vous préférez par son organisation contrapuntique. En effet, l’auteure a choisi de ne pas donner la priorité à une seule voix rétrospective, celle du père, mais bien à deux voix, faisant se répondre le discours châtié du père éprouvé et celui de sa fille enragée. Remarquons que ce deuxième témoignage n’adopte pas une logique diachronique comme le premier. Il ne renvoie pas à une histoire personnelle captée dans sa durée mais bien plus à la relation synchronique de faits récents qui ont conduit à une nouvelle tragédie.

Afin de comprendre les enjeux de ce roman court d’à peine 70 pages, soit l’équivalent de La Montagne de Jean-Noël Pancrazi, il importe par ailleurs d’observer le degré de son ancrage réaliste. Or, si tout est absolument vraisemblable depuis la survie au massacre, jusqu’à l’incendie involontaire de l’immeuble en passant par le passage dans des centres pour migrants, rien ne permet absolument d’indiquer les lieux précis de l’action. Ainsi, tout en restant un récit très concret, très charnel, Feu pour feu tend vers une certaine forme d’universalisme, comme s’il s’agissait d’un récit mythique où les demi-dieux auraient été  supplantés par « les sous-hommes ». A titre exemplaire, la « mer » qui est évoquée page 30 n’est pas nommée ; tandis que l’île rejointe, la trop bien nommée, « Portadora », renvoie plus à une fonction symbolique qu’à un ancrage strictement réaliste. La même remarque étant susceptible d’être formulée quant à la référence de l’énonciateur au « Continent Blanc », page 29.

En clair, dans sa restitution des évènements, l’énonciateur – par parenthèse qui ne se nomme jamais (Comme Ulysse, son nom n’est-il pas « personne ? ») – l’énonciateur ne digresse jamais, pas plus qu’il de délaye son évocation : comme si il y avait à la fois urgence à témoigner d’une épreuve commune, d’une vie de peine qui ne peut pas ne pas laisser des traces et des blessures et impossibilité de faire autrement, c’est-à-dire d’aller à l’essentiel, sans fioritures, en adoptant le récit brut fatalement par nécessité parce qu’il y a des histoires où seuls les faits vécus et subis comptent.

Il est à noter que dans sa restitution de l’affaire, sa fille, qu’il a prénommée Adama (est-ce un hasard ? Adama celle qui est issue de la terre en hébreu) adopte un mode de restitution des évènements assez similaire en allant à l’essentiel : soit à une histoire de filles qui dégénère.

 

 

II] Ecrire sur la ligne de crête

 

Le titre de cette deuxième partie a de quoi intriguer. Pourtant, il semble susceptible de mettre en perspective non seulement la singularité de l’écriture mais aussi de la démarche de Carole Zalberg. En effet, le récit qu’elle nous propose est quasi immédiatement productif d’images mentales. Sa publication en 2014, par parenthèse la même année qu’Indétectable** de Jean-Noël Pancrazi, focalisé sur l’existence chaotique d’un travailleur clandestin en France, nous renvoie de fait à une somme d’images dont nous abreuvent les différents medias audiovisuels.

Le parcours du personnage est de fait un parcours que nous avons en tête : son visage qu’il ne s’attarde pourtant jamais à décrire ayant quelque chose de ces visages souillés, trempés de sueur que nous avons observés, avec effarement sur nos écrans panoramiques.

Ecrire sur la ligne de crête, revient par conséquent pour l’écrivaine à s’emparer d’un sujet d’époque en trouvant des entrées singulières pour évoquer – si l’on peut dire ce « déjà-là » dans nos têtes d’occidentaux. Or, c’est bien ici où commence  l’épreuve de l’écriture, dans cette recherche d’un autre regard, d’une autre formulation pour aboutir au bout du compte à une autre représentation de l’autre (à la fois plus juste et plus brute).

Etonnante voyageuse, Carole Zalberg, sillonne les visages, observe les différences, tient compte de tout ce qui est montré non seulement aux actualités, sur les réseaux sociaux mais aussi au cinéma. L’écrivain de notre temps est plus que jamais poreux, perméable à tout ce qu’il voit, à tout ce qu’il découvre, ouvert sur le monde et sur les images du monde. Aussi, faut-il, me semble-il, faire un sort à l’influence cinématographique présumée sur l’écriture littéraire et se rappeler qu’outre les histoires de clandestins, la filmographie actuelle a fait entrer dans son champ de vision de nouveaux personnages, au nombre desquels, les bandes de filles, pour reprendre le titre du film exceptionnel de Céline Sciamma, Bande de filles (2015).

Clandestins, adolescentes sans foi ni loi autre que celle du groupe, les images produites par la lecture de Feu pour feu nous ramènent inlassablement aux faits divers qui nous interpellent sans cesse et nécessairement, par réfraction, à une société qui s’interroge avec une cruelle angoisse sur l’instabilité produite par sa perpétuelle recomposition.

 

 

III] « Je » ne suis qu’un cri

Ainsi, il s’agit de montrer en quoi le récit de Carole Zalberg parvient à se singulariser. Dans quelle mesure, plus précisément il parvient à déjouer les poncifs et l’horizon d’attente du lecteur ?

. Un premier élément de réponse serait sans doute à chercher dans le titre qui ramène d’emblée à l’adage « Œil pour œil, dent pour dent ». En ce sens, celle qui a subi l’extermination des siens par les flammes devient quinze ans après celle qui extermine par une flamme dévastatrice. Ce serait ainsi comme si, la bêtise d’Adama, mettre le feu à la boîte aux lettres de la rivale de sa copine, ne pouvait être vénielle, tant la jeune fille est conditionnée voire déterminée par le feu exterminateur. Par là même, le mot « feu » peut être considéré dans le récit de Carole Zalberg comme un mot « rayonnant » ou si vous préférez un mot « générateur ».

A ce titre, le récit qui semble se dérouler d’un trait – le lecteur comme l’énonciateur ayant à peine le temps de reprendre son souffle – est porté par l’ambivalence du feu – feu sacré / feu des enfers. Sans aller trop loin sur ce premier argument en faveur de la singularité du récit, nous dirons tout de même que souvent, un récit bref et fort est porté par une métaphore génératrice d’écriture et non seulement par le désir de raconter une histoire :

Je vous lis la page 41 – peut-être la plus brûlante du livre –

. Un deuxième élément, j’y insiste, c’est le système énonciatif du roman que je qualifierai de sous-jacent. En effet, comme indiqué précédemment le contexte d’énonciation n’est jamais explicitement révélé. Qui parle à qui ? Peut-on répondre clairement à cette question ? Pas sûr. Et pourtant, cette affaire énonciative est plus complexe qu’elle n’y paraît au premier abord. Nous avons en effet, évoqué plus avant la notion de système contrapuntique : le témoignage du père, alternant avec celui de sa fille coupable d’un crime par inconscience. Or, ce texte brut à double voix n’a-t-il pas en réalité plusieurs destinataires ? D’un côté, un père qui (hypothèse) témoigne au procès de sa fille et donc, corrélativement un père qui se révèle à sa fille, qui s’adresse à elle…  Sans doute d’ailleurs pour la première fois tant on a toutes les raisons de présumer son caractère mutique.

Et de l’autre côté, une fille qui s’adresse (hypothèse toujours) elle aussi à la cour, aux jurés mais aussi forcément à son père… Sans doute d’ailleurs, elle aussi pour la première fois : elle qui fut dans le récit de son père au sens étymologique « l’in-fans », celle qui n’a pas de voix.

Système énonciatif complexe par conséquent rendu d’autant plus mystérieux que l’écriture fragmentaire de Carole Zalberg développe un récit sans jamais combler les ellipses. Remarquons, en outre, que ces deux voix qui se répondent sans s’adresser directement l’une à l’autre correspondent en réalité à deux langues bien distinctes. Le père adopte la langue française en la mettant à l’épreuve de son émotion tandis qu’Adama, elle, s’exprime dans son langage, soit dans une syntaxe et un lexique complètement transgressifs par rapport à la norme linguistique francophone. A tel point, d’ailleurs, – expérience de lecteur que j’assume pleinement – qu’on a tendance en première lecture à passer rapidement sur les sections en italique où la jeune fille s’exprime – comme si sa manière de parler était en elle-même condamnable ; comme si ce qu’elle exprimait était sans fond, sans sujet, sans objet ; comme si, au bout du compte, elle n’était qu’une écervelée. Réflexe de lecture conditionné qui ne fonctionne en réalité qu’un temps à cause de la curiosité que finit par provoquer ce patois des cités et qui oblige à prendre le texte à rebours, à ralentir la lecture, à revenir en entière et à traduire cette oralité décapante, désarmante, dérangeante, expression du plus grand écart, de la plus grande altérité entre elle et nous, hypocrites lecteurs…

. Ce qui me mène au troisième élément qui fonde à mon sens la singularité du texte : à savoir son caractère trans-générique. En effet, ce texte qui ne peut strictement être apparenté à un roman, met en réalité en tension récit, théâtralité et poésie. Bien entendu, il ne peut stricto sensu être apparenté au genre dramatique. L’auteure ne l’a pas voulu ainsi en ne donnant aucune indication de mise en scène. Pourtant, le lecteur pressent la possibilité d’un transfert de ce récit à la scène. Nous reviendrons dans un instant sur ce point en compagnie de Carole Zalberg. Mais avant, comment ne pas mettre en perspective la poéticité d’une écriture née d’une parole, ou plus exactement d’une parole déversée, proférée, qui cherche à rendre compte des évènements en les rendant visibles, palpables. Feu pour feu se fait ainsi miraculeusement un texte que l’on sent, que l’on touche que l’on entend : pas besoin d’accompagnement iconographique pour que les images mentales naissent en nous.

Exemple page 53.

Vertus des comparaisons des métaphores mais aussi et surtout – élément fondamental – vertus de la transmission orale d’où est issue la transcription écrite. Je ne dis pas, je n’ai aucun moyen de prouver que Carole Zalberg a, comme Flaubert, gueulé son texte avant de le coucher sur papier… Je dis simplement (et fermement) qu’il pourrait nous apparaître comme un sorte de captation audio de paroles humaines trop humaines : en sachant bien entendu le travail qu’il a fallu faire sur le texte pour le rendre aussi dense, aussi juste, aussi implacable.

 

 

 

Conclusion

Feu pour feu a reçu en 2014 le « Prix littérature monde ». Le concept même de « littérature monde » ayant été défini dès 2007. Prix amplement mérité pour une œuvre qui démontre que l’imaginaire d’un écrivain est à la fois extensible et remodelable. En effet, si Chez eux renvoyait clairement à l’ascendance de l’auteure, Feu pour feu s’en éloigne a priori nettement. Or, ce contraste apparemment flagrant entres les deux récits brefs se saurait occulter la connivence profonde qui les lie. L’existence de la mère de Carole Zalberg n’a-t-elle pas été déterminée par des pogroms ? De l’époque contemporaine à l’époque ultra-contemporaine, de l’Europe de l’Est à l’Afrique, le centre de gravité de son écriture n’a-t-il pas fait au fond que se déplacer. Et de fait, l’auteure en le déplaçant n’a en rien coupé son fil conducteur : comme Chez eux, Feu pour feu n’est-il pas fondamentalement un récit de filiation ?

 

Antony Soron

Maître de conférences HDR ESPE Paris Sorbonne