« Feu pour feu » par Emmanuel Adely

soit, donc, un père qui sauve et amène son enfant ici, ce qu’on appelle, donc, un émigré et sa fille d’émigré qui n’a pas connu, elle, l’ailleurs dont ils viennent, et qui ne connaît que l’ici, donc, et ce qu’offre l’ici, l’accueil d’ici dans des barres de banlieue n’importe où autour des villes
soit, donc, un père, une fois la mauvaise chance advenue, qui raconte son départ, sa fuite, son arrivée, son (maigre) espoir, et, en chiasme, les dialogues de l’enfant et de ses amies jusqu’à la mauvaise chance qui advient.
soit, donc, à partir de ce qu’on appelle un fait divers, à partir de ce fait divers qui se reproduit, un livre, feu pour feu, comme on dirait dent pour dent
un incident qui devient incendie
et qui ravage

parce que
ça ravage parce que
la vie est stupide
c’est vraiment lamentable à quel point elle est stupide la vie et implacable et une fois que les choses sont faites eh bien les choses sont faites et on ne peut pas revenir en arrière et vraiment ça c’est vraiment c’est
d’arriver d’où on arrive pour finir comme on va finir alors qu’on pensait que ça ne pourrait pas être pire et d’ailleurs ça n’est pas pire ça ne peut pas être pire c’est juste différent c’est juste autre chose de
quand on a fui la basique violence quotidienne les massacres d’Afrique ou des Balkans en traversant les flammes et les mers avec son enfant sur le dos son enfant sa fille sur le dos pour lui offrir l’ici la paix d’ici le (maigre) espoir d’ici au moins la paix d’ici
et l’idée d’un avenir
et qu’il suffit d’un briquet d’un briquet jetable made in China au mauvais moment dans l’idée de l’enfant dans la rage de l’enfant pour
foutre le feu
ça rend
ça donne envie de
ça donne envie de se taper la tête contre les murs vraiment se taper le tête contre les murs
et de voir que ça se reproduit que ça continue oui ça continue ça n’arrête pas
la mauvaise chance ça ne s’arrête pas ça recommence

ça prend comme un incendie de forêt à partir d’une allumette ou d’un briquet c’est tout petit et puis ça prend très vite et ça ne s’arrête pas on sait depuis le début que la flamme lancée ne s’arrêtera pas et que ça détruira
tout
ça crépite tout du long après une ouverture magistrale – un souffle d’explosion – qui est naissance et annonce ou présage
de la mauvaise chance
et ils sont, ces feux, après, si sobres, si sobrement entretenus par la langue, qu’il faut les laisser couver en soi pour en sentir la puissance dévastatrice
irradier
par la langue oui, les langues, les deux langues, celle subtilement lyrique de cet homme, poétique, invraisemblablement intelligente (invraisemblablement en ce sens qu’enfin ne pas le faire parler autrement que par le prisme d’une pensée empathique), et celle trivialement sublime de l’enfant perdue, perdue par son père, perdue ici, perdue par l’ici, dans un schisme verbal irréconciliable

être l’autre, sans affect, dire l’autre, sans affect, énoncer sans possibilité de jugement, mettre le feu à la pensée de celui qui lit et la laisser brûler, se consumer, c’est ça, un livre, une littérature de l’ancrage/encrage, à la fois texte, et à la fois zoom sur l’aujourd’hui, qui part de l’incident le plus banal qui soit pour créer l’incendie nécessaire/indispensable de la pensée, alors qu’aujourd’hui, la semaine dernière, le réel c’est-à-dire ce qui arrive ce qui surgit, rejoint ce qu’on appelle la fiction, là à aubervilliers, là un fait divers stupide à aubervilliers, d’un côté, et de l’autre côté ce qu’on appelle la fiction, ici, un feu, un livre, qui dit la violence qu’on reçoit et la renvoie en boomerang, oeil pour œil

© Emmanuel Adely, dernier ouvrage paru La Très Bouleversante Confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté, éditions Inculte, 2014.

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