Extrait
J’étais venue avec une amie. J’étais légère et malheureuse. Trop seule et gorgée d’hommes d’un soir. J’avais toujours cru choisir. J’étais libre, libre d’être le très beau souvenir d’une nuit unique dans la tête de mes amants. Mais à quoi me servait cette liberté qui m’éloignait chaque jour davantage du bonheur?
Avec les inconnus, cela commençait toujours par des regards, leurs regards sur moi. Je jouais à leur tourner le dos, à m’éloigner le plus possible; et même ainsi je pouvais sentir leur désir. Il accompagnait chacun de mes gestes. Je me laissais contaminer au fil de la nuit. Leur convoitise apprivoisait mon corps et mon visage. J’oubliais à quel point je me trouvais laide. J’aurais pu m’arrêter là; c’était immense. Mais je voulais occuper cette place à part dans leur mémoire. Je n’ai jamais pu résister à ce plaisir par anticipation. Etre celle dont l’époux se souviendra au plus fort de l’ennui, demeurer comme un îlot d’ardeur au milieu de sa vie monotone, un feu qu’il comparerait plus tard à la routine.
Avec ceux que je connaissais déjà, c’était le hasard… une proximité qui soudain nous tordait le ventre, la complicité des confidences nocturnes, deux blues qui faisaient des étincelles.
Après c’était toujours pareil. L’amour était sauvage et puissant. Les paroles rares. Le matin laid : yeux cernés, visages blêmes, corps crus et fatigués. Une seule envie, dormir lavée et vêtue; oublier l’amant.
Je suis venue avec une amie et je l’ai vu. J’ai regardé ses mains sur le piano. Je l’ai écouté. Dans sa voix, il y avait une douleur, la même que la mienne. Je l’ai écouté.
Beaucoup plus tard, mon amie s’est levée.
– Je rentre. Je te ramène?
Je n’ai pas répondu et elle est partie.
Plusieurs fois, il s’était arrêté de chanter. Un verre l’attendait au bar. Il en demandait un deuxième. Il connaissait tout le monde mais il avait l’air seul lui aussi. J’ai eu l’impression qu’il me regardait un peu.
A la fin, quelqu’un nous a présentés.
– Léa, tu connais Laurent?
– Depuis quelques heures oui; je sais qu’il chante et qu’il joue du piano. Il boit du whisky, beaucoup, et il n’est pas très gai. Ce soir, en tout cas.
Laurent a souri. Le piano-bar fermait et nous sommes allés nous asseoir un peu à l’écart pendant que les serveurs rangeaient la salle. Quelques habitués restaient accrochés au comptoir.
Il était français, lui aussi, mais je ne l’avais jamais vu avant parce qu’il revenait de l’autre bout du pays, qu’il avait exploré pendant plusieurs mois. Il m’a expliqué qu’il voyageait ainsi depuis des années. Dès que ses poches étaient de nouveau vides, il se produisait quelque temps dans des endroits comme celui-ci. Jusqu’à ce qu’il ait envie de contempler d’autres paysages.
– Tu as de la chance. Moi, pour vivre, je fais le ménage dans un hôtel. Et je trouve des cartes postales porno dans l’enveloppe des pourboires.
Il a fermé les yeux et il a eu l’air de souffrir. Il trouvait ça moche et je me suis sentie chez moi avec lui. C’était la première fois depuis longtemps. Depuis la mort de l’oncle Alain.
Il a fallu partir. Dehors, la lumière du matin, le bruit des vagues et celui de la circulation renaissante, tout cela nous a un peu assommés. Nous n’avons plus parlé pendant quelques minutes.
Il n’a rien demandé mais je me suis retrouvée chez lui. C’était une chambre sur la mer. Tout traînait. Les draps était jetés au pied du lit qui, au milieu du désordre, ressemblait à une île vierge. Je m’y suis allongée en lui tournant le dos. Je n’ai pas pensé, je ne m’attendais à rien. J’étais bien et triste à la fois. Je crois que c’était l’aube derrière la baie qui me rendait triste. J’ai fermé les yeux.
– Je vais faire du café.
Il avait une voix rauque assortie à son visage et au petit jour.
Au bout de quelques minutes, je l’ai entendu s’approcher et je me suis mise à trembler. J’avais peur de me désintégrer s’il me touchait. Mais non. J’ai seulement tremblé plus fort tandis qu’il parcourait du doigt toutes les zones offertes de ma peau.
– Tu es belle.
J’ai pensé que pour lui, oui, je pouvais décider d’être belle; je pouvais être ce qu’il cherchait.
Il m’a déshabillée très lentement, comme s’il avait peur de me blesser. Je n’ai pas fait un geste pour l’aider. J’étais un enfant secoué de fièvre.
Lorsque le dernier de mes vêtements a rejoint les draps sur le sol, je me suis retournée sans ouvrir les yeux mais j’ai su qu’il pleurait.
Nous ne nous étions pas encore embrassés. J’ai entendu ses habits tomber un à un puis il fut tout entier contre moi. Alors, j’ai pris son visage mouillé de larmes entre mes mains.
Ensuite, il n’y a pas de mots. Peut-être un combat humide et brûlant. Peut-être une danse douce et sauvage. Peut-être une musique, un orage, une douleur.
Le tremblement n’a pas cessé. Nous nous sommes endormis dans le bruit des vagues qui s’amplifiait.
Pour commander, sur le site de l’éditeur