Mon journal de l'écrivain dans Libération

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Journal de l’écrivain pour Libération du 18 avril 2009

MA TRIBU A BALI

Par Carole Zalberg

Départs

Au courrier ce matin : les exemplaires coréens des Mémoires d’un arbre, mon premier roman, épuisé en France. Joli hasard du calendrier, ce soir je suis dans un avion, en route pour Bali via… Séoul.

La diversion était bienvenue. Voyager léger m’est impossible. Je ne parle pas des bagages. Ce poids-là est facile à maîtriser. A chaque départ un peu conséquent, hommage ou névrose, j’embarque mes fantômes. Aujourd’hui je m’envole pour des vacances avec ma tribu. Je devrais seulement jubiler. Mais il en va toujours ainsi : je vois, en négatif de ma joie, ma mère qui suit sa propre mère de gare en gare à travers l’Europe au seuil de la guerre. J’imagine sa peur d’autant plus informe qu’on ne lui explique pas ce qu’on fuit. L’image appartient au passé mais elle m’enchaîne à tous ceux qui un jour entament ces périples en quête d’une ultime poche d’air ; ne rêvant pas de richesse mais d’une pause peut-être dans la répétition des gestes de la survie. Et tant pis s’il faut s’entasser sur des camions cloqués de poussière ou tenter l’évasion par la mer et ses dangers, tant pis si à peine arrivé on est pris et au mieux renvoyé d’où l’on est si péniblement venu. On recommencera.

Je suis issue de cette énergie qu’on dit « du désespoir » mais qui est l’espoir même ; à ce point irréductible qu’hier comme aujourd’hui aucun échec, aucun récit d’arrestations féroces ou indifférentes, de clandestins noyés pour faire du vide et empocher un maigre magot, de corps trouvés raides dans les trains d’atterrissage n’en viendra jamais à bout.

A côté de moi, mon fils aîné regarde un film sur le petit écran aux trésors face à lui. A quelques rangés derrière nous, le reste de la troupe dort ou profite aussi des divertissements encastrés. Nous ne fuyons rien, nous ; avons juste serré les dents le temps du décollage. Me reste l’épreuve de l’atterrissage : je n’aime pas le retour au sol, cette brutalité. Mais tout ira bien. J’adresse à mes courageux fantômes une ultime pensée avant de céder au sommeil.

Dimanche

Journée passée entre avions et aéroports. Cinq heures de transit à Séoul. Cinq heures pour quitter nos peaux grisâtres de Parisiens, goûter l’incroyable paix, déjà, sur les lits de salons de relaxation qu’en France on réserverait aux plus privilégiés des privilégiés. Se reposer, ici, faire un peu silence, est aussi évident et nécessaire que boire ou manger. J’observe mes enfants, leur trop plein d’énergie face à cette aspiration quasi rituelle à se poser. Je souris. Le dépaysement a commencé.

Il se poursuit avec le repas aux allures de jeu : nouilles brunes à tremper dans le bouillon après l’avoir enrichi d’épices et de légumes ciselés, gigantesques tempuras de feuilles qui doivent aussi prendre un bain de sauce pour être meilleurs à croquer.

Chaque met se savoure d’abord du regard, se mélange, se transforme au gré des audaces. Autour de la table, non plus trois mais cinq gosses réjouis jusqu’aux yeux. Nous sommes ailleurs, même dans ce restaurant d’un aéroport international.

J’écris dans un dernier avion, qui nous fera arriver très tard, presque au petit matin. De toute façon, avec le décalage et l’attente, nous ne savons plus si nous sommes aujourd’hui ou demain. Je garde ma montre à l’heure française avec l’impression de dérouler un long fil resté noué à Paris. J’ignore pourquoi cette idée me ravit. Enfant, j’ai habité longtemps au seizième étage d’une tour. Ma sœur et moi adorions accrocher des ciseaux à une bobine et les laisser doucement descendre. L’instant du contact avec le sol alors qu’à l’autre bout nous tenions toujours, et ferme, pouvions décider de les remonter, de les faire danser ou osciller, était indescriptible. Je me rappelle un plaisir que je sais aujourd’hui semblable à l’ivresse. C’était d’être reliées de si loin, sans doute, et aussi de pouvoir influer sur le sort des ciseaux. Communication et pouvoir, entêtant cocktail.

Lundi

Arrivée rocambolesque la veille : les amis que nous rejoignions s’étaient emmêlés dans les dates et ne nous attendaient que la nuit suivante. A la villa, un autre de leurs hôtes dormait dans le salon et une fois passés l’étonnement et la confusion du réveil en sursaut – il était quatre heures du matin – a pu au moins nous indiquer nos chambres. Les enfants, pas déconcertés pour deux sous, ont annexé la piscine et y sont restés jusqu’à l’aube et le chant des coqs tandis qu’entre chaleur et air glacé de la clim’ nous tentions d’engranger quelques heures de sommeil. Ce matin, surprise et excuses en cascade autour du petit déjeuner de fruits frais : ananas, papaye, pastèque – une fête quand en France on n’est pas encore sorti des pommes et des oranges. Puis bains paresseux dans une eau si chaude que seule sa caresse, plus veloutée, diffère de celle de l’air.

Bali fidèle à elle-même sous nos yeux rougis par la chaleur et l’insomnie. De mon premier séjour dans l’île j’avais conservé le souvenir d’un lieu fort, de ceux qui vous transforment durablement. Les Balinais parlent volontiers de leurs croyances, de leur vision du monde. Ils le font sans prosélytisme mais avec passion. Cela donnait d’interminables conversations dans nos anglais plus ou moins subtils. Je finissais toujours par leur envier leurs convictions si profondes, si chevillées qu’ils n’avaient pas besoin de les défendre. Simplement de les déployer pour nous, telle une autre de leurs offrandes.

Essence

Cet après-midi, dans les rizières traversées à pied, des gens de tous âges, qui s’arrêtent une seconde de travailler pour nous saluer. On songe, un peu honteux, que les demeures luxueuses « à la balinaise » accueillent seulement les touristes que nous sommes, on s’émeut de l’évidente pauvreté des allées qui les contournent et des petites maisons disséminées entre elles. Leurs occupants, ceux qu’à l’instant on a été tenté de plaindre, ne nous laissent pas passer sans un mot ou un regard encourageant. Ce sont eux qui nous sourient comme pour nous consoler.

Le soir, virée régressive en scooter pour aller dîner dans un warung à Séminiak. Cinq phares (nous sommes nombreux) se suivent en file indienne dans la nuit dense. Notre cortège se mêle au flot incessant des deux roues transportant souvent une famille entière et son chargement, enfile les routes cabossées et les chemins étroits bordés de décorations rituelles. Le vent rafraîchit enfin. J’ai quinze ans et je me serre contre mon amoureux.

Nuit écourtée par un chant splendide juste avant celui des coqs. J’ai d’abord cru à l’appel du muezzin, entendu la veille et qui prend, dans cette enclave hindouiste au milieu d’une Indonésie très majoritairement musulmane, un relief particulier. Mais avant le jour ? Et plus depuis ? Bali ne fait rien comme les autres alors, oui, sans doute. Peut-être que l’appel, ici, est réservé aux cérémonies. J’ai posé la question mais personne n’a pu m’éclairer. La religion et ses rites sont en tout cas au cœur de la vie Balinaise. On nous explique qu’avec la fréquence des offrandes, il est impossible d’aborder le travail avec un simple souci de rendement. Tout s’organise autour des temps de prière, des gestes à accomplir. Certains considèrent que c’est le meilleur garde-fou contre une course aveugle au profit. Ceux-là regrettent de voir la jeune génération rompre avec la tradition ou, du moins, la remettre en question. D’autres considèrent au contraire qu’elle est un frein au progrès et se laissent tenter par nos schémas. J’aurais tendance à m’en attrister mais je me garde de telles réactions touristocentrées. La vie n’est pas un musée et chacun s’invente comme il peut.

La grande affaire de nos journées est la répartition sur les scooters. Nos ados veulent conduire. Ils sont prudents mais novices et on hésite à leur confier les minots. Je monte, un peu méfiante, derrière mon aîné tout concentré et heureux. Au bout de quelques kilomètres, un mot de leur langue me vient en même temps que la détente : il gère. Je suis ébahie par sa maîtrise venue d’on ne sait où. A chaque fois que je suis témoin chez mes enfants de telles évolutions spontanées, quelque chose en moi est infiniment rassuré.

Vendredi

A neuf dans un mini van, nous tentons de rallier le nord de l’île en passant par les lacs. Mais d’abord, il faut s’extirper de Denpasar embouteillée. La rareté des panneaux nous oblige à demander dix fois notre chemin. On nous répond invariablement avec patience et sourire mais les indications se contredisent et je nous imagine condamnés à errer jusqu’à la fin des temps à travers cette ville sans charme. Dans une version moins pessimiste nous rentrons piteux à la villa quittée des heures plutôt en aventuriers.

Et puis c’est l’échappée. Les commerces de téléphonie mobile ou de pièces détachées cèdent la place aux petites échoppes de fruits et légumes. La végétation reprend le pas sur le béton. Je veux montrer aux enfants les mille variétés de fleurs et de fruits, me retourne et reste avec mon enthousiasme sur les bras tous se sont endormis. Il faudra attendre le déjeuner dans un restaurant surplombant la jungle pour que la splendeur les rattrape, qu’on l’a partage un peu. J’engrange : les adolescents trouvent souvent qu’on les fatigue avec la beauté du monde. Mais Bali a du répondant : en un après midi, on rencontrera des singes facétieux et gourmands, on se baignera aux pieds de cascades jumelles et on découvrira sur le chemin qui y mène café, cacao et vanille avant transformation. Le grand jeu.