Anne Roumanoff : singulièrement plurielle
C’est inscrit en elle et dans chacun des chapitres de son histoire : Anne n’appartient jamais tout à fait à un ici aux frontières précises, rassurantes. Et cela remonte bien au-delà d’une enfance qu’on a envie de dépeindre en empruntant les mots de Carson McCullers à propos de sa Franckie Adams : « Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde ».
Il est vrai que le destin semble prendre un malin plaisir à brouiller les cartes de cette famille-là. Il y a la grand-mère maternelle, juive marocaine qui rompt les amarres et quitte Fez pour s’en aller épouser un catholique Bordelais. Il y a le grand-père paternel juif russe, qui fait vivre en France et plutôt mal que bien, un journal destiné à ses compatriotes. Il y a le propre père d’Anne, qui pendant la guerre et alors qu’il n’est qu’un enfant, doit se cacher de longues années et apprendre un catéchisme qui ne lui est rien, qu’il faut juste brandir comme un bouclier… Et pour finir, il y a ce couple inclassable que forment ses parents : s’ils se sont connus sur les bancs d’Hec et de Sciences Pô, contexte assez banalement bourgeois quoique plus brillant que la moyenne, Papa et Maman Roumanoff devaient assez vite rencontrer un gourou à l’occasion d’un voyage en Inde et intégrer, à vie, le cercle restreint de ses disciples occidentaux. Demeurerait ensuite, contre vents et marées sociales ou économiques, ce curieux cocktail de traditions et d’esprit libertaire, de racines profondes et lointaines qui donnent aux cimes des envies d’envol. Difficile de savoir, face à ce paysage éclaté qu’offrent la légende et le vécu familiaux, à quel relief s’accrocher pour grandir, quel miroir interroger pour cerner qui l’on est. On pourrait envier la petite Anne, qui a découvert l’Inde à l’âge ou la plupart des enfants s’inventent des jungles dans le square du quartier. Mais voilà : elle ne se plaît pas dans cet exotisme au jour le jour. Elle se prend donc à rêver très tôt de banalité, d’une identité qui n’aurait rien de remarquable mais serait vraiment ce qu’elle laisse entendre : l’identique de ces autres qu’Anne voudrait tant rejoindre. Parce que la plupart des enfants de sa classe ont des parents divorcés, Anne souhaite de toutes ses forces que les siens se séparent. Elle se pâme devant le catéchisme et, à l’avenant, devant tout ce qui rassemble et fait se ressembler. Commence ainsi une longue suite de tâtonnements vestimentaires. En écoutant Anne raconter, dans une énumération hilarante, les variations de sa garde-robe d’alors, on pourrait, à défaut d’en tirer des conclusions sur sa personnalité, retracer l’histoire de la mode adolescente dans les années 80. Mais ses looks ne sont qu’une succession de déguisements auxquels elle finit toujours par renoncer ; parce qu’ils sont à ce point fabriqués, déplacés même, qu’ils l’exposent davantage au lieu de l’aider à se fondre dans le tout qu’elle convoite. Car c’est sa peau qui ne lui va pas. Comme si elle se sentait flotter dans ses contours. Ce sentiment, on le retrouve dans sa perception inquiète du confort matériel. Ses parents étant passés assez brusquement du dénuement à la quasi-fortune, être « à l’aise » ne lui semble jamais ni réel ni durable. Pas plus que l’endroit où l’on vit, puisque, depuis des générations et dans les deux branches de la famille, on a dû souvent changer de mode et de lieux d’existence.
Pourtant, à l’occasion d’une réunion de famille, justement, Anne pose pour la première fois le pied sur une terre qu’elle sent aussitôt sienne, qu’elle peut revendiquer avec la force de l’évidence. Un ami de ses parents fait devant elle une imitation de Louis Jouvet et voilà que la petite Anne, alors âgée de 12 ans et demi – le souvenir possède la précision de ceux qui marquent – compose une Sylvie Joly plus vraie que nature. Elle est la première surprise de cette prestation improvisée. Mais elle fait rire tout le monde et c’est un plaisir auquel elle n’aura de cesse de regoûter. A la rentrée suivante, elle s’inscrit seule au Cours Simon et fréquentera différents cours de théâtre jusqu’à 21 ans. Entre-temps, ses études, à vocation, là encore, essentiellement sécurisante, la mènent jusqu’à Science Pô où elle bute à nouveau sur cette incapacité à se sentir « membre de ». Qu’à cela ne tienne, elle forge son esprit d’analyse et d’observation, laisse aussi se creuser des failles qui la rendront juste assez perméable à celles des autres, futurs sujets de ses sketches jamais dénués de tendresse. Comme si elle disait ainsi le respect et la gratitude qu’elle éprouve à pouvoir être ceux qu’elle croise, qui l’inspirent volontairement ou non. Sans doute les remercie-t-elle, à sa façon, d’avoir pu emprunter quelques instants leur enveloppe. Toutefois, durant ces premières années d’apprentissage de la scène, les sketches ne sont pas à l’ordre du jour. A l’immense frustration d’Anne, ils sont jugés « hors théâtre » par le tout puissant professeur de son cours d’art dramatique. Une histoire de club et d’appartenance, une fois de plus. Volontaire, tenaillée aussi par la peur de manquer, Anne trime dur et sur tous les fronts, peine encore à trouver sa place, rebondissant en vain de concours en concours.
Après un ultime échec, à 20 ans et demi – toujours cette précision du souvenir décisif –, nouveau déclic : elle part au club med pour l’été, bien décidée à tester ces fameux sketches qui n’ont jamais cessé de couver. Le succès est immédiat et jouissif. De retour à Paris, elle trouve le courage de les présenter à nouveau à son cours et après une querelle de principe avec le professeur, reçoit enfin sa bénédiction assortie d’une exhortation à travailler dur. Cela, Anne sait faire. C’est même un besoin vital, pour ne pas laisser trop de place aux doutes qui s’acharnent à l’assaillir. A peine un an plus tard, elle fait La Classe, puis un spectacle aux Blanc Manteaux, jouant à guichets fermés durant 9 mois. La petite est lancée. Et elle peut enfin tirer de son ancienne souffrance à « ne pas en être » une force étonnante, une capacité illimitée à investir les personnages les plus variés. Puisqu’elle n’a jamais pu appartenir à aucune catégorie, elle les explorera toutes. Et ces tenues-là lui iront comme un gant, plus seconde peau que masques.
Que reste-t-il aujourd’hui, dans la femme épanouie, embellie, de l’enfant qui ne se sentait jamais à sa place ? Le doute, toujours, mais qui revient en vagues vivifiantes plutôt qu’en raz de marée. Une vulnérabilité face à la critique négative, vécue comme un rejet et donc un échec à s’intégrer. Ce talon d’Achille, on le devine, lui collera aux basques aussi loin que pourra l’emmener son succès. C’est ainsi quand, si longtemps, on ne s’est pas aimé. On a le cuir à la fois tanné et sensible aux coutures, là où douleurs, frustrations et manques ont provoqué des déchirures reprisées à force d’invention de soi. Persiste aussi une tendance drolatique à l’entre-deux : Anne, juive élevée par des athées sous influence, fréquente l’église et s’en trouve apaisée, lance ses prières d’avant-scène vers un Dieu très nettement chrétien avec un naturel désarmant. Plus universelles sont ses valeurs fondamentales : honnêteté, droiture, et une franchise un peu handicapante quand le milieu dans lequel son métier la fait évoluer cultive plutôt le sourire hypocrite, la diplomatie pragmatique.
Comme Anne, décidément, ne rentrera jamais dans une case, elle s’aventure également du côté des spiritualités parallèles : numérologie, voyance, feng shui, ont un rôle assumé dans la façon qu’elle a de mener sa vie. Et depuis peu, elle prend joliment ses marques là où on ne l’aurait pas forcément attendue: sur cette planète ouèbe qu’elle sait d’autant mieux épingler qu’elle la défriche avec toute son énergie, sa curiosité, ses agacements fertiles et, finalement, le bonheur de naviguer sur des eaux changeantes mais domptées.
Aujourd’hui, dans le quotidien d’Anne Roumanoff, il y a les étoiles et les nombres en plus d’une foi tranquille, le confort sans ostentation et le doute utile, le succès public et l’affection d’un entourage attentif et fier. Bref, il y a tout ce qu’on peut espérer d’une vie où l’on est parfaitement à sa place. Aujourd’hui, parce qu’elle sait si bien incarner nos petites misères et nos grandes déroutes, tous ceux qui approchent La Roumanoff la sentent de leur monde, quel qu’il soit. Belle revanche pour celle qui redoutait plus que tout de n’être membre de rien.
Carole Zalberg; novembre 2001