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Jérôme Ferrari

Jérôme Ferrari : Le Funambule

Jérome Ferrari

Jérôme Ferrari

Jérôme Ferrari aime les gens, certains, ceux qui donnent et acceptent de se perdre autant que lui, ceux qui savent dire ou s’offrir en gestes muets. Mais que faire de l’envie, de la mesquinerie, de l’égoïsme que son regard ouvert à la douleur finit toujours par déceler ? Que faire des autres quand ils réveillent celui qu’il ne voudrait pas être ?
Fermer les yeux peut-être… Se taire. Attendre que les ombres s’éloignent. Mieux : les étaler sur le papier. Les épingler comme des papillons morts.
Et reprendre son souffle en les voyant saisies, presque domptées.

Il y a dans un autre ensemble qui est aussi lui, un sourire et des mains d’enfant, une capacité à s’émerveiller d’un rien, d’une parole venue se ficher dans son cœur et qui distille le contraire du poison : un miel dans son sang agité. Alors son visage s’éclaire, ses paupières mi-closes laissent filtrer une gemme joyeuse, une tentation d’espoir. Là encore, il peut se taire, faire de la place à l’embellie qui passe, tenter de la retenir. Et là encore il lui faudra écrire, dire la beauté et l’ivresse, suivre le papillon dans la fragile splendeur de son vol.

Ferrari est ce funambule qui déambule lentement entre plume et plomb. Les bras écartés, il saisit au passage tous les mondes qu’il traverse, les ramène au-dedans de lui, et comme la vie est grosse de la mort, c’est plein de ce qui le réjouit et de ce qui le tue qu’il se pose parfois, le temps de déposer son beau fardeau de mots.

Carole Zalberg, 2001

Où j’ai laissé mon âme, Actes Sud, 2010, Prix France Télévisions, Prix Poncetton de la SGDL pour l’ensemble de l’œuvre

Un dieu un animal, roman,  Actes Sud, 2009. Lire la critique et l’entretien là.

Balco Atlantico, roman, Actes Sud, 2008

Dans le secret, roman, Actes Sud, 2007

Aleph Zéro, roman, Albiana, 2002

Variétés de la mort, nouvelles, Albiana, 2001

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Anne Fontaine

Anne Fontaine : « offrir, dit-elle. »

Anne Fontaine
Anne Fontaine

C’est d’abord son regard qui frappe : incandescent quand il caresse les artistes qu’elle donne à voir ou à entendre ; protecteur lorsqu’elle le réserve à « ses » auteurs – avec des attentions plus précises pour les timides, les douloureux ; épanoui quand, sourire aux lèvres, elle le promène d’un invité à l’autre, fière – c’est évident – des rencontres qu’elle sent se dessiner, des projets frémissant déjà ça et là.
On découvre plus tard que ce regard plonge ses racines dans un désir ancien et vital, celui d’être « dans » l’art, et dans un monde ou les livres en particulier sont tout à la fois le décor, l’air qu’on respire, l’énergie à laquelle on carbure et le but vers lequel on tend.
Au commencement, Anne était libraire, voulait qu’on lise et qu’on se presse autour des mots, vivait avec Laurent qui partageait cette envie, ce besoin. Puis Anne rencontra Nicolas Rey. Ce jeune homme-là, qu’on ne présente pas, qui était déjà « dans » les livres, nageant parmi les écrivains et ceux qui font et défont cet univers avec le panache d’une raie Manta, aida Anne à sauter le pas, à matérialiser sa vision : elle allait faire éclore une culture vivante, un salon littéraire d’aujourd’hui, où l’on vient comme à la maison se frotter à la beauté, se laisser traverser d’émotions et d’enthousiasme et d’où l’on repart un peu plus riche, un peu plus heureux d’appartenir à l’espèce qui possède les mots et sait qu’elle va mourir.
Après quelques soirées plus ou moins improvisées dans le grand appartement des Fontaine, l’association Tzig’anne voit le jour. Les amis qui la fondent se posent, réfléchissent à la façon de la décliner. Ils tracent chemins et passerelles pour mieux déployer leur volonté de faire connaître. Naît ainsi Sculptérature, un événement magique mélangeant comme dans un chaudron de sorcière quatre femmes sculpteurs, quatre auteurs et quatre comédiens. Chacun des auteurs écrit un texte inspiré d’une des sculptures et dit par l’un des comédiens lors d’une soirée-spectacle. On y contemple en même temps les sculptures elles-mêmes ; et les quatre créatrices découvrent en symbiose avec l’assistance ces mots que leur œuvre a permis de façonner… C’est bouleversant : de l’art vivant qui touche jusqu’aux os.
Anne est donc à l’origine de ces instants de grâce. Elle en est la grande prêtresse au pas léger, à la présence douce ; elle est surtout une mère universelle qui nourrit de vraie bonne chère autant que de frissons sachant percer la chair et se lover au creux du ventre. C’est qu’elle porte justement, et emporte dans tout ce qu’elle fait, le souvenir d’une longue douleur et le projet d’un texte, le sien cette fois, qui dira la fracture dans sa vie d’avant.
Anne écrit donc, aussi, et parce que cette brûlure est là, cette lumière crue qu’elle jette sur son passé dans l’avancée encore secrète de son récit, elle sait mieux que personne réchauffer nos existences souvent glacées par d’autres, serait-ce le temps d’une mauvaise histoire.

2002

Et depuis?

Après avoir tenu pendant 10 ans le salon littéraire évoqué dans ce portrait,  Anne Fontaine a créé en 2004 l’association « Pour la Littérature » dont le but est de promouvoir la littérature française. Ainsi, trois recueils collectifs de nouvelles ont été publiés grâce à un partenariat avec les éditions Gallimard : « Vu de la Lune », « Des nouvelles de La Fontaine », « Mots pour maux » ; des déjeuners littéraires ont  également vu le jour au sein des banques françaises (UBS, LCL, Banque Transatlantique…). De son côté, le Centre National du Livre fait appel à APL pour monter des cycles de conférences (Débat sur la francophonie et l’identité littéraire, Le livre aux prises avec la Toile etc.)

Février 2009 : naissance d’Anne Fontaine Projets Littéraires (AFPL)

AFPL est une entreprise qui a pour objet de créer ou de collaborer à des projets littéraires et culturels en France et à l’étranger afin d’encourager la promotion des écrivains français.

Organisation d’évènements, rencontres, débats, lectures, commandes de textes littéraires pour les entreprises ou pour le domaine de l’art, aide à l’adaptation cinématographique et théâtrale de romans français, recherche de mécènes, voyages d’auteurs.

Désormais, l’association « Pour la Littérature » reste exclusivement concentrée sur la mise en œuvre des recueils collectifs de nouvelles en partenariat avec les éditions Gallimard.

Contact AFPL

Anne Fontaine

193, rue de l’Université

75007 Paris

Anne.fontaine25@wanadoo.fr

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Anne Roumanoff

Anne Roumanoff : singulièrement plurielle

Anne Roumanoff

Anne Roumanoff

C’est inscrit en elle et dans chacun des chapitres de son histoire : Anne n’appartient jamais tout à fait à un ici aux frontières précises, rassurantes. Et cela remonte bien au-delà d’une enfance qu’on a envie de dépeindre en empruntant les mots de Carson McCullers à propos de sa Franckie Adams : « Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde ».

Il est vrai que le destin semble prendre un malin plaisir à brouiller les cartes de cette famille-là. Il y a la grand-mère maternelle, juive marocaine qui rompt les amarres et quitte Fez pour s’en aller épouser un catholique Bordelais. Il y a le grand-père paternel juif russe, qui fait vivre en France et plutôt mal que bien, un journal destiné à ses compatriotes. Il y a le propre père d’Anne, qui pendant la guerre et alors qu’il n’est qu’un enfant, doit se cacher de longues années et apprendre un catéchisme qui ne lui est rien, qu’il faut juste brandir comme un bouclier… Et pour finir, il y a ce couple inclassable que forment ses parents : s’ils se sont connus sur les bancs d’Hec et de Sciences Pô, contexte assez banalement bourgeois quoique plus brillant que la moyenne, Papa et Maman Roumanoff devaient assez vite rencontrer un gourou à l’occasion d’un voyage en Inde et intégrer, à vie, le cercle restreint de ses disciples occidentaux. Demeurerait ensuite, contre vents et marées sociales ou économiques, ce curieux cocktail de traditions et d’esprit libertaire, de racines profondes et lointaines qui donnent aux cimes des envies d’envol. Difficile de savoir, face à ce paysage éclaté qu’offrent la légende et le vécu familiaux, à quel relief s’accrocher pour grandir, quel miroir interroger pour cerner qui l’on est. On pourrait envier la petite Anne, qui a découvert l’Inde à l’âge ou la plupart des enfants s’inventent des jungles dans le square du quartier. Mais voilà : elle ne se plaît pas dans cet exotisme au jour le jour. Elle se prend donc à rêver très tôt de banalité, d’une identité qui n’aurait rien de remarquable mais serait vraiment ce qu’elle laisse entendre : l’identique de ces autres qu’Anne voudrait tant rejoindre. Parce que la plupart des enfants de sa classe ont des parents divorcés, Anne souhaite de toutes ses forces que les siens se séparent. Elle se pâme devant le catéchisme et, à l’avenant, devant tout ce qui rassemble et fait se ressembler. Commence ainsi une longue suite de tâtonnements vestimentaires. En écoutant Anne raconter, dans une énumération hilarante, les variations de sa garde-robe d’alors, on pourrait, à défaut d’en tirer des conclusions sur sa personnalité, retracer l’histoire de la mode adolescente dans les années 80. Mais ses looks ne sont qu’une succession de déguisements auxquels elle finit toujours par renoncer ; parce qu’ils sont à ce point fabriqués, déplacés même, qu’ils l’exposent davantage au lieu de l’aider à se fondre dans le tout qu’elle convoite. Car c’est sa peau qui ne lui va pas. Comme si elle se sentait flotter dans ses contours. Ce sentiment, on le retrouve dans sa perception inquiète du confort matériel. Ses parents étant passés assez brusquement du dénuement à la quasi-fortune, être « à l’aise » ne lui semble jamais ni réel ni durable. Pas plus que l’endroit où l’on vit, puisque, depuis des générations et dans les deux branches de la famille, on a dû souvent changer de mode et de lieux d’existence.

Pourtant, à l’occasion d’une réunion de famille, justement, Anne pose pour la première fois le pied sur une terre qu’elle sent aussitôt sienne, qu’elle peut revendiquer avec la force de l’évidence. Un ami de ses parents fait devant elle une imitation de Louis Jouvet et voilà que la petite Anne, alors âgée de 12 ans et demi – le souvenir possède la précision de ceux qui marquent – compose une Sylvie Joly plus vraie que nature. Elle est la première surprise de cette prestation improvisée. Mais elle fait rire tout le monde et c’est un plaisir auquel elle n’aura de cesse de regoûter. A la rentrée suivante, elle s’inscrit seule au Cours Simon et fréquentera différents cours de théâtre jusqu’à 21 ans. Entre-temps, ses études, à vocation, là encore, essentiellement sécurisante, la mènent jusqu’à Science Pô où elle bute à nouveau sur cette incapacité à se sentir « membre de ». Qu’à cela ne tienne, elle forge son esprit d’analyse et d’observation, laisse aussi se creuser des failles qui la rendront juste assez perméable à celles des autres, futurs sujets de ses sketches jamais dénués de tendresse. Comme si elle disait ainsi le respect et la gratitude qu’elle éprouve à pouvoir être ceux qu’elle croise, qui l’inspirent volontairement ou non. Sans doute les remercie-t-elle, à sa façon, d’avoir pu emprunter quelques instants leur enveloppe. Toutefois, durant ces premières années d’apprentissage de la scène, les sketches ne sont pas à l’ordre du jour. A l’immense frustration d’Anne, ils sont jugés « hors théâtre » par le tout puissant professeur de son cours d’art dramatique. Une histoire de club et d’appartenance, une fois de plus. Volontaire, tenaillée aussi par la peur de manquer, Anne trime dur et sur tous les fronts, peine encore à trouver sa place, rebondissant en vain de concours en concours.

Après un ultime échec, à 20 ans et demi – toujours cette précision du souvenir décisif –, nouveau déclic : elle part au club med pour l’été, bien décidée à tester ces fameux sketches qui n’ont jamais cessé de couver. Le succès est immédiat et jouissif. De retour à Paris, elle trouve le courage de les présenter à nouveau à son cours et après une querelle de principe avec le professeur, reçoit enfin sa bénédiction assortie d’une exhortation à travailler dur. Cela, Anne sait faire. C’est même un besoin vital, pour ne pas laisser trop de place aux doutes qui s’acharnent à l’assaillir. A peine un an plus tard, elle fait La Classe, puis un spectacle aux Blanc Manteaux, jouant à guichets fermés durant 9 mois. La petite est lancée. Et elle peut enfin tirer de son ancienne souffrance à « ne pas en être » une force étonnante, une capacité illimitée à investir les personnages les plus variés. Puisqu’elle n’a jamais pu appartenir à aucune catégorie, elle les explorera toutes. Et ces tenues-là lui iront comme un gant, plus seconde peau que masques.
Que reste-t-il aujourd’hui, dans la femme épanouie, embellie, de l’enfant qui ne se sentait jamais à sa place ? Le doute, toujours, mais qui revient en vagues vivifiantes plutôt qu’en raz de marée. Une vulnérabilité face à la critique négative, vécue comme un rejet et donc un échec à s’intégrer. Ce talon d’Achille, on le devine, lui collera aux basques aussi loin que pourra l’emmener son succès. C’est ainsi quand, si longtemps, on ne s’est pas aimé. On a le cuir à la fois tanné et sensible aux coutures, là où douleurs, frustrations et manques ont provoqué des déchirures reprisées à force d’invention de soi. Persiste aussi une tendance drolatique à l’entre-deux : Anne, juive élevée par des athées sous influence, fréquente l’église et s’en trouve apaisée, lance ses prières d’avant-scène vers un Dieu très nettement chrétien avec un naturel désarmant. Plus universelles sont ses valeurs fondamentales : honnêteté, droiture, et une franchise un peu handicapante quand le milieu dans lequel son métier la fait évoluer cultive plutôt le sourire hypocrite, la diplomatie pragmatique.

Comme Anne, décidément, ne rentrera jamais dans une case, elle s’aventure également du côté des spiritualités parallèles : numérologie, voyance, feng shui, ont un rôle assumé dans la façon qu’elle a de mener sa vie. Et depuis peu, elle prend joliment ses marques là où on ne l’aurait pas forcément attendue: sur cette planète ouèbe qu’elle sait d’autant mieux épingler qu’elle la défriche avec toute son énergie, sa curiosité, ses agacements fertiles et, finalement, le bonheur de naviguer sur des eaux changeantes mais domptées.

Aujourd’hui, dans le quotidien d’Anne Roumanoff, il y a les étoiles et les nombres en plus d’une foi tranquille, le confort sans ostentation et le doute utile, le succès public et l’affection d’un entourage attentif et fier. Bref, il y a tout ce qu’on peut espérer d’une vie où l’on est parfaitement à sa place. Aujourd’hui, parce qu’elle sait si bien incarner nos petites misères et nos grandes déroutes, tous ceux qui approchent La Roumanoff la sentent de leur monde, quel qu’il soit. Belle revanche pour celle qui redoutait plus que tout de n’être membre de rien.
Carole Zalberg; novembre 2001

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Le site d’Anne Roumanoff

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Yann Dugain

Yann Dugain : L’être-peinture

Yann Dugain

Yann Dugain

On se gardera de traîner trop longtemps à portée des pinceaux de Yann Dugain si l’on ne veut pas finir enduit d’une épaisse couche de peinture, compulsivement transformé en œuvre au même titre que les bidons, supports, pots et autres pantins de bois qui habitent son atelier. Car son rêve est clair et affiché : un monde envahi par la peinture. Mieux : un monde qui ne serait que peinture en tant que matière, couleur et langage.
Il l’avoue volontiers, une obsession, une question récurrente guide son travail depuis toujours : qu’est-ce que la peinture, au-delà de l’acte de peindre ? L’idéal, pour percer enfin ce secret qui toujours se dérobe serait d’être la peinture même. « J’aimerais qu’au lieu de mots, ma bouche émette des jets multicolores » ose Yann Dugain, qui éprouve une gêne à parler des couleurs et par conséquent, de son oeuvre. Pour lui la couleur se vit, se voit, se sent, se mangerait presque mais ne se dit pas.
Certes, Dugain n’est pas de ceux qui imposent, insistent, qui forcent les événements ou les mains. L’homme est un modeste qui ne s’évertue pas à plaire, qui ne veut rien avoir à faire pour convaincre. Chercherait-on à convaincre de désirer ? Non, cette émotion là s’impose ou ne sera pas. Pudique aussi dans son occupation du monde, il est attentif aux signes, au sens des noms et des lieux. Il raconte, l’œil pétillant de malice, comment il est passé d’un mécène habitant Lille (auquel il renonça quand il ne se sentit décidément plus en accord avec les valeurs de l’homme) à la plus belle galerie de L’Ile – il marque une pause – de la Réunion. Là comme partout où il accepte de laisser une véritable empreinte, il a répondu à l’appel d’un ami, croisé autrefois sur un autre chemin.
C’est vrai qu’il suit plutôt qu’il ne les provoque les moments de bonne fortune, les voies royales qui parfois s’ouvrent devant ses pas. Et parce que Yann l’anti-mondain n’est pas avare d’échanges authentiques, il semblerait qu’il y ait toujours quelqu’un pour se souvenir de lui, un chaînon humain pour faire le lien entre l’artiste provisoirement isolé à l’intérieur de son œuvre et tel beau projet collectif, telle exposition prestigieuse en bonne compagnie. Toujours sa place y paraît naturelle, les tableaux de Yann se donnant à voir sans qu’il soit jamais besoin d’argumenter, de théoriser.
Toute l’œuvre de Dugain possède cette générosité, cette légèreté prise très au sérieux qui est comme l’attention joviale d’un hôte. Face à ses toiles ou à ses objets et compositions, qui sont autant de fenêtres sur sa pensée intime, sur ses doutes, ses envies, ses évidences aussi, on ne se sent pas étranger sur le palier ; parce que tout invite le regard à pénétrer sans frapper, on se sait bienvenu dans un monde en couleurs où l’énergie le dispute à la tendresse, ou des références digérées font un trait d’union entre le parcours personnel de l’artiste et la grande trajectoire de l’art.
Yann aborde son œuvre avec, en modèle intérieur, rien de moins que l’univers, ou tout fait partie de tout, ou chaque élément est une composante d’un autre, à l’infini. Dès lors, une boîte peinte peut autant se regarder comme telle que comme l’un des fragments d’un paysage d’objets immortalisé par l’objectif, avant d’être défait, réarrangé, de revivre sous une autre forme, de raconter une autre histoire. La boîte devient alors une parole dans une pièce en perpétuelle mutation.
Pour approcher encore cet absolu du tout peinture, l’espace est habillé de ce que Dugain appelle ses fonds chiffons, morceaux de tissu maculés de pigments qui sont à la fois le passé des œuvres et leur présent quand ils deviennent l’arrière-plan d’une installation, le ciel coloré d’un cliché où dansent des bonshommes gouachés autour d’une cafetière-totem. Dugain a la création ludique, joyeuse même, et s’il ne dédaigne pas un certain engagement qui consiste surtout a plonger dans le courant pour le détourner, à saisir la tendance afin de mieux la brouiller, quand il pose un concept, le clin d’œil n’est jamais loin. Yann est par exemple l’inventeur de l’Amazone jaune, à la fois titre d’œuvre et d’approche qui voulait être le féminin du Cavalier Bleu, puis théoricien du Cônisme, qu’il décrit encore, dans un sourire hésitant entre jubilation et distance amusée, comme le versant féminin du cubisme. Mais cet hommage du berger à la bergère n’a rien d’un canular. Le peintre, avec cette idée, a vraiment touché du pinceau sa vérité, sa définition du monde.
Et soudain, à travers son regard, on comprend que, oui, tout peut être cône : le fond de l’œil et le ventre des femmes, notre perception de l’espace et le circuit des particules, et puis, tenez, les bras grands ouverts, les jambes prêtes à l’étreinte, le cou venant s’enchâsser dans le buste, et le buste à son tour… Et si tout n’est pas cône, tout peut s’y ramener. Ainsi ces Belles des Iles qu’on attendrait le visage plein, les formes rondes : des triangles, des angles pointus qui composent des personnages à la sensualité piquante plutôt qu’indolente.
On ne peut se défaire de l’idée que Yann Dugain lorsqu’il peint se délecte à chercher, musarde sans contrainte. Peut-être est-ce parce il est le fils d’un homme qui déjà rêvait de peinture mais ne s’autorisait que la reproduction fidèle, la perfection technique sans l’étincelle de l’invention. Dugain père, qui s’installait dehors pour copier des cartes postales, ne soufflait surtout pas sur les braises qui palpitaient en lui, confectionnait des plats forcément froids dont le petit Yann humait les parfums, convoitait les ingrédients. L’année de ses douze ans, il reçut une boîte de peinture et pu réinterpréter librement les vieilles recettes avant d’en créer d’inédites et plus surprenantes.
On est déjà ici dans le hasard heureux, l’instant apparemment anodin qui est en fait la première pierre sur la voie de toute une existence. En effet, ce que Yann Dugain exprime avec ses pinceaux, il aurait pu aussi bien le faire naître d’un pincement de cordes, de quelque frottement subtile et audacieux. Guitariste de jazz depuis l’enfance, il a vis-à-vis de la peinture une approche-sœur : partir d’un thème et improviser jusqu’au point d’équilibre, jusqu’à l’évidence de l’harmonie. Introduire dans une ligne imposée, les notes ou les formes de l’imaginaire, faire vivre le rêve qui vibre au bout des doigts.
Et peut-être atteindre enfin ce paradis de l’artiste où les frontières entre le créateur et son œuvre s’effacent. Porter partout la couleur comme la bonne parole, habité par une pensée magique : être peinture.

(c) Yann Dugain

(c) Yann Dugain

Le site du peintre

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Les yeux noirs

Les musiciens voyageurs

Les Yeux Noirs

Les Yeux Noirs

On commence par être rivé à son siège d’émotion, profondément bouleversé et surpris de l’être autant. A tel point qu’on éprouve quelque peine à applaudir à la fin du premier morceau. Comme si l’on se trouvait en présence d’un phénomène vaguement sacré, projeté au cœur d’un tourbillon magique que l’on craint de dissiper si l’on exprime un contentement trop terrestre.
Et pourtant, n’est-elle pas terrestre cette musique, n’est-elle pas troublante? Elle déborde de chair; elle est tissée d’amour et de rire, ciselée de chagrin et d’errance. Ceux qui l’exécutent semblent à la fois s’abandonner à la plus totale légèreté et transmettre, avec un instinct superbe, la tragédie de l’homme blessé. On les écoute, on les regarde et peu à peu, des images prennent forme, venues d’on ne sait quel recoin de nos mémoires.
C’est un mariage qui illumine le soir blanc de neige d’un village lointain.
C’est un enfant que l’on endort contre son sein en murmurant une berceuse trop triste.
Ce sont des hommes qui se retrouvent et qui jouent comme on échangerait des histoires drôles et tendres.
C’est un peuple qui toujours s’en va, emportant son histoire et ses notes.
C’est un témoignage aussi, qui a traversé le temps… Par quel miracle deux jeunes gens d’aujourd’hui, deux violonistes virtuoses et frères jusqu’au bout de leur archet, ont-ils su redécouvrir, recréer même, l’alchimie d’une musique qui est un récit autant qu’une sonorité? Peut-être grâce à cette belle complicité si évidente qui les unit eux, et chacun de ceux qui sont sur scène.

On les écoute, on les regarde se regarder, et l’on sait qu’ils ont réinventé l’âme de ces chansons, leur essence. On sait qu’ils ont raison lorsqu’ils vagabondent entre une joie explosive et la sobriété la plus pure, la plus douloureuse. On sait que cela devait déjà être ainsi, il y a tant et tant d’années.
Les minutes s’égrènent trop vite en compagnie de ces musiciens voyageurs, de ces chanteurs un peu sorciers. A mesure que les voix et les notes virevoltent ou se lamentent, on est de plus en plus ému, mais on se surprend bientôt à sourire, à battre du pied, à fredonner des airs dont on croyait ignorer l’existence. Bref, on manifeste ouvertement son bonheur d’être là.
Même quand les larmes affluent, même quand on tremble, le sourire demeure une fois pour toutes accroché aux lèvres, de gratitude.

Illustration : Maurice Maréchal pour l’album Balamouk. Le site des Yeux Noirs

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Simon Crescioni

Simon Crescioni : Le voyageur aux mains bleues

Simon Crescioni

Simon Crescioni

Instant magique : Simon peint. Dans la galerie Bassoul où ses dernières oeuvres étaient exposées, il a fait asseoir un ami aux moustaches anachroniques, et parce qu’il ne peut rester longtemps sans toucher aux couleurs, il se lance dans un portrait improvisé. En quelques mots, il façonne la physionomie de l’homme et fixe sur la toile des expressions furtives qui se superposent. On voit se faire et se défaire les lignes du visage, pour qu’enfin, au détour d’un mouvement du pinceau, apparaisse la personnalité du modèle et avec elle, l’émotion.
Lorsque l’on demande à Simon Crescioni d’où lui vient ce bleu si particulier, il s’en tire par une pirouette : « il y a probablement eu un jour où je n’avais plus d’autres couleurs! » Mais son demi-sourire en raconte bien plus. Muet, il révèle ce que l’on découvrira peu à peu en pénétrant l’univers du peintre. Ce bleu, c’est le bleu du Cap, celui des toits de Luri dont il est originaire, celui des roches escarpées et de la mer, celui de la végétation éreintée par le vent. Bleu reflet, bleu lumière, bleu-blues d’un homme qui voue une passion à son île mais ne parvient pas à y vivre. Il y revient toujours, s’y abreuve de ses nuances et de ses rythmes qu’il a retrouvés et peints en Afrique. L’île a pour l’artiste la couleur bleue d’un paradis infernal.
Ce voyageur avoue ne parler qu’une seule langue : celle des couleurs. Entre ses états d’âme et ses états d’art, pas d’intermédiaires inutiles. Les mains et leurs instruments – de grossiers pinceaux – expriment directement les sentiments du peintre. C’est pour cela que Simon parle si peu de lui. Il préfère se livrer par petites touches en faisant les honneurs de sa maison, de son atelier, des amis-personnages qui peuplent sa vie.
La maison, petite, vieille et rassurante, révèle des trésors d’Afrique et de Corse mêlés. Des signes de richesse intérieure : souvenirs, meubles anciens et émouvants d’usure, toiles et aquarelles-témoins des phases du passé. Quelque chose, dans l’harmonie du décor, dans les traces indélébiles de bonheur partagé, évoque, à la limite de la douleur, la présence d’une femme… ou plutôt son absence.
L’épouse de Simon, muse et enfant tout à la fois, arrachée à ces lieux à 37 ans, par un cancer inacceptable.
C’est peut-être en manière de deuil – et non pour se protéger d’un soleil qu’il adore – que Simon garde désormais ses volets à demi clos. Comme des paupières pudiquement baissées sur un regard qui dit trop franchement la souffrance; comme pour retenir le plus longtemps possible les parfums et les images d’elle…
L’atelier, lui, célèbre le règne de la lumière. Ici, dans un écrin d’arbres, on chasse les ombres et l’on entretient un endroit de plaisir. Les chaises longues africaines côtoient le chevalet encroûté de peinture, le sofa pour les visiteurs et les palettes qui disséminent leur épaisse couche de couleurs au gré de la pièce et des humeurs de Simon. Sur les murs, deux superbes nus bleus et lascifs. Et derrière un lourd rideau, des dizaines et des dizaines de toiles accumulées au fil des ans. Autour de ce décor : des gens. les amis de toujours ou de l’instant, qui s’arrêtent pour partager un repas, un café, l’occasion de sortir un service en céramique… bleu, superbe et irrégulier, l’oeuvre de Simon.
Des jeunes de la région viennent aux nouvelles, fascinés par la fantaisie, la « différence » de leur hôte. Ou décidés à s’essayer aux arts, à la céramique par exemple, grâce au four que Simon a installé dans son garage. La journée voit défiler tout un monde-mosaïque que l’on retrouvera au hasard des tableaux.
L’absence, l’amour trop vite perdu qui se lisent dans les profondes rides du peintre trouvent un sens avec le mouvement qu’il crée autour de lui, comme un pied de nez au vide. Et l’on n’est pas surpris d’apprendre qu’il a désormais l’intention de peindre des personnages. Exclusivement.
Le voyageur aux mains bleues a fini de parcourir des pays de soleil. Ce sont aujourd’hui des visages qui peuplent ses jours et ses toiles.

Paru dans Kyrn Magazine le 21 juillet 1989

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Hénia Zalberg

Pour l’amour du ciel

Maman : Hénia Zalberg

Maman : Hénia Zalberg

Pour l’amour du ciel, Hénia a su inventer un langage unique, de matière charnelle et crue, d’ors mouvants. Face à la toile – dont la blancheur, loin d’étaler devant ses yeux un drapeaux de paix, lui lance son irrésistible défi – elle livre toutes les guerres.
Bientôt, dans les reliefs de la bataille, on lira les nuances de son âme. Couteau en main – son arme et sa voix -, les couleurs recouvrant d’un épais désordre sa palette hors d’âge, elle gagne peu à peu sur le vide, force la vie dans le désert.
Se dessinent alors des cités profondes, infinies, des paysages qu’on la jalouse d’avoir su voir ainsi, des formes qui n’appartiennent qu’à son univers de violence contenue et de douceur douloureuse, des blessures aussi, qui déversent leur flamboyance de pigments provocateurs ; et le ciel, partout, toujours, au-dessus et en dessous des mers, en-deçà et au-delà des terres, en transparences et en opacités. On y plonge, on s’y noie, et l’on sait que seulement à la lumière de ce ciel-là, qu’elle porte en elle et qu’elle nous offre en mille et une variations, l’artiste respire. Le regard et le souffle, à l’issue de cette rencontre se découvrent changés à jamais . Nos paysages, intérieurs au moins, auront désormais quelque chose des siens.

Pour l’amour du ciel d’Hénia, on reviendra se perdre ici, dans ce déchaînement. Et l’on aura encore le bonheur de se retrouver, ailleurs…
article lié : « Je vous présente la mère »

(c) Hénia Zalberg

(c) Hénia Zalberg

Galerie d’Hénia

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Stephan Shayevitz

Stephan Shayevitz

Stephan Shayevitz

Stephan Shayevitz

Il fut architecte à Toulouse avant de comprendre qu’il avait toujours été peintre. Il bâtit des logements en Afrique avant de revenir, dans certaines de ses sculptures, à un art Nègre trempé dans sa sensibilité de juif ashkénaze. Il crut vouloir faire les Beaux-arts avant d’animer, avec l’un de ses anciens professeurs, une Académie des Arts Plastiques à contre-courant des enseignements en vogue : on y faisait l’apprentissage de la technique pour avoir les moyens de sa créativité.
Sa deuxième vie a débuté il y a quelques années lorsqu’il gagna la capitale et percha son grand atelier blanc tout en haut d’un immeuble désaffecté de Pantin. Il y habite depuis avec ses créations, exposées en permanence comme autant de repères de son évolution.
En toile de fond ou au tout premier plan, il n’a jamais cessé de réfléchir à la place du judaïsme dont il est une sorte de conteur en images, gentiment critique et tendrement vigilant ; protecteur aussi. Quelque chose dans son discours, dans son hospitalité tranquille, laisse penser qu’il a dû partager les enthousiasmes et les révoltes de sa génération.
Aujourd’hui, le cap de la quarantaine franchi, il a remisé la plupart de ses certitudes. Mais il n’a pas pour autant fait taire ses indignations, ni décidé de fermer les yeux sur un siècle qui tourne à grand fracas la page de son histoire.
Alors, ce barbu chaleureux a mis l’humanité dans son œuvre. L’humanité dans ce qu’elle a de plus insondable, de plus terrible et de plus merveilleux.
Tout est dit à travers des corps tantôt livrés au rythme de la prière, tantôt repliés sur le mystère d’une naissance prochaine. Tout revient à des formes toujours courbées, en défense, en méditation, en attente fébrile ou en simple abandon.
On est, dans l’atelier du peintre, face à une fresque morcelée : chaque phase créative vient compléter le regard que Shayevitz porte sur le monde ; chaque période reprend et enrichit une réflexion qui découle de l’exécution. Car Stéphan est d’abord et avant tout voué au plaisir de peindre et de sculpter, à la jouissance d’une création qui sait s’appuyer sans s’abîmer sur une technique parfaitement maîtrisée.
L’interprétation ne vient qu’ensuite, mais pour le spectateur-palpeur, (ici on a le droit de toucher à pleines mains les corps noueux des femmes de bronze ou les figures déchirées des  » masques « ), le fil conducteur se déroule aisément : l’Homme selon Shayevitz est double. Il vogue de la mémoire au quotidien le plus trivial, oscille entre l’exhibition et le repli sur soi, hésite entre la méfiance et l’espoir, vacille sous les assauts de la douleur et se réchauffe aux moindres rayons d’un bonheur trop chichement compté.
Cette dualité, c’est peut-être dans le travail sur la maternité qu’elle s’exprime de la façon la plus simple, la plus émouvante aussi. Sur la toile, les presque-mères ont le corps droit et le visage serein, mais la lumière est jetée sur elles comme une impudeur ; et les hommes qui les accompagnent les côtoient sans les comprendre, les touchent sans les atteindre. Les tout juste-mères, elles, semblent s’être rabattues par défaut sur leur petit. Au gré des sculptures, pourtant, si quelques futures mamans semblent attendre l’événement avec un vague ennui et parfois ployer tout entières sous le poids d’une souffrance indicible, d’autres couvent leur état avec jubilation. Orteils déployés et plus ronds que des grelots, formes largement offertes pour affirmer qu’enfanter n’est pas cesser de désirer ni de s’offrir, patines d’une douceur qui caresse le regard, ou violentes comme le plaisir sait l’être, ces mères-là, même enroulées sur leur chair habitée, explosent de leur secret, rient sans fin de leur état de grâce. La courbe de leur nuque a beau offrir l’image même de la vulnérabilité, il émane de leur dos vallonné une étonnante force, un pouvoir. Sans doute est-ce dû à cette vie qui se prépare, à cette évidence absolue qu’est la maternité. Il existe aussi sur ces visages qui se dérobent, une étrange tension ; la volonté, peut-être, de capter le moindre frémissement, le plus petit battement survenant au-dedans d’elles.
Est-ce là, précisément, qu’apparaît le lien entre ces corps nus – ceux en tout cas qui sont d’une nudité si crue qu’elle est dépourvue de toute sensualité autre que symbolique – et les toiles plus anciennes qui donnent à voir une Jérusalem à la frontière des temps ? On y retrouve ce mélange de réalisme quant au sujet – la communauté juive orthodoxe – et de détournement audacieux des couleurs et des lumières. Ici les corps sont presque toujours représentés de dos, penchés, la nuque en va-et-vient ; ils laissent parfois leur ombre longue et pâle sur le Mur. Ici, encore, la souffrance se lit dans les mouvements incantatoires de ces hommes de foi. Ici, enfin, la force et la paix se dégagent de la continuité des pratiques, de la transmission d’une infinie sagesse ; comme un baume sur les plaies à jamais béantes d’un peuple.

© Stephan Shayevitz

On peut choisir de prendre un bain de soleil bleu-orange, en pénétrant dans la salle consacrée à la période du même nom. Shayevitz y a mis en scène des couples livrés à un corps-à-corps qui est l’amour autant que la guerre. C’est à la fois d’une grande rigueur d’exécution, et d’une fraîcheur qui tient probablement au contraste entre ce jeu de formes – sensuelles, celles-là, malgré le carcan géométrique – et le travail plus  » pesant  » sur la tradition juive ou sur la Shoa. On pense à un tout petit enfant qui porte encore la trace des larmes de son dernier chagrin, et qui, déjà, rit au éclats… L’artiste, cependant, qui toujours questionne son époque et ses racines, n’opte pas sans état d’âme pour la jubilation pure. Alors même qu’on l’imagine gambadant joyeusement dans les couleurs les plus réjouissantes, il forge des visages doubles qui racontent, une fois de plus, la déchirure de l’Homme ; il façonne des moitiés désassorties et creuses et l’on y voit un témoignage inquiet de la fin d’un monde. A travers son regard on assiste à l’avènement d’un nouvel âge qui n’a pas encore de trait, juste des fractures.
Mais c’est finalement dans ses réalisations les plus récentes que Shayevitz s’est tout entier incarné ?
Côté peintures les plis et les replis des châles de prière captivent et transmettent le judaïsme rêvé du peintre une parole qui se déploie et évolue sans entraves. La facture, nettement moins narrative a gagné en personnalité. Comme si le peintre avait réinventé une certaine abstraction : une figuration recadrée pour mettre au jour un autre sens, un autre éclairage.
Côté sculptures, une danseuse alanguie dessine une arabesque, un personnage – homme, femme, enfant ? – berce gaiement une thora dans son giron, une femme pulpeuse et massive attend, ouverte et partagée entre l’impatience et l’appréhension… Une joie non béate domine l’ensemble.
Entré en peinture comme on remettrait les pieds sur sa terre natale, Shayevitz dit, a propos de son ancien métier, qu’il se résume à la recherche de la  » meilleure synthèse des contraintes « . Il semblerait, au vu de ses dernières oeuvres, qu’il a réalisé la meilleure synthèse de ses libertés intérieures.

1998

http://www.shayevitz.com/

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De toutes les façons, de Sandrine Rotil-Tiefenbach

DE TOUTES LES FAÇONS

« De toutes les façons, il n’y a que deux possibilités », pense-t-elle. Elle a quatre ans. « Soit Dieu existe, soit Dieu n’existe pas. » Et dans le sable, juste à l’endroit où on peut dessiner dedans, là où vont et viennent les vagues, elle fait des cœurs. Ce sont ses offrandes à Dieu. Et, quand le cœur a été complètement effacé par l’écume, c’est que Dieu l’a bien reçu. Dans le cas où Dieu n’existe pas, eh bien, il ne l’aura pas reçu et elle ne se sera pas trop fatiguée.

Sarah Torawak arrive en retard au bureau tous les matins. Au bout de six mois d’embauche, excédée, la direction lui avait décalé son horaire d’une demi-heure. Du coup, elle avait décalé son retard également d’une demi-heure. Elle ne l’avait absolument pas fait exprès.

Elle sort de la classe. Il faut passer par la cour de l’école maternelle pour aller dans la cour des grands. Elle a huit ans. Elle est bien contente d’avoir huit ans. D’abord, un huit, c’est le plus joli chiffre entre tous. Bouclé. Ininterrompu. C’est comme quand elle dessine un cygne, d’un seul trait, sans lever le stylo, et que son père est tellement fier d’elle. En fait, elle décolle le bic une fois. Une seule. À la fin. Pour faire l’œil. Elle a huit ans et elle est drôlement contente d’exister. Elle se dit « si je n’existais pas, je ne saurais même pas la chance que j’ai perdue. » Elle pense à ceux qui se suicident. Elle ne pourra jamais faire une chose pareille. Non. Jamais ! Elle se demande comment ça fait quand on est tellement malheureux, tellement malheureux, qu’on en arrive à faire exprès de mourir. Aussi, quand on est une femme et qu’on veut avoir un enfant, ça fait très mal le moment où il sort du ventre, par le zinzin. « Je crois que moi, je n’aurai jamais de bébé. » Elle pense à sa mère, qui l’a fait pour elle, et décide que rien que pour ça, il faut toujours aimer très fort sa maman.

Elle écrit avec ses doigts. La gestuelle panachée, les yeux scotchés à l’écran des mots qu’elle met au monde à la vitesse du claquement de dents d’un piège de braconnier. Résidus de conscience. Ou d’inconscience. Jamais-nés ressuscités. Nourrissons gluants comme des tampax usagers frais. Et puis, au bout de quelques minutes, pas beaucoup, dix peut-être, elle stoppe. Elle stoppe tout. Et elle les regarde. Ça dure longtemps comme ça. Un paquet de cigarettes. Aérer la pièce. Elle sauvegarde. Pour dire. Et puis elle arrête l’ordinateur. Il s’éteint dans un râle. La nuit tombe derrière la fenêtre. On ne crie pas la bouche pleine.

Palpitations. Son enfance retombe en pluie. Éparse dans ses cheveux. Odeur d’orange. Le jus du fruit est clair dans le plat de l’assiette. Pâle. Mêlé d’eau. Elle a quatre ans. C’est la première colonie de vacances et c’est le matin. L’orange dans le réfectoire. Cette odeur sucrailleuse. Doucette. Ils préparent un spectacle, avec de la musique et des marionnettes. Mais pas elle. Elle est trop petite. Juste les autres. Il y a la grande, dans la salle où ils préparent tout, qui fait répéter ses marionnettes, la sorcière, et Annabelle, la petite fille perdue. Elle n’a jamais connu de nom si beau que celui d’Annabelle. Elle ne savait même pas qu’il existait. Elle regarde les traces du pinceau sur les couleurs de la forêt. Et Annabelle crie : « Non ! Non ! » parce que la sorcière la poursuit, et sa voix est tordue, monstrueuse. « Tu la fais drôlement bien, la sorcière », elle dit à la grande. La grande lui sourit. Elle sait bien pourquoi. C’est parce qu’elle est petite que les gens lui sourient. Juste pour ça.

Là est tout le malheur. C’est dans la rue que naissent les plus belles phrases. Elles brillent quelques secondes pour celui, seul, qui les invente, le temps d’englober du regard quelques vitrines, de bousculer un passant. Le tangible réside là-haut, derrière les immeubles, au fond d’un ciel de ville. Et puis elles meurent, s’en retournent simplement, poussées, happées, écrasées sous les bottes au coin d’une brasserie où on ne s’est pas arrêté, et dont on ne goûtera pas la bière.

Dehors, c’est plein de petits cailloux. Jusque très loin. Est-ce un vieux rêve ou un vrai souvenir ? Peut-être bien qu’elle mélange un peu les deux. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’il y avait l’odeur de l’orange et les cailloux par terre dehors. Lisses. Blancs. Pailletés. Il fallait marcher. Longtemps. Les autres allaient toujours plus vite qu’elle. Elle leur demandait sans cesse si ça allait être encore long. On lui répondait à chaque fois qu’on était presque arrivé. Mais après, c’était encore plus long.

Sarah Torawak s’énerve. S’il vous plaît, les autres, soyez gentils. Ne restez pas derrière mon dos. Elle jette son mégot dans un coin, sur sa gauche. Même pas éteint. Parcelle d’éternité. C’est ici que tout se termine. Et c’est ici que tout commence. Sur ce zinc. Dans cette chope. Tout commence ici, dans une vieille édition des Contes d’Andersen, au creux des bulles d’une Grimbergen.

Le soir du spectacle, ils faisaient Le Lac des cygnes. Donc, elle attendait de voir des cygnes. Mais ce sont des lumières qui vinrent. Profondes. Avec des fumées dans les zones sombres. Les danseuses étaient figées quand les premières notes s’élevèrent. Une fillette en tutu blanc, à peine plus grande qu’elle, est apparue, a zigzagué, gracieuse, entre elles, ses pieds frêles sautillant au sol. Elle s’approcha de la danseuse au centre de la scène, immobile, en tailleur, recroquevillée dans ses bras, et ôta le voile qui la recouvrait. Alors, doucement, la danseuse a monté ses poignets, en faisant des choses très belles avec ses mains, comme si elle allait s’envoler. Puis, d’un seul coup, elle était debout, et les autres jeunes filles qui l’entouraient sortirent à leur tour de leur immobilité, et le ballet commença. Alors elle a plongé dans les projecteurs, dans les tulles mauves de leurs mouvements magiques. Il lui semble que c’est là, juste là, qu’elle est devenue une princesse.

Paris, 2000

Sandrine Rotil-Tiefenbach