La part de l’autre
Trouver l’autre en soi et l’offrir en partage, telle est la démarche singulière que poursuit Pierrette Fleutiaux dans “Bonjour, Anne”. Elle l’avait inaugurée avec “Des phrases courtes ma chérie” et réitérée avec “La saison de mon contentement”. Dans le premier, il s’agissait de trouver la mère, ce que l’auteure avait reçu d’elle volontairement ou non et ce qui, d’elle, de son histoire, la constituait ; dans le second, à travers la candidature de Ségolène Royale à la présidentielle, Fleutiaux cherchait la femme emblématique, observait les avancées de sa condition et la persistance de ses contraintes. Au fil des pages infiniment délicates de “Bonjour, Anne”, l’auteure tente de revenir au plus près de celle qui fut à la fois son éditrice et son amie. L’une de ces rencontres rares qui changent ou renforcent la tonalité des vies.
Ecrivaine célèbre puis oubliée, infatigable voyageuse, femme engagée, Anne Philippe fut aussi l’épouse du grand comédien mort trop jeune, endeuillant durablement la France qui le vénérait. Mais ce n’est pas de cette Anne-là, la très publique veuve de, que Fleutiaux veut nous parler. Ce n’est pas à cette Anne qu’elle s’adresse, oscillant sans cesse entre tendresse et frustration, respect et impatience. A mesure qu’elle convoque ses souvenirs, qu’elle observe des photographies, qu’elle décrypte des phrases et des attitudes, Fleutiaux assemble le puzzle « d’Anne-la-sienne ». Celle qui en lui écrivant « j’aime » à propos de sa nouvelle, Histoire de la chauve-souris, l’a fit écrivain. Celle qui plus tard la reçut dans son bureau chez Julliard avec ce mélange d’attention, de simplicité et de grâce qui, semble-t-il, était sa manière, et lui révéla que vieillir ne signifiait pas nécessairement renoncer, restreindre ses élans et ses attentes. Anne-la-sienne, à travers ses écrits mais aussi dans sa façon d’être, avait cette capacité à inventer le monde, à relever au moyen de ses récits et de ses romans une cartographie précise des ombres et des lumières humaines. C’est ce qu’on apprend en lisant le texte vibrant de Pierrette Fleutiaux. Mieux, on sent la présence d’Anne Philippe, on voit se dessiner l’empreinte qu’elle a laissée dans la mémoire de l’écrivaine et qui l’accompagne encore aujourd’hui. On relie les points entre ce qu’était Anne-la-sienne et ce qu’est Fleutiaux : une toujours curieuse, une qui donne et qui écoute. Une qui entend.
A travers cet exercice de recueillement – un recueillement qui serait à la fois hommage et collecte – Pierrette Fleutiaux parle aussi de toutes les femmes et en parle à toutes les femmes. Celles d’hier qui ont su ou non s’affranchir des carcans, celles d’aujourd’hui qui pourraient être tentées de baisser la garde, celles de demain, pour qui l’on tremble un peu. Car si l’on a pu oublier en une ou deux décennies l’œuvre reconnue et célébrée d’Anne Philippe, qu’en sera-t-il des combats menés pour l’égalité ? Qu’en sera-t-il des libertés si douloureusement gagnées ? Une société qui ne sait pas se souvenir n’est-elle pas condamnée au recul, voire à la répétition du pire ?
On le voit, avec ce récit gracieux et intime, Pierrette Fleutiaux parvient une fois encore à ouvrir des brèches jusqu’à l’humain. Sans discours et sans sommations. A sa façon, qui tient du merveilleux.
Bonjour, Anne de Pierrette Fleutiaux, Actes Sud, 236p, 20€