A défaut d’Amérique est à la fois le dernier tome de la Trilogie des Tombeaux et un très beau livre de Carole Zalberg.
C’est un livre étrange : on le commence dans un cimetière et on le quitte sur une renaissance, celle de Suzan. La vie a parfois des soubresauts, nous dit ce trajet d’écriture, parfois – on n’y peut rien – elle veut nous la faire à l’envers.
Entre ces deux étapes, on croise différents personnages, des bouts d’humains à la dérive qui bringuebalent leur siècle et leur pays – pour aller où ? Ce sont des fragments de monde sans cartographie d’ensemble.
Il y a l’Amérique de Suzan, celles des cabinets d’avocats, des palmiers, du jogging, et des douleurs masquées par le brillant d’une nouvelle maison où il est presque criminel de fumer une cigarette.
Il y a le Paris de l’exode, de la libération, avec de la poussière, des montres cassées. Un Paris où l’on crève de faim, mais où pourtant les filles sont belles – surtout Adèle dont la majesté écrase la misère.
Il y a la Pologne qui attend que les hommes rentrent de la guerre mais quand ils rentrent, ils sont cassés. Ils ne peuvent plus être des pères ni des époux.
Il y a l’Afrique du Sud dans un coin, qui conserve l’oracle d’une vieille tante en voie de racornissement dont on espère qu’elle nous dira quelle est la voie et d’où l’on vient.
Dans tous ces ces pays, il y a les persécutés, il y a ceux qui se battent, ceux qui vivent tout petit (dont on peut lister les réussites en 4 lignes « fille dévouée, travailleuse, sportive, études à Paris), ceux au contraire qui brûlent des rêves de géants.
Et ce que nous raconte Carole Zalberg c’est que l’exil n’est pas tant une question de géographie : c’est semble-t-il l’écart entre les attentes de quelqu’un et la réalité de l’évier de la cuisine.
C’est l’absence de l’être cher dont on n’a jamais cru qu’il allait mourir, qu’il allait partir. Le fils, la mère, le premier mari, toutes les familles d’A défaut d’Amérique sont amputées d’un membre.
Mais ça n’a pas non plus besoin d’être une tragédie : l’exil c’est aussi, tout simplement, quand la vie nous entraîne dans une direction inattendue. Alors on regarde s’éloigner au loin une côte faite de tout ce qu’on avait prévu, ce dont on avait rêvé, les visages de ceux sur qui on avait cru pouvoir compter toujours.
Tous les personnages de Carole Zalberg sont dans cet exil, c’est intérieurement aussi qu’ils émigrent, tantôt en abandonnant ce en quoi ils croyaient, tantôt au contraire en mettant le cap sur un nouveau sens.
C’est une petite douleur permanente qui travaille tout le monde au ventre – même ceux qui comme Adèle mentent avec le menton levé – c’est une question qui grignote « est-ce que je suis là où je veux vraiment être ? » et c’est ce qui relie tous les exilés de ce livre. « Rien ne fait taire la peur au fond de soi, rien ne colmate les brèches trop profondes, rien vraiment ne console. »
© Alice Zeniter, écrivain, dernier ouvrage paru « Jusque dans nos bras », Albin Michel, 2010
Texte de présentation de “A défaut d’Amérique” lu par Alice Zeniter le soir de la remise du prix à la Cité Nationale d’Histoire de l’Immigration, le 6 juin 2012.