A propos d’Une ardeur insensée, de Nathalie Azoulai

Regarde les femmes douter

A propos de Une ardeur insensée, de Nathalie Azoulai*

Dans Mère agitée, son premier roman, paru en 2002, Nathalie Azoulai, tenait une chronique de la maternité débutante puis de son évolution. L’auteur, économe et minutieuse, fouillait les joies et les peines des relations mère/enfant, observait les doutes, les tiraillements, les paradoxes qui sont la texture même de cette relation, qui font sa fragilité et sa force. Inlassablement, elle allait voir dans les recoins, soulevait des tapis pour dénicher les pensées honteuses, décortiquait aussi les bonheurs, comme un enfant gratte une croute, supportant la douleur pour le plaisir de trouver la peau rose en dessous, de voir perler le sang.
Azoulai, depuis, n’a pas lâché sa loupe d’entomologiste. Les manifestations, paru en 2005, passait au crible une amitié à trois née au temps des grands engagements étudiants des années 80. L’auteur en profitait pour disséquer la question infiniment délicate et paradoxale, là encore, de l’identité juive. Cela donnait un roman riche et bouleversant, chacun des trois personnages étalant sous nos yeux souvent tentés de se fermer, nos propres contradictions, nos attentes et nos désillusions.
Avec Une Ardeur insensée, Azoulai ne déroge pas. Elle emboite cette fois  le pas à Odile, pharmacienne quadra mariée à William, un chirurgien réputé.  Ensemble ils ont eu de belles carrières, trois enfants et deux maisons. Tout semble parfaitement huilé dans cette famille affichant les divers attributs du bonheur bourgeois. Le temps s’écoule, en un équilibre d’autant plus éclatant qu’il contraste avec les failles et les malheurs des autres : Annick la belle-sœur au deuil envahissant, Claire et Julien, couple de vieux amis pharmaciens qui ont toujours lorgné sur la suprématie d’Odile et de son médecin de mari.
Vient pourtant un jour où Odile, sans trop savoir pourquoi,  suit les conseils de Laurence, autre quadra pourtant jaugée et méprisée au premier coup d’oeil, et décide de prendre des cours particuliers de théâtre. Le grain de sable est dans la machine. Car devant Lewis, son brillant et peu aimable professeur, Odile est nue.  Un escargot sans sa coquille de conventions et de certitudes. A mesure qu’elle se laisse dépouiller de tout ce qu’elle prenait jusque là pour ses fondamentaux, les lignes de son existence bougent, sa perception change. Odile apprend l’ambivalence et les masques, se laisse pénétrer par une vérité dangereuse : celle qui se cache derrière les vers de Tchekhov ou de Molière  et que Lewis sait débusquer. Mais en s’ouvrant à cette nouvelle lecture du monde, en creusant loin en elle-même Odile s’éloigne inexorablement des siens.
Cette descente intérieure qui est aussi une renaissance, Azoulai la suit avec la précision crue, tranchante qui est sa manière. Qu’il s’agisse de maternité, thème récurrent chez elle, de sexualité ou du regard porté sur les autres, elle ne tourne pas autour des états d’âme de ses personnages mais s’y engouffre, en spéléologue aguerrie que suit la cohorte des lecteurs fascinés. Comme l’enseignement de Lewis, la progression n’est pas forcément aimable ni plaisante, mais on sort de cette lecture le regard plus affuté, la peau plus sensible aux frissons. Là est le plaisir.

©Carole Zalberg

* Nathalie Azoulai sera mon invitée le jeudi 7 janvier 2010 à la Terrasse de Gutenberg

A propos d’Efina, de Noëlle Revaz

A propos d’Efina, de Noëlle Revaz.

La romancière s’amuse

Dans Rapport aux bêtes, son premier roman, publié il y a sept ans, Noëlle Revaz avait inventé une langue pour dire un lien frustre, violent entre un paysan de nulle part en particulier et sa femme, Vulve. Ce prénom, à lui seul, dans le monologue terrible et hilarant du mari, nous cognait à chaque apparition.  Avec Efina, l’invention porte moins sur les mots eux-mêmes que sur la manière de mener cette histoire d’amour et d’illusion.

Impossible de raconter le pas de deux dans lequel Revaz engage Efina et T., ses personnages. Seul se laisse saisir le point de départ non pas de la relation mais, en quelque sorte, de sa réactivation. Efina voit jouer T. Lui revient alors le souvenir vague mais l’impression forte d’une lettre envoyée autrefois par l’acteur encore jeune homme.  On ne connaîtra ni le contenu de cette lettre ni le nom de T. Mais le programme de ces deux êtres est déclenché, le poison et la douceur de leur lien commence à se répandre à cet instant là, où Efina voit T., ne le reconnaît pas mais sait de nouveau qu’il lui a écrit. D’autres lettres seront rédigées, avec froideur ou frénésie, envoyées ou non, sincères ou mensongères, voulant caresser ou piquer, qu’importe : avec elles c’est l’histoire qui se tisse, Efina et T. se tenant chacun à un bout du métier et, au-dessus d’eux, Revaz, maîtresse du temps, du ton, des couleurs, chorégraphe jamais à cours de trouvailles pour nous garder captifs du ballet qu’elle crée.

Et l’on sent le plaisir que prend la romancière à installer ses pistes puis, dans la même phrase, parfois, à nous égarer. Ainsi croit-on avoir enfin saisi le caractère de l’un ou de l’autre, se laisse-t-on aller à imaginer des péripéties, un dénouement , que Revaz aussitôt reprend ses billes, les mélange, relance le récit, déplaçant à loisir ses personnages sur l’échiquier des sentiments.  Ils passent ainsi, et plus d’une fois, par les cases mariage, enfant, travail, mais rien ne semble s’ancrer en eux ni les ancrer eux au monde où il leur faut pourtant bien exister. Chacun flotte à sa façon. T. Pour se lester doit faire son plein de rôles : dire les mots des autres et, le temps de les héberger, en être densifié. En dehors de ça, T. ne se sent pas. Il confie ses contours  aux bons soins d’épouses successives qu’il s’empresse de tromper. T. est en effet le champion de la fugue, le roi de la trahison ; toujours cette manie de flotter. Efina, pour s’arrimer, promène des chiens interchangeables, essaie des maris, des styles, des occupations, élève un enfant, source de joie puis d’encombrement. Elle aussi joue, en fait,  mais sans jouir de la bénédiction des planches.  Et l’un et l’autre s’écrivent, comme on lancerait des grappins sur une paroi abrupte.  C’est ainsi qu’ils parviennent à ne pas disparaître dans le vide au-dessus duquel les promène Revaz non sans cruauté.

Il y a quelque chose de cauchemardesque dans ces êtres imprécis, échappant sans cesse à la définition, trempés dans un bain qui n’est pas le quotidien mais peut-être sa décomposition – frontières de lieu et de temps abolies pour mieux en montrer les effets et les dégâts. Car il est finalement beaucoup question du corps qui change et lâche dans Efina. Il est question du désarroi face à ce qu’aucun lien ne peut empêcher : vieillir jusqu’au cimetière, « la maison des oiseaux ».

Efina, Noëlle Revaz, Gallimard, 2009

Article paru dans Le magazine des livres de décembre 2009

A propos de Ce que je sais de Vera Candida, de Véronique Ovaldé

A propos de Ce que je sais de Vera Candida, de Véronique Ovaldé

L’invention de la vérité

Le titre du dernier roman de Véronique Ovaldé est celui d’une transmission annoncée.  L’auteure va nous confier ce qu’elle sait de Vera Candida. C’est à la fois modeste et péremptoire puisque de ces limites il faudra se contenter. Réserves et injonction  dans un même mouvement gracieux. Quel privilège aussi! On sera changé. On sera dépositaire des vies offertes par Ovaldé ; d’une vérité, donc. Et Dieu sait que c’est précieux, ça, la vérité, surtout lorsqu’il est question d’amour et de fatalité.

On s’en doute, ce n’est pas à force de réalisme qu’Ovaldé l’illusionniste montrera cette vérité même si tout est d’une justesse à rire et à pleurer dans ce roman dont la forme et la saveur évoquent un oignon rose : doux, piquant, composé de registres superposés, des pelures autonomes, mais à travers lesquelles ont peut croquer jusqu’au  goût le plus profond, le plus persistant.

La couche supérieure, immédiate, est la pellicule translucide du conte. L’époque y est à la fois contemporaine et intemporelle, les anachronismes, du coup, n’en étant pas mais des motifs nécessaires au récit ; la géographie  y est aussi précise (odeurs, textures, bruits, animaux et végétaux convoqués en nombre pour la camper) que fantasmée (chacun y retrouvera son village exotique et déserté, son continent sensuel et violent); les personnages des compositions charnelles et volatiles, abruptes et merveilleuses.

A l’abri de cette aile chatoyante – et comme irisée par ses brillances – se déploie la trame elle-même : ce que sait Ovaldé, donc, de Vera Candida, Violette et Rose Bustamente, trois générations de filles-mères tenues par la honte et ses secrets, maudites peut-être mais fières et puissantes au point de faire plier le destin pourtant acharné. Autour de ces trois-là, l’habituelle et poignante constellation des femmes malmenées, étonnamment déterminées à vivre, chair à viols de tous ordres. Les rares hommes à peupler cet univers sont de pauvres bourreaux trompant leur faiblesse dans l’excès, souillant avec frénésie pour crever leurs propre abcès de honte enfouie, pour partager leur inconsolable chagrin d’enfants délaissés. S’il existe un héros, il est forcément abîmé et c’est contre ses failles que la dureté des femmes méfiantes peut lentement s’émousser.

Sous ces deux épaisseurs réussissant ensemble le miracle de la légèreté – phrases qui respirent, palpitent, vivent leur propre vie, rythme si maîtrisé qu’il se confond avec la respiration du lecteur, sourires naissant de la surprise ou d’un heureux attendrissement, portée quasi magique des images – la Grande Histoire peut s’inviter. Percent ainsi quelques figures horrifiques et crédibles du nazisme ainsi que les cris de leurs victimes. En soulevant telles des cloques la peau fine du conte, elles font une brûlure qu’on n’attendait pas. Car Ovaldé, on l’a vu, ne restitue pas la vérité (dans ce cas, on s’en protègerait, on aborderait la lecture toutes défenses dehors). Elle l’invente, la mitonne avec ses mots de fée, sa poésie puisée à la sève des êtres et des choses, son regard tendre et aiguisé. C’est le poison et l’antidote dans une seule potion enivrante, têtue. C’est heureusement un baume, aussi, comme l’est toujours la justesse.

Ce que je sais de Vera Candida, Véronique Ovaldé, Editions de l’Olivier

Véronique Ovaldé sera mon invitée le 4 février 2010 à la librairie La Terrasse de Gutenberg.

Une version plus courte de cet article est paru dans le Service Littéraire d’octobre sous le titre :  Poison et antidote.

A propos de Vers la douceur, de François Bégaudeau

A propos de Vers la douceur, de François Bégaudeau (qui sera mon invité le 11 juin 2009 à la Terrasse de Gutenberg; lectures par l’auteur et la comédienne et metteur en scène Cécile Backès)

Vous me conjuguerez  « vivre » au présent compliqué

Il ne fait pas dans le joli, Bégaudeau.

Nulle démonstration paysagiste dans ses phrases cadencées à l’oreille, composées comme on le dirait d’une stimulante salade d’été : sens et sons justement dosés pour former une symphonie non pas du réel mais de son écho. Et parce qu’il ne fait pas dans le joli, la beauté de son roman, logée dans la précision des images, la vitalité du rire et l’émotion sourde, brutale, même, dont la lecture est ponctuée,  se déploie avec d’autant plus de force qu’on ne l’attend pas.

Roman de trentenaires, nous dit-on. Chronique d’un désordre amoureux qui serait celui d’aujourd’hui.  Jules, journaliste sportif et vagabond du sentiment, recense, en vrac et sans embellissements, coucheries heureuses ou aussi peu satisfaisantes qu’un dialogue de sourds,  alliances et ruptures, trahisons et déceptions en tous genres.  Au coin de l’œil de Jules, l’actu, toujours. Plus qu’un arrière-plan à des pérégrinations contemporaines.  Le monde en mouvements, en formation et déformations ; dans lequel il faut bien le vivre le désir. S’en débrouiller.

Pour y parvenir, chacun sa route. Jules tente, cherche, rêve la paix et se réveille en sursaut : tout reste à faire pour enfin se poser. Peu importe, puisque c’est ainsi qu’il est vivant. Gilles couve sa dépression comme une poule ses œufs. Le connard adopte la panoplie complète du connard et dans ce déguisement se sent à l’abri. Cathy cultive la lucidité avec des soins de jardinier : à regarder d’avance les hommes la quitter elle en est moins blessée. Elle se l’était bien dit que celui-là aussi finirait par ne plus voir que son gros cul. Elle n’est donc ni trahie ni déçue.  Fabrice, Jeanne, Sophie, Bulle, tous avancent ainsi en funambules au dessus du vide où doit s’inventer leur vie. Tous sauf Flup et son prénom d’extraterrestre ou de dauphin gentil à faire fondre. Pour le jeune homme à qui l’on prête volontiers la grâce de ceux sur qui glisse la laideur, vivre consiste certes à embrasser le monde, mais littéralement.  Ce sublime farfelu qui offre à ses amis sa fragilité et leur donne ainsi l’impression d’être forts et utiles ne connaît qu’une forme d’élan : l’abandon, aux êtres et aux choses, à la poésie fugace des villes, à la saveur unique de l’instant présent.

C’est en le suivant, en collant à sa roue, qu’on ira vers la douceur.

Chronique également en ligne sur www.decitre.fr

A propos de Petit déjeuner avec Mick Jagger, de Nathalie Kuperman

A propos de Petit déjeuner avec Mick Jagger, Nathalie Kuperman, L’Olivier, 2008.

La possibilité de Mick

Les romans de Nathalie Kuperman me font penser à ce qui guette de l’autre côté du mur quand on habite en haut d’une tour : la menace du vide. Cette menace est constante mais il faut se pencher par la fenêtre pour en percevoir la réalité. De la même manière,  Petit déjeuner avec Mick Jagger recèle mille dangers,  s’ouvre sur quantité de souffrances et de cris, mais si l’on veut les saisir,  il faudra  en quelque sorte traverser les phrases précises de Kuperman jusqu’à cet espace où plus rien n’est sûr ; il faudra accepter de suivre l’auteur dans un monde  où réel et imaginaire sont les fils tissés très serrés d’une trame unique ; il faudra renoncer à les démêler, ces fils, puisque dans leur enchevêtrement ils sont la matière même du récit et sa beauté ; il faudra accepter le vertige.

C’est alors seulement qu’on se tiendra avec émotion parmi les ombres qui hantent ce court roman aussi faussement léger que les précédents. On sentira l’absence floue d’une mère, sa folie jamais nommée, on assistera, empli d’une inutile rage, au viol subi par la narratrice à  huit ans,  on constatera la fuite du père dont les paroles d’amour ne parviennent pas à remplacer l’amour lui-même, qui serait d’être là pour son enfant. On saura qu’on est remonté à l’origine des maux quand on verra se diffuser le poison de la persécution.  Témoin ou conteuse,  Kuperman  écrit très précisément ces ombres et cela suffit à notre douleur.

Bienheureusement, Mick nous est donné.  Il est notre refuge autant que celui de Nathalie. Ses chansons des repères, une collection commune et vibrante à laquelle puiser pour se divertir et exulter. Aucune autre rock star n’aurait fait l’affaire. Il fallait Jagger et son hypersexualité qui, par un de ces miracles paradoxaux dont l’auteur a le secret, lave des souillures  et rachète tous les hommes ou presque. Il est un ange gardien déglingué qui oublie souvent de veiller. Un héros très imparfait rendant moins criante l’imperfection des êtres chers.  Il est l’expression même de la solitude et son antidote : l’imaginaire, l’invention d’une vie désirable. Il est l’écriture, donc, qui tient en vie tout en nous séparant du monde.

© Carole Zalberg

Je recevrai Nathalie Kuperman le jeudi 7 mai à 19h30 à la libraire La Terrasse de Gutenberg (cf la rubrique Agenda)

A propos de Les derniers feux, de Thomas B. Reverdy

Thomas B. Reverdy : la mémoire élémentaire

Dans Les derniers feux, son troisième roman après La Montée des eaux et Le Ciel pour mémoire, Thomas B. Reverdy explore encore – une ultime  fois ? – le pays âpre de la perte et du souvenir.

Au moment où Thomas, le narrateur, est sur le point de vendre la maison familiale, un grand vaisseau peuplé de fantômes qu’il se sent enfin prêt, après avoir sauvé quelques rares vestiges,  à abandonner aux eaux profondes, où nul ne plonge, à ce moment, donc, d’un possible renouveau, il apprend par  le journal la mort de son père. L’annonce de ce décès, c’est une main surgissant du passé pour l’y retenir. Ou plutôt l’y ramener puisque ce père, parti quand Thomas était trop petit pour avoir engrangé quoi que ce soit de lui, n’est qu’une absence ; un vide dans lequel s’est ensuite lovée la mort de sa mère et qu’il va lui falloir combler, ou au moins contempler en se rendant à son enterrement, dans le Sud.  Commence alors un voyage foutraque et tendre où Reverdy  embarque le lecteur en même temps que sa compagne, son fils et la bande de bras cassés qui fait corps autour de lui : ses amis.

Car à la douleur du deuil, à l’absurdité des destins, Thomas  le personnage – et sans doute, on le pressent, Thomas la personne – sait répondre : il s’entoure de tendresse,  laisse le désordre de son entourage lever comme une pâte moelleuse à l’intérieur de laquelle on sent moins les coups, un mur capitonné où la peur, à force d’être atténuée, se lasse, peut céder. C’est aussi en aimant que Thomas s’apaise, en distribuant caresses et pensées bienveillantes. Il a ce talent là, de ne pas juger, d’accueillir en lui tels qu’ils sont les êtres chers.  Ici l’amour et l’amitié ne sont pas des élans distincts mais une même façon d’être au monde. Marine, la compagne et Camille, le fils, sont emmaillotés dans les gestes et les actes du groupe. On pense et vit collectif non pour obéir à un principe mais par nécessité.  C’est l’ensemble qui respire, boit, pleure, agit dans une conscience partagée. Le roman de « potes », cher aux Américains notamment, trempé par Reverdy dans un bouillon où mijote ce que d’habitude on n’y trouve pas mélangé : la douceur et les divagations, les corps abîmés et leur beauté, l’ivresse et l’attention aux autres, le noyau familial que les éléments extérieurs protègent au lieu de menacer, ce genre qui montre habituellement la bande comme une persistance, quelque chose à dépasser pour commencer une « vraie » vie d’adultes responsables, s’en trouve singulièrement renouvelé.

Cette entité essentielle des proches, Thomas la contemple et la raconte comme les paysages traversés au long du récit ou ceux dont il se souvient, comme il contemplait sa mère autrefois, lorsque son corps à peine sorti d’un bain de mer, un temps perdu pour l’enfant plein d’effroi puis retrouvé dans l’éblouissement,  offrait ses reliefs, ses odeurs, son goût. Tout le roman repose sur cette perception unique portée par une écriture quasi organique : la matière réinventée où passé présent et futur s’avanceraient ensemble, où les éléments, surtout, ne seraient ni dedans ni dehors mais simplement là ; air, eau, feu se poursuivant en soi sans rupture, telle  une garantie d’appartenir au monde. D’être en vie.

Carole Zalberg

Les derniers feux, Seuil, 2008

A propos de Combat de l’amour et de la faim de Stéphanie Hochet, Fayard

Le monde entier est un cactus

(article paru dans Service Littéraire N°19, Mai 2009)

Combat de l’amour et de la faim de Stéphanie Hochet, Fayard

Combat de l’amour et de la faim de Stéphanie Hochet, Fayard

Dans l’Amérique du début du XXème siècle où le puritanisme a durablement installé la perversion, Marie (un homme, une vierge à la pureté préservée par une faute imputée à tort), trahi et rejeté par sa mère adulée, se réinvente au fil de ses pérégrinations. Dépossédé de l’amour maternel, ce bien originel, nécessaire entre tous, il se fait dépossédeur des femmes qu’il rencontre et séduit presque malgré lui. Une seule force le gouverne, le forge : le souffle hurlant d’une faim présente ou, quand elle est comblée, la hantise de son souvenir.

Car le combat du titre n’est pas tant celui que livrerait Marie Shortfellow (petit gars, enfant dans un corps grandi) pour l’amour et contre la faim mais bien la lutte acharnée, titanesque, entre ces deux puissances, ces deux énergies. Dans le monde selon Marie, fait de manque et d’amnésie, l’amour serait la faim assouvie, un état de contentement et d’hébétude dont, finalement, il ne veut pas puisqu’il rend immobile, prive de tout élan. Or c’est l’élan qui le fonde, à l’image de ce pays tout entier voué à la démonstration de la force, à la volonté de grandir quel qu’en soit le prix. Dans la foulée des êtres sont broyés, des fois piétinées, des innocences salies. Qu’importe : il faut gravir.

Aucune douceur dans ce monde-là,  aucune tendresse qui ne soit entachée d’intentions.  Le corps non plus n’est pas un havre.  Au mieux un objet de fantasmes plus cérébraux que sensuels, au pis, l’enveloppe passée au crible de vies souvent résumées à leurs faiblesses, comme un discours involontaire et traître que traînerait chaque individu avec soi.

On retrouve des thèmes chers à l’auteur : la jubilation de la maîtrise, la jouissance du dominé, la frontière floue entre ces deux états.  Les rencontres qui sont toujours des collisions.

L’écriture de Stéphanie Hochet est à l’avenant : phrases sèches et  ramassées aux  tonalités d’accordéon, aux aigreurs de citrons verts.  Et dans les pliures de ces phrases serrées, toute la puissance de ce qui n’est pas dit.

Carole Zalberg, à propos de Combat de l’amour et de la faim, Stéphanie Hochet, Fayard, 2009

Pour suivre l’actualité de Stéphanie Hochet, rendez-vous sur son site : http://stephaniehochet.net/

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Eterview de Thomas Hofnung

Eterview de Thomas Hofnung, journaliste à Libération, auteur de Désespoirs de paix, chez Atlantica, et de George Marchais, L’inconnu du PCF, Editions de l’Archipel

par Frédéric Vignale

1. Avez-vous conscience d’avoir le physique de votre emploi. La belle gueule du baroudeur qui parcourt le monde?

photo de Thomas Hofnung

Thomas Hofnung

Est-ce que le journaliste entre dans un jeu de séduction avec les autres ou alors c’est quelque chose dont vous n’avez pas conscience et qui vous importe peu ?

Belle gueule, belle gueule, c’est vous qui le dites! Tout dépend de l’endroit où on se trouve. Une « belle gueule », si tant est que j’en ai une, ne sert pas à grand chose quand on discute avec des réfugiés qui ont tout perdu au fin fond de la Bosnie. Au festival de Cannes, peut-être, mais je n’y suis jamais allé… Je crois beaucoup plus à l’empathie pour établir le contact avec quelqu’un. Une personne se confiera d’autant plus à vous qu’elle se sentira comprise (je ne dis pas approuvée), et pas jugée. Je ne suis pas un adepte des questions coup de poing… Sauf face aux « politiques ».

2. « Désespoirs de paix » est un livre de témoignage ou un exorcisme pour vous ?

Un témoignage, car ayant couvert l’après-guerre en Bosnie et en Croatie (dans les années 1995-97), je n’ai pas été le témoin direct d’atrocités. En revanche, j’ai vu les maisons détruites, les tours de Sarajevo vérolées, des exhumations de charniers… Autant de choses qui s’inscrivent profondément et qui nourrissent des interrogations incessantes sur ce que devait être la guerre. Je mentirai, donc, si je disais que je n’ai pas été remué par cette vision plutôt apocalyptique de l’après-guerre. J’ai voulu raconter cette période qui suit la fin des combats, qui a été très mal couverte dans les médias. Pas si inintéressante que cela: retour des réfugiés, traque des criminels de guerre, reconstruction économique et débarquement de l’Otan dans le magasin de porcelaine bosniaque… Avant tout, j’ai essayé de parler des gens que j’ai croisés sur place. Histoire d’incarner un peu cette région attachante. La vie continue, hélas la paix n’a pas tenu ses promesses dans les Balkans…

3. Quand on a été comme vous correspondant à Sarajevo puis à Zagreb et pour plusieurs médias francophones, on a quel regard sur la presse spectacle comme l’épisode de la guerre du Golfe sur la Cinquième ?

On est forcément navré. Ce qui m’attriste, surtout, c’est que la presse ne soit pas capable de se taire quand elle n’a rien à montrer, expliquer ou rapporter. L’antenne est un ogre qu’il faut alimenter en permanence. Sinon, croit-on aux étages supérieurs des médias, le public va aller voir (ou lire) ailleurs. Erreur: je crois profondément que les téléspectateurs (lecteurs et auditeurs) ne sont pas des cons et qu’ils n’aiment pas qu’on les prenne pour des consommateurs bêtes et méchants

d’infos, ou plutôt de non-infos… On a fait des progrès pendant la guerre du Kosovo. Hélas!, c’est reparti pour un tour grâce à Ben Laden. Quand on exhibe une carte de l’Afghanistan à la TV, je zappe…

4. Que pensez-vous de l’attitude pro-serbe de l’écrivain Patrick Besson ?

Je pense que cela relève de la psychiatrie. D’ailleurs, Besson n’était pas pro-serbe, mais pro-Milosevic. Je suis le premier à dire (et je l’ai écrit) qu’il ne faut pas généraliser, qu’il convenait de ne pas identifier tout le peuple serbe avec le régime de Milosevic. En arrivant sur le « théâtre des opérations », comme on dit, j’ai découvert que, comme partout, il y avait parmi eux des justes, des peureux, des salauds, des têtes brûlées, une majorité silencieuse. L’un de mes meilleurs amis est un Serbe de Croatie, réfugié aujourd’hui à Belgrade. Mais ce sont quand même des Serbes qui ont rasé Vukovar (1991), détruit Sarajevo (1992-1995) et massacré toute la population en âge de combattre de Srebrenica (été 1995). Aimer les Serbes, ou plutôt les respecter, c’est leur dire leur quatre vérités en face. Je serai curieux d’entendre Patrick Besson sur la question maintenant que les Serbes se sont débarrassés de Milosevic…

5. Pour travailler à Libération, il faut être militant ?

Pas le moins du monde. En tout cas, on ne m’a pas demandé si j’étais encarté… Donc, pour être embauché, no problemo. Pour être accepté par les « historiques » (les militants, précisément), c’est une autre histoire.

6. Que faisiez-vous le 11 septembre 2001 alors que New-York flambait ?

Je rentrais de déjeuner (un peu tard, je l’avoue…) quand j’ai aperçu quatre ou cinq personnes la mâchoire grande ouverte devant la télé qui trône dans le hall du journal. Le deuxième avion venait juste de percuter la deuxième tour (indice concernant la fin de mon déjeuner…). A l’étage où je travaille, une trentaine de personnes étaient rassemblées devant une autre TV. Comme tous ceux qui ont assisté en direct à la tragédie, nous n’avons pas pu nous en défaire pendant un temps que je ne déterminerai pas avec certitude.

7. La « World compagny » imaginée par les Guignols existe-t-elle ?

Vous pensez à Oussama Ben Laden and co? Je pense à ces compagnies qui font la pluie et le beau temps dans certains pays, en général pauvres. A cet égard, la World compagny porte parfois un nom français: si cela commence par un T., que cette compagnie a affrété un bateau responsable d’une belle marée noire récemment, et, encore plus récemment, a fait la « une » de l’actualité à la suite d’une énorme explosion du côté de Toulouse, vous voyez ce que je veux dire?

8. Votre regard sur les conflits s’apparente-t’il à celui du sociologue ou de l’historien ?

Ni l’un ni l’autre, même si j’ai une formation (courte) d’historien. Dans les Balkans, j’étais un étranger et un témoin qui essayait de comprendre ce qui s’était passé et ce qui se tramait. Ce n’est qu’a posteriori que l’écriture peut s’apparenter à celle d’un historien.

9. Votre pire souvenir de la guerre dans les Balkans ?

Un souvenir télévisuel: le général Mladic (un copain de Patrick Besson) qui caresse la tête d’un bambin appeuré à Srebrenica, avant d’embarquer tous les hommes vers le peloton d’exécution…

10. Que peut-on souhaiter dans l’avenir pour le peuple serbe ?

Qu’il fasse son examen de conscience, reconnaisse la folie de ses anciens dirigeants, soutienne leur jugement devant les tribunaux (internationaux ou, mieux même, nationaux) et se réinsère totalement dans la communauté internationale.

11. Pourriez-vous travailler pour CNN ?

Pas plus pour CNN que pour France 2, TF1 ou Arte. Je regarde la TV, je ne crache pas dessus, mais je préfère mon bloc-note discret à une grosse caméra, un preneur de son, etc. Mais la participation à la réalisation d’un documentaire me tenterait assez.

12. Comment gère-t-on sa peur quand on est en reportage ?

Encore une fois, je ne suis qu’un modeste reporteur d’après-guerre. J’ai parfois eu peur (barricades de réfugiés, risque de mines…), mais je ne me suis jamais trouvé en situation périlleuse… Je pense souvent à ce confrère du Figaro qui a vécu quasiment tout le siège de Sarajevo et qui me racontait les réactions inattendues des uns et des autres face au danger: le caïd qui s’effondre de peur dès le premier obus et le garçon fragile, introverti, qui reste impassible… Comment réagirai-je? Et vous? Impossible de le savoir tant qu’on n’y est pas.

13. La phrase de vous que vous préférez ?

Rouge ou blanc?

14. Est-ce que la littérature est une oasis de paix pour vous, un refuge. Si oui laquelle ?

Non, ce serait plutôt la musique (pop). Pour revenir à la littérature, je prise les romans à caractère historique ou politique, genre Arthur Koestler ou John Le Carré. Très monomaniaque, vous voyez…

15. Que vous inspire la polémique autour de Plateforme de Houellebecq ?

Du dépit. Beaucoup de bruit pour rien, selon moi… et surtout l’envie de ne pas le lire, ou du moins pas tout de suite. J’aurais l’impression d’être victime d’un conditionnement de masse.

16. Quelle est votre définition de la déontologie journalistique ?

Aborder un fait avec le moins de préjugés possibles.

17. Pouvez-vous vous définir en 5 mots commençant par « H » ?

Hyper-sympa, hypocondriaque, humble, humeur (bonne), hamburger (amateur de)

18. La chose que vous aimez que l’on dise de vous ?

Thomas Hofnung is a very nice guy

19. Le projet que vous avez le plus à coeur ?

Voir grandir mes enfants

20. La question finale que vous aimeriez que je vous pose ?

Que pensez-vous de Georges Marchais? Réponse (anticipée): voir dans toutes les bonnes librairies.

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