Regarde les femmes douter
A propos de Une ardeur insensée, de Nathalie Azoulai*
Dans Mère agitée, son premier roman, paru en 2002, Nathalie Azoulai, tenait une chronique de la maternité débutante puis de son évolution. L’auteur, économe et minutieuse, fouillait les joies et les peines des relations mère/enfant, observait les doutes, les tiraillements, les paradoxes qui sont la texture même de cette relation, qui font sa fragilité et sa force. Inlassablement, elle allait voir dans les recoins, soulevait des tapis pour dénicher les pensées honteuses, décortiquait aussi les bonheurs, comme un enfant gratte une croute, supportant la douleur pour le plaisir de trouver la peau rose en dessous, de voir perler le sang.
Azoulai, depuis, n’a pas lâché sa loupe d’entomologiste. Les manifestations, paru en 2005, passait au crible une amitié à trois née au temps des grands engagements étudiants des années 80. L’auteur en profitait pour disséquer la question infiniment délicate et paradoxale, là encore, de l’identité juive. Cela donnait un roman riche et bouleversant, chacun des trois personnages étalant sous nos yeux souvent tentés de se fermer, nos propres contradictions, nos attentes et nos désillusions.
Avec Une Ardeur insensée, Azoulai ne déroge pas. Elle emboite cette fois le pas à Odile, pharmacienne quadra mariée à William, un chirurgien réputé. Ensemble ils ont eu de belles carrières, trois enfants et deux maisons. Tout semble parfaitement huilé dans cette famille affichant les divers attributs du bonheur bourgeois. Le temps s’écoule, en un équilibre d’autant plus éclatant qu’il contraste avec les failles et les malheurs des autres : Annick la belle-sœur au deuil envahissant, Claire et Julien, couple de vieux amis pharmaciens qui ont toujours lorgné sur la suprématie d’Odile et de son médecin de mari.
Vient pourtant un jour où Odile, sans trop savoir pourquoi, suit les conseils de Laurence, autre quadra pourtant jaugée et méprisée au premier coup d’oeil, et décide de prendre des cours particuliers de théâtre. Le grain de sable est dans la machine. Car devant Lewis, son brillant et peu aimable professeur, Odile est nue. Un escargot sans sa coquille de conventions et de certitudes. A mesure qu’elle se laisse dépouiller de tout ce qu’elle prenait jusque là pour ses fondamentaux, les lignes de son existence bougent, sa perception change. Odile apprend l’ambivalence et les masques, se laisse pénétrer par une vérité dangereuse : celle qui se cache derrière les vers de Tchekhov ou de Molière et que Lewis sait débusquer. Mais en s’ouvrant à cette nouvelle lecture du monde, en creusant loin en elle-même Odile s’éloigne inexorablement des siens.
Cette descente intérieure qui est aussi une renaissance, Azoulai la suit avec la précision crue, tranchante qui est sa manière. Qu’il s’agisse de maternité, thème récurrent chez elle, de sexualité ou du regard porté sur les autres, elle ne tourne pas autour des états d’âme de ses personnages mais s’y engouffre, en spéléologue aguerrie que suit la cohorte des lecteurs fascinés. Comme l’enseignement de Lewis, la progression n’est pas forcément aimable ni plaisante, mais on sort de cette lecture le regard plus affuté, la peau plus sensible aux frissons. Là est le plaisir.
©Carole Zalberg
* Nathalie Azoulai sera mon invitée le jeudi 7 janvier 2010 à la Terrasse de Gutenberg